Le Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires : à l’ombre des lobbies de l’agrobusiness ?

Par Laurent Delcourt
27 May 2021

La persistance de la faim et l’ampleur des inégalités sociales, couplées aux urgences écologiques et aux prévisions de croissance démographique dans les pays les plus pauvres, rendent plus que jamais nécessaire et urgente une révision en profondeur de nos modèles agroalimentaires. Le Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires qui devrait se tenir en octobre prochain s’est précisément donné cet objectif. Débouchera-t-il sur un changement de cap ? Rien n’est moins sûr.

Septembre 2015. La communauté internationale adopte « l’Agenda 2030 ». Elle s’engage solennellement, entre autres objectifs, à éradiquer la faim dans le monde en l’espace de quinze ans. Une demi-décennie plus tard, le bilan n’est pas particulièrement flatteur. Dans son dernier rapport (2020), la FAO estime qu’environ 690 millions de personnes souffraient de la faim en 2019. Soit, plusieurs dizaines de millions de « ventres creux » en plus par rapport à 2014. Entre dix et quinze millions de plus chaque année environ. Au point que, si la tendance se poursuit « d’ici 2030, prévient une experte de l’organisation, ce nombre dépassera les 840 millions de personnes. Cela signifie clairement que l’objectif n’est pas en voie d’être atteint » (RTBF Info, 13 juillet 2020).

Et encore, ces projections ne disent rien des quelque deux milliards de personnes qui connaissent des formes plus ou moins sévères de malnutrition. Elles ne tiennent pas compte non plus – les données collectées étant antérieures – des effets en cascade de la pandémie de covid-19. Or, d’après le PAM (Programme alimentaire mondial), entre 265 et 272 millions de personnes supplémentaires pourraient basculer dans une insécurité alimentaire aiguë d’ici la fin de l’année – soit le double des premières prévisions réalisées pour l’année 2019 – en raison de la perturbation des chaînes d’approvisionnement et, bien plus sûrement encore, des pertes de revenu occasionnées par les mesures de restriction adoptées par les différents États pour contenir l’épidémie. Lesquelles ont bien davantage touché une population déjà précarisée (paysan.nes, migrant.es, saisonniers et saisonnières, travailleurs et travailleuses du secteur informel), manquant de ressources pour tenir, ne disposant d’aucun – ou trop maigre – filet de sécurité sociale ou ne bénéficiant d’aucune aide d’urgence (Ghijselings, 2020 ; FIAN, 2020). Une étude d’Oxfam indique ainsi que les dépenses cumulées de cinquante-neuf pays à faible revenu pour répondre aux effets de la pandémie ne représentent que 0,4 % des 11 700 milliards qui ont été dépensés dans ce cadre dans le monde (Oxfam, 2020).

De fait, à l’instar de la crise alimentaire de 2008, alors causée par une hausse soudaine et brutale du prix des céréales sur les marchés internationaux, aux répercussions locales catastrophiques (Delcourt, 2010), cette dernière crise sanitaire a été un nouveau puissant révélateur, non seulement, des disparités Nord-Sud, mais aussi des failles, des dysfonctionnements et des limites du système international de production, de transformation et de distribution de nourriture : alors que l’on produit aujourd’hui plus de nourriture qu’il n’en faut pour nourrir correctement la planète entière [1] et que l’on continue à affecter chaque année à la production agricole des millions d’hectares de terres, aux prix d’une pression croissante sur les écosystèmes, 3,4 milliards de personnes – 43 % de l’humanité – n’ont toujours pas accès à une alimentation suffisante, saine ou adéquate, à l’entame de la troisième décennie du 21e siècle !

Et à moins d’un changement radical de cap, peu nombreux sont ceux qui parient sur une amélioration de la situation. La persistance de la faim et les inégalités sociales (et Nord-Sud) croissantes, couplées aux urgences écologiques et aux prévisions de croissance démographique dans les pays les plus pauvres, rendent plus que jamais nécessaire et urgente une révision en profondeur de nos systèmes alimentaires mondialisés.

