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Les syndicats et la lutte pour une transformation sociale radicale: face à la crise de la social-démocratie et de la «transition juste»

Par John Treat *
Décembre 2020
photo: ©Remy Gieling (unsplash)

Depuis plus d’une décennie, les réponses des syndicats à la crise climatique et écologique en cours ont été principalement axées sur l’idée de « transition juste ». Cette idée a attiré à juste titre l’attention sur les graves perturbations auxquelles sont confronté.e.s de nombreux.ses travailleurs et travailleuses, et sur la nécessité de les limiter dans la mesure du possible ou de fournir des alternatives, le cas échéant. D’une manière générale, les syndicats ont reconnu la validité des conclusions de la science du climat et le besoin urgent d’une transformation radicale de nos sociétés, mais cette reconnaissance a surtout trouvé son expression en relayant des revendications sociales plus larges en faveur d’une politique « plus ambitieuse » de la part des gouvernements, comme nous l’explique John Tret dans cet article.

Au niveau international, et en particulier en Europe, le discours et l’engagement des syndicats autour de la nécessité d’une « transition juste » ont été profondément marqués par le sort de la social-démocratie et les concepts de « partenariat social » et de « dialogue social » qui y sont liés. Cependant, bien que l’on puisse trouver leurs origines dans ce que l’on pourrait considérer comme un véritable « contrat social » entre partenaires à peu près égaux, l’érosion du pouvoir politique des syndicats au cours des dernières décennies a largement vidé ces termes de leur substance, laissant les syndicats et les travailleur.euse.s de plus en plus dépendant.e.s des appels lancés aux gouvernements et aux entreprises privées pour les inciter à  « faire ce qu’il faut » pour les travailleur.euse.s et la planète.

Cet état de fait appelle une réflexion critique. Il est vital que les syndicats se demandent si les approches actuelles de la crise sont non seulement suffisamment ambitieuses, mais tout simplement si elles visent correctement leur objectif.

L’augmentation de la consommation d’énergie et des émissions, et la « pause pandémique »

La crise pandémique mondiale a ouvert la voie à une série d’événements qui devrait entraîner une chute record de la consommation d’énergie et des émissions au niveau mondial en 2020. Beaucoup ont pu être tentés d’espérer que cette chute puisse représenter un tournant dans la lutte pour la protection du climat, mais cet espoir ne saurait être plus éloigné de la vérité. Comme l’a déclaré le Dr Fatih Birol, directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), « malgré une baisse record des émissions mondiales cette année, le monde est loin d’en faire assez pour les réduire de manière décisive[1] ». La faible croissance économique, a-t-il ajouté, « n’est pas le résultat d’une stratégie de réduction des émissions – cette stratégie ne servirait en réalité qu’à appauvrir davantage les populations les plus vulnérables du monde. Seuls des changements structurels plus rapides dans la façon dont nous produisons et consommons l’énergie peuvent inverser définitivement la tendance des émissions ». Loin de contribuer à déclencher un changement systémique vers un avenir à faibles émissions de carbone, la crise pandémique a plongé la vie des travailleur.euse.s dans le chaos, décimé les syndicats et sapé la capacité des autorités publiques à répondre tant à la crise immédiate qu’à la crise plus large qui la sous-tend.

Au cours des années qui ont précédé la pandémie, il est devenu de plus en plus évident que, globalement, le monde ne connaît pas une transition vers des systèmes énergétiques durables, mais plutôt une reconfiguration de l’approvisionnement en énergie, dans le contexte d’une expansion générale de la consommation d’énergie. Malgré quelques faibles réductions de l’utilisation de certains combustibles dans certains endroits et certains secteurs, la demande globale d’énergie a continué d’augmenter encore plus vite que le déploiement de nouvelles sources d’énergie « propres », de sorte que presque toutes les sources d’énergie se développent ensemble et que peu de pays sont en passe d’atteindre les objectifs minimaux, parfois très insuffisants, qu’ils s’étaient fixés dans le cadre de l’accord de Paris de 2015[2].

Selon le cabinet de conseil international PwC, à partir de 2019, la simple limitation du réchauffement global à 2 °C nécessiterait des réductions de l’ « intensité carbone » mondiale – à savoir la quantité de carbone libérée au cours d’une activité de production par unité de valeur économique produite – d’environ 7,5 % par an, chaque année jusqu’en 2100 ; la réalisation de l’objectif un peu moins risqué de 1,5 °C signifierait des réductions annuelles de 11,3 %[3]. Selon les auteurs du rapport, « il existe un énorme fossé entre la rhétorique de l’ « urgence climatique » et la réalité d’une réponse mondiale inadéquate[4] ».

