INTERVIEW. Fabrice Epelboin, spécialiste des réseaux sociaux, décrypte le scandale Cambridge Analytica, cette société de communication qui a subtilisé des millions de données personnelles à des usagers de Facebook au profit de la campagne de Donald Trump.
Le 19 mars 2018
Mark Zuckerberg et la machine Facebook sont au cœur d’un nouveau scandale : 30 à 50 millions d’utilisateurs américains ont vu leurs données personnelles siphonnées sans leur consentement par une entreprise proche de Donald Trump en 2016.
Le New York Times et The Observer ont révélé ce week-end comment Cambridge Analytica (CA), un as de la communication stratégique et du « big data », avait élaboré pour le Parti Républicain un logiciel permettant de prédire et d’influencer le vote des électeurs.
Cette affaire, confirmée pour la première fois par un ancien employé de CA, est embarrassante pour le géant américain, ses serveurs hébergeant les données de plus de 2 milliards de comptes à travers le monde. Fabrice Epelboin, professeur à Science Po Paris et spécialiste des réseaux sociaux, décrypte pour le Parisien les enjeux de ce dossier ultra-complexe.
Ce genre de pratique existait-elle déjà pendant les précédentes campagnes américaines ?
Fabrice Epelboin. Pas du tout. Il y a une rupture violente entre les pratiques d’Obama, de Macron, de Hollande ou de Clinton et ce qu’a mis en place l’équipe de Donald Trump. C’est le même type de « disruption » qu’entre les taxis G7 et les Uber.
Jusqu’ici, on utilisait les outils numériques pour renforcer les méthodes de campagne à papa du siècle dernier. On se promenait avec son iPad. Il nous donnait la bonne porte où frapper et le bon argumentaire. Cela évitait d’improviser. Trump a complètement renversé la méthode bien aidée par trois génies -et je pèse mes mots quand je dis ça-, Steve Bannon, Peter Thiel (fondateur de Palantir, le logiciel indispensable à la surveillance de masse NDLR) et son gendre Jared Kushner. Ils ont monté un système qui consiste à faire une psychanalyse via le big data de chaque utilisateur de Facebook. On appelle ça le ciblage psychométrique. Et ensuite, ils ont distribué la bonne information à la bonne personne.
Concrètement, comment les électeurs américains ont-ils été influencés ?
Imaginons que vous êtes démocrate et que vous avez voté Bernie Sanders : on va vous transmettre un mail avec les accusations de tricherie contre Hillary Clinton lors des primaires afin de vous inciter à l’abstention. Ou alors on va pousser l’histoire du don d’un million de dollars du Qatar versé à la fondation Clinton. Dans la même logique, si vous êtes républicain, un peu paranoïaque, un peu dépressif, on va pousser la news qui va vous promettre de construire un mur pour vous protéger des Mexicains.
Facebook affirme que les transmissions de données personnelles qui ont eu lieu constituent une « violation » de ses conditions d’utilisation. Cette défense peut-elle tenir ?
Il va y avoir une dimension purement juridique. Mais il risque d’y avoir aussi un peu de propagande : Mark Zuckerberg pourrait être tenté de mentir et de croiser les doigts pour que ça passe.
Déjà accusé d’avoir hébergé la propagande russe pendant l’élection de 2016, Facebook est donc de nouveau pointé du doigt. Comment peut-on empêcher le réseau d’être utilisé à des fins politiques à l’insu des usagers?
Avant de songer à ça, il faut être en mesure de comprendre ce qui se passe. On a été obnubilés par les Russes mais les GAFA (acronyme des géants du numérique Google, Amazon, Facebook et Apple NDLR) représentent un immense danger pour nos démocraties. Ils sont les bras armés de ce que j’appelle le « capitalisme de surveillance ». On n’est pas du tout obligés d’utiliser des fake news pour manipuler l’opinion publique, l’affaire Cambridge Analytics en est la preuve.
La France pourrait-elle bientôt être touchée par ce genre d’utilisation frauduleuse des données personnelles ?
Alors le problème, c’est que la technique de Cambridge Analytics consiste à faire des tests psychologiques, à participer à des jeux pour un Ipad etc. Et à partir d’un certain échantillonnage, on peut avec la big data en déduire des règles générales. Seulement, ce n’est pas évident que les moteurs d’analyse psychométriques dans le monde anglo-saxon puissent s’appliquer en Europe. Il y a une dimension culturelle très forte dans votre activité Facebook, dans vos likes etc.
La proposition de loi contre les fake news, qui sera bientôt remise au gouvernement, prend-elle en compte ce genre de menaces?
Pas du tout. Ce texte s’attaque aux informations fausses et distribuées de façon massive. Alors qu’avec l’affaire Cambridge Analytica, on voit qu’on peut manipuler l’opinion avec des informations qui sont vraies et partagées de façon granulaire. Ça signe l’obsolescence totale de cette loi avant même qu’elle soit présentée au Parlement. C’est très inquiétant quant aux capacités de nos élus à anticiper les dangers du numérique. Il faut se réveiller : le monde des technologies et des données personnelles, c’est quelque chose de bien plus sale que le trafic d’armes et de pétrole réunis. L’Europe est particulièrement menacée. Dans la mesure où elle a perdu sa souveraineté numérique, c’est la porte ouverte à une influence de l’étranger sur l’opinion publique.
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A vous entendre, il faut quitter d’urgence Facebook.
Pas forcément. Les utilisateurs doivent comprendre ce qu’ils font et saisir à quel point ils sont accros. De façon générale, il y a un besoin d’éducation de la population pour comprendre la machinerie Facebook, ses algorithmes etc. Mais je reconnais que c’est très complexe de comprendre le hold-up de l’opinion publique et de colonisation des valeurs américaines.
De manière très pratique, comment faire pour livrer le moins d’informations possible ?
C’est extrêmement compliqué. S’imaginer qu’on va être plus fort qu’une machine représentant l’un des plus gros investissements mondiaux en matière de recherche et développement et d’intelligence artificielle, c’est idiot. Rien que de parcourir votre page d’accueil et faire défiler les news (ce qu’on appelle « scroller » NDLR) donne des informations.