Un sommet attendu…

C’est précisément l’objectif que s’est donné le Sommet sur les systèmes alimentaires convoqué à l’initiative du secrétaire général des Nations unies, António Guterres. Plusieurs fois ajourné depuis son annonce en octobre 2019, en raison de la pandémie, il devrait finalement se tenir en octobre 2021. S’appuyant sur le constat, désormais largement partagé, que la réalisation de l’Agenda 2030 dépend de « la mise en place de systèmes alimentaires plus sains, plus durables et équitables », le UN Food Systems Summit ambitionne de rassembler les « acteurs clés des mondes de la science, des affaires, de la politique et de la santé avec des universitaires, des agriculteurs, des membres de communautés autochtones, des organisations de jeunes, des groupes de consommateurs, des militants écologistes et d’autres parties prenantes essentielles » pour débattre de et s’accorder sur des propositions de réformes, sinon de refonte de ces systèmes. Les participants conviés à l’événement sont appelés, en particulier, à s’entendre, avant, pendant et après le Sommet, sur un cadre de principes, d’orientations et d’actions communs, en vue de provoquer des « changements tangibles, positifs et nécessaires », à la fois pour « progresser vers la réalisation des dix-sept objectifs de développement durable » et pour « répondre à l’appel lancé par le Secrétaire général de l’ONU à ‘reconstruire en mieux’ (“build back better”), à l’issue de la crise de la covid-19 » [2].

Si la nécessité et l’urgence de telles réformes ne font aujourd’hui plus guère débat, en revanche, les orientations qui s’y dessinent sont déjà largement contestées par une bonne partie des acteurs du mouvement en faveur de la souveraineté alimentaire et de la justice climatique, qui dénoncent la place prépondérante du secteur privé dans les futures discussions, et redoutent que le Sommet n’aboutisse finalement qu’à des changements superficiels, aux antipodes des ambitions transformatrices initialement affichées.

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…mais de plus en plus contesté


« À mesure que le Sommet prend forme, écrit Anuradha Mittal, de l’Oakland Institute, il apparaît de plus en plus évident qu’il n’est pas dans son intention de produire les profonds changements nécessaires pour surmonter les énormes défis auxquels nous faisons face.
[Il] fera toujours la même chose – du simple ‘green washing’ – pour préserver et perpétuer les intérêts de l’agrobusiness et des multinationales agrochimiques aux dépens des gens et de la planète » (2020). Et la chercheuse de pointer du doigt la nomination, en décembre 2019, au poste d’Envoyée spéciale auprès du Sommet, d’Agnes Kalibata, présidente de l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), pour « ses efforts » (comme l’indique la lettre d’appointement) pour construire « une Afrique sans insécurité alimentaire et prospère, en favorisant une croissance agricole rapide, inclusive et durable, et en améliorant la productivité et les moyens d’existence de millions de petits producteurs agricoles en Afrique » [3].

Dans les rangs d’une bonne partie de la société civile, qui caressaient l’espoir d’un changement radical de direction dans l’organisation et la gestion des systèmes alimentaires, la nouvelle fut d’emblée accueillie comme une nouvelle douche froide. Après la signature, très largement contestée, de l’accord de partenariat entre les Nations unies et le Forum économique mondial et le contournement, sinon la mise à la mise à l’écart, par les organisateurs, d’instances clés dans la gouvernance alimentaire (CSA, FAO, etc.), davantage ouvertes aux acteurs de la société civile, cette nomination confirmait sa principale crainte : l’accaparement du débat par les principaux acteurs – et bénéficiaires – du système actuel et, avec lui, l’éloignement, de toute perspective de réforme radicale.

« Nous estimons, protestèrent près de 400 organisations dans une lettre commune adressée au Secrétaire des Nations unies, que le sommet ne s’appuie pas sur l’héritage des précédents sommets mondiaux qui étaient clairement ancrés dans l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et qui ont abouti à la création de mécanismes innovants, inclusifs et participatifs dans le but de réaliser le droit à l’alimentation adéquate pour tous. L’accord de partenariat stratégique ONU-FEM signé en juin 2019 jette un doute sur l’intégrité des Nations unies en tant que système multilatéral […]. Il accordera aux sociétés transnationales un accès préférentiel au système des Nations unies et associera de manière permanente l’ONU aux sociétés transnationales, dont certaines activités essentielles ont causé et/ou aggravé les crises sociales, économiques et environnementales auxquelles le monde est confronté. La nomination de la présidente de l’AGRA comme ‘Votre Envoyée spéciale’ contredit l’esprit novateur du Sommet, puisque l’AGRA est une alliance qui promeut les intérêts du secteur agro-industriel » [4].