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Pour les syndicats, il devrait être clair que la transition vers une économie durable et à faible émission de carbone n’est pas en cours – et qu’elle ne se produira pas sans un changement radical de la politique. Les syndicats devraient aussi parfaitement savoir qu’il est fort peu probable qu’un tel changement se produise sans un apport décisif du mouvement syndical international.

«Transition juste»: deux visions

L’idée d’une « transition juste » pour les travailleur.euse.s confronté.e.s à des déplacements de population trouve son origine dans le travail accompli par les dirigeant.e.s du syndicat américain des travailleur.euse.s de l’industrie pétrolière, chimique et nucléaire (l’OCAW qui fait maintenant partie de l’Union américaine des métallurgistes) pour négocier un soutien en faveur des travailleur.euse.s confronté.e.s à la fermeture d’une usine chimique du New Jersey au milieu des années 1980. Sous la direction du président de l’OCAW, Tony Mazzocchi, le syndicat a cherché non seulement à protéger les revenus des 650 travailleur.euse.s de l’usine, mais aussi à ce que le gouvernement finance la reconversion des personnes mises à pied. Mais Mazzocchi ne concevait pas seulement la « transition juste » comme la recherche de dispositions en matière de protection sociale, mais comme un moyen de soulever des questions plus profondes sur les priorités et les principes sociétaux, afin d’aider les travailleur.euse.s à imaginer un avenir différent[5].

Dans notre document de travail de 2018, « Trade Unions and Just Transition: The Search for a Transformative Politics », nous faisions la distinction entre deux conceptions distinctes de la  « transition juste » qui ont façonné les débats syndicaux : une conception étroite axée essentiellement sur les seul.e.s travailleur.euse.s, et une conception plus large axée sur la nécessité d’une transformation sociale et écologique radicale[6]. Les débats syndicaux n’ont pas toujours reconnu ces significations, très différentes de la transition juste. Si de nombreux syndicats comprennent qu’ils doivent répondre aux préoccupations des travailleur.euse.s ici et maintenant, peu semblent avoir assimilé la nécessité de déployer un maximum d’efforts pour assurer une transformation sociale et écologique radicale, plutôt que de simplement appeler à une gestion équitable des retombées de la reconfiguration industrielle, d’encourager les employeur.euse.s à « rendre les lieux de travail plus verts » ou de faire pression pour que des objectifs de décarbonisation soient établis dans les processus de négociation collective.

Transition juste, dialogue social et crise de l’ «Europe sociale»

Mon intention, ici, n’est pas de relater l’histoire du partenariat social et du dialogue social en Europe[7]. Il est toutefois essentiel de reconnaître et de comprendre les résultats de cette histoire.

L’institutionnalisation du « dialogue social » en Europe, qui a commencé avec le Traité de Rome et s’est poursuivie par des engagements supplémentaires au cours des années qui ont suivi, a effectivement codifié un rejet de la politique de « lutte des classes » en faveur d’une « paix permanente ». Ce rejet d’un conflit continu était toutefois dû à la position de force exceptionnelle et croissante des syndicats à l’époque – le produit de décennies d’activisme militant de classe (y compris d’action industrielle) au début et au milieu du XXe siècle, soutenu par l’existence de l’Union soviétique et les luttes anticoloniales et de libération nationale en cours dans les pays du Sud.

Avec la reprise économique de l’après-guerre, les partis sociaux-démocrates et socialistes ont rompu, un à un, avec leur passé plus radical et ont adopté le compromis – un compromis qui a livré des résultats concrets : une reconnaissance des syndicats ; de véritables protections sociales (l’ « État-providence ») ; une répartition relativement équitable de l’excédent économique (croissant). Quels que fussent les gains découlant de ce compromis spécifique, ils étaient rendus possibles par la puissance réelle du mouvement syndical international (et la configuration des réalités géopolitiques) à l’époque. D’après le militant syndical norvégien Asbjørn Wahl, « c’était le résultat d’un développement historique très spécifique, dans lequel le mouvement syndical et ouvrier était capable de menacer les intérêts du capital par la mobilisation et la lutte[8] ». Autrement dit, ce n’était pas le résultat d’appels aux employeur.euse.s, mais d’ « enseignements tirés de l’action syndicale. »

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Le passage au néolibéralisme à partir des années 1970 a entraîné un renversement radical des acquis de l’après-guerre. La négociation collective allait être progressivement, mais sûrement sapée, ce qui a mené un chercheur à observer en 2013 que « les systèmes de négociation collective qui étaient autrefois solides ont été systématiquement érodés et détruits. La convention collective elle-même – en tant qu’instrument de régulation collective des salaires et des autres conditions d’emploi – est manifestement menacée[9] ». Une évaluation réalisée en 2017 par l’Institut syndical européen (ETUI) notait également que « la tendance est clairement à la réduction de la couverture des négociations collectives, ce qui va directement à l’encontre de l’objectif déclaré de l’UE de renforcer le rôle des négociations collectives[10] ».

Ce lien entre la « transition juste » et l’idée de « dialogue social » a commencé il y a plus de dix ans, lorsque la Confédération syndicale internationale (CSI) s’est jointe au Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et à l’Organisation internationale du travail (OIT) pour promouvoir une vision de la « croissance verte » axée sur l’emploi[11]. Ce qui avait commencé comme un ensemble de revendications radicales visant à obtenir des protections pour les travailleur.euse.s tout en soulevant des questions fondamentales sur l’économie politique, a commencé à être considéré comme un moyen de « faire entrer la vie économique dans un cadre démocratique et durable […] fondé sur un dialogue social significatif et animé par des priorités économiques et sociales largement partagées[12] ». Bien que toutes les implications de ce changement reliant « transition juste » et « croissance verte » n’aient peut-être pas été appréciées à l’époque, rétrospectivement, il peut avoir marqué le début d’un virage fatidique vers l’instrumentalisation de la « transition juste » – la détournant de son statut de moyen de sensibiliser à la nécessité d’une transformation radicale de la société, tout en insufflant une nouvelle vie au projet de démocratie sociale.

Un autre facteur qui a compromis les perspectives d’une véritable « transition juste » pour le partenariat social et le dialogue social fut l’effondrement du soutien aux principaux partis sociaux-démocrates. L’adoption de la politique de la « troisième voie » a marqué un changement idéologique important parmi nombre de ces partis, mais la puissance de son impact n’a peut-être été révélée qu’avec la crise financière et l’effondrement économique de 2007-2009, lorsque les sociaux-démocrates ont rejoint les partis du centre et de la droite dans la gestion d’une profonde politique d’austérité. Les résultats ont été catastrophiques pour des millions de personnes à travers l’Europe, ainsi que pour les partis qui l’ont mise en œuvre, entraînant au passage l’effondrement du soutien des électeurs en France, en Allemagne, en Grèce et ailleurs.

Faire face à la crise et trouver une autre voie

Les conséquences sont peut-être difficiles à accepter, mais il faut y faire face. Il est clair que « l’action pour le climat » ne se déroule en rien à la vitesse et à l’échelle requises pour éviter des conséquences climatiques catastrophiques. Les travailleur.euse.s du monde entier sont mis.es à pied à la suite de reconfigurations des secteurs de l’énergie, entre autres, mais les changements qui bouleversent leur vie ne sont même pas suffisants pour protéger le climat pour leurs enfants. L’Europe qui produisait un « partenariat social » et un « dialogue social » significatifs n’existe plus, et l’espace politique dans lequel une telle approche pouvait assurer une « transition juste » a été drastiquement limité par une série de traités et de directives de l’UE.

Un nombre croissant de syndicats travaillent maintenant ensemble à une approche de la « transition juste » qui englobe – en s’efforçant de le consolider – le pouvoir social du mouvement ouvrier international, et sont prêts à le déployer. Cette approche du « pouvoir social » est guidée par la conviction qu’une « transition juste » ne peut être réalisée sans une restructuration profonde de l’économie politique mondiale. Elle est guidée par la conviction que les relations de pouvoir actuelles doivent être remises en question et modifiées.

En ce qui concerne l’énergie, l’approche du « pouvoir social » signifie s’organiser pour récupérer et étendre la pleine propriété publique et le contrôle démocratique de l’énergie[13]. Un engagement en faveur du « dialogue social » qui écarte l’idée de propriété a déjà entraîné une défaite dans la lutte pour la protection du climat, en abandonnant la responsabilité des décisions « existentielles » aux grandes entreprises et en se mettant au service du programme néolibéral qui vise à  « libéraliser et privatiser pour décarboniser ». La promesse d’« emplois verts » s’est avérée à maintes reprises vide de sens – et souvent de manière criante, comme dans le cas des travailleur.euse.s de l’entreprise de construction Burntisland Fabrications en Écosse, abandonné.e.s pour la fabrication de gaines d’éoliennes qui seront déployées au large des côtes écossaises, mais qui seront construites en Indonésie[14].