Mainmise de l’agrobusiness sur les débats

De fait, fondée en 2006 et financée par les fondations Bill et Melinda Gates et Rockfeller, l’AGRA est considérée comme l’un des principaux fers de lance de l’agrobusiness et de l’agriculture commerciale en Afrique. Bien qu’il se veuille novateur, plus vert, durable, et davantage centré sur le petit producteur, son projet de relance de la révolution verte sur le continent s’inscrit dans une perspective « technoproductiviste » des plus classiques. Axé essentiellement sur l’intensification de la production, la promotion de semences commerciales et à haut rendement, l’usage « raisonné » de pesticides et fertilisants de synthèse ou encore l’insertion des petits producteurs dans des chaînes de valeur internationales, il s’inscrit dans la droite ligne de son « aîné » et continue à faire la part belle aux grandes transnationales de l’agrobusiness avec lesquelles l’AGRA entretient d’ailleurs d’étroites relations. L’Alliance a ainsi récemment conclu un double partenariat avec Cargill et Monsanto, deux des principaux piliers et architectes du système alimentaire actuel, socialement excluant et écologiquement destructeur.

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Présente aujourd’hui dans une quinzaine de pays, l’AGRA porte le même projet que des initiatives philanthropiques similaires, de nature privée ou semi-publique, comme la « Nouvelle vision de l’agriculture » lancée par le Forum économique mondial avec le soutien d’un consortium d’entreprises transnationales, ou encore l’« Initiative pour une agriculture durable » (Sai), fondée par Danone, Nestlé et Unilever. Toutes partagent la même obsession productiviste et malthusienne, n’envisageant la faim et la pauvreté rurale que sous le prisme d’un problème de production et de productivité, un sous-investissement, un déficit de maîtrise technologique et scientifique ou encore un manque d’intégration au marché. Toutes promeuvent des solutions purement techniques pour y faire face et répondre, dans le même temps, aux défis environnementaux et climatiques (Smart Agriculture, agriculture de précision, digitalisation des modes de production, etc.). Toutes entendent reverdir l’image des transnationales et à en faire des acteurs incontournables du changement. Toutes entendent, enfin, peser sur le devenir de l’agriculture et des systèmes alimentaires (Crocevia, TNI, les Amis de la Terre, 2020).

La nomination d’Agnes Kilabata à la tête du comité organisateur du Sommet n’est donc guère anodine. Elle constitue une victoire majeure pour les acteurs privés – et les principales multinationales agroalimentaires –, une opportunité unique pour orienter les débats, au mieux de leurs intérêts. Et à continuer à promouvoir leur modèle industriel agroproductiviste, moyennant quelques aménagements « verts » ou « pro-pauvres » de surface. Avec quels résultats ?

Un modèle d’agriculture voué à l’échec

Comme le montrent deux récentes études sur la « double révolution verte » vendue par l’AGRA à l’Afrique comme « solution » au problème de la faim et de la pauvreté rurale, le modèle d’agriculture promu par ces acteurs est loin d’avoir tenu ses promesses (Wise, 2020 ; Rosa-Luxemburg-Stiftung, Biba, Bread for the World et al, 2020). Après près de quinze ans d’existence, et une dépense estimée à un demi-milliard de dollars destinée à promouvoir l’usage de semences commerciales à haut rendement, de fertilisants synthétiques et de pesticides, à laquelle s’ajoute un milliard par an sous forme de subsides accordés directement aux États pour l’achat de ces intrants, l’AGRA n’a guère apporté de preuves convaincantes que sa stratégie aurait fini par payer, et permis une amélioration sensible des revenus et de la sécurité alimentaire des ménages ruraux. Les données, récoltées par des chercheurs indépendants, tendent plutôt à montrer que la situation alimentaire s’est détériorée dans les treize pays ciblés par l’AGRA : le nombre de personnes en situation de sous-nutrition y aurait augmenté en moyenne de 30 %, y compris là où la production céréalière a connu une hausse.