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Relever ce défi exige non seulement une prise en compte plus franche de la réalité et des conclusions politiques plus précises, mais aussi un niveau de travail détaillé et structuré qui exigera du temps et de l’engagement. Cette tâche doit avoir une portée internationale, doit impliquer une planification et une coopération à tous les niveaux et doit être menée avec une intensité sans précédent. Plus important encore, si les syndicats doivent élaborer des réponses efficaces à la crise climatique et écologique, ils doivent abandonner toute idée selon laquelle la transition vers un avenir durable est de toute façon assurée par le fait d’avoir un « siège à la table ». Un changement radical est inévitable à ce stade, mais une transition vers un avenir durable ne l’est pas – et elle est encore moins une transition « juste ».

Le mouvement syndical international est particulièrement bien placé pour servir et diriger la poursuite d’une transition véritablement juste vers un avenir véritablement durable. En fait, il est difficile d’imaginer comment les transformations nécessaires pourraient même être amorcées sans un leadership décisif du mouvement syndical international. Pour être efficace, un tel leadership devra également construire des alliances avec un large éventail de forces sociales progressistes autour d’engagements communs. Si le mouvement syndical devait avoir une « mission historique », c’est bien celle-ci. Et le temps presse.

Traduction de Rowan Farr Linguanet sprl

[1] AIE, World Energy Outlook 2020.

[2] Sean Sweeney, “Five Years On, the Paris Climate Agreement Needs an Overhaul,” New Labor Forum, décembre 2020.

[3] PwC, “The Low Carbon Economy Index 2019”.

[4] PwC, “The Low Carbon Economy Index 2019”.

[5] Les Leopold, The Man Who Hated Work and Loved Labor: The Life and Times of Tony Mazzocchi, Chelsea Green Publishing Company, 2007, https://openlibrary.org/books/OL18002630M/The_man_who_hated_work_and_loved_labor

[6] Sean Sweeney et John Treat, “Working Paper #11: Trade Unions and Just Transition: The Search for a Transformative Politics,” Trade Unions for Energy Democracy, janvier 2018, http://unionsforenergydemocracy.org/resources/tued-publications/tued-working-paper-11-trade-unions-and-just-transition/

[7] Pour un récit partiel de cette histoire, voir “Part Three: The Social Dialogue Approach,” dans notre Document de Travail #11, cité plus haut.

[8] Asbjørn Wahl, “Trade unions need new strategies,” Social Europe, 15 septembre 2020, https://www.socialeurope.eu/trade-unions-need-new-strategies

[9] Thorsten Schulten, “The Troika and Multi-Employer Bargaining: How European pressure is destroying national collective bargaining systems,” Global Labour Column, Numéro 139, juin 2013, https://www.polity.org.za/article/the-troika-and-multi-employer-bargaining-how-european-pressure-is-destroying-national-collective-bargaining-systems-june-2013-2013-06-11

[10] Institut syndical européen (ETUI), “The Social Scoreboard revisited: Background analysis,” 2017.03, https://www.etui.org/fr/publications/background-analysis/the-social-scoreboard-revisited

[11] Michael Renner, Sean Sweeney, et Jill Kubit, “Green Jobs: Towards decent work in a sustainable, low-carbon world,” Worldwatch Institute, 2008, https://www.ilo.org/global/topics/green-jobs/publications/WCMS_158727/lang–en/index.htm

[12] Michael Renner, Sean Sweeney, et Jill Kubit, “Green Jobs: Towards decent work in a sustainable, low-carbon world,” Worldwatch Institute, 2008, https://www.ilo.org/global/topics/green-jobs/publications/WCMS_158727/lang–en/index.htm

[13] Pour une analyse détaillée du cas pour une pleine propriété publique, voir Sean Sweeney et John Treat, “Working Paper #10: Preparing a Public Pathway: Confronting the Investment Crisis in Renewable Energy,” Trade Unions for Energy Democracy, novembre 2017, http://unionsforenergydemocracy.org/resources/tued-publications/tued-working-paper-10-preparing-a-public-pathway/

[14] GMB Scotland & Unite Scotland, “Media Statement: Battle for BiFab,” 17 h 00, Mercredi 21 octobre 2020, https://www.gmbscotland.org.uk/campaigns/battle-for-bifab/overview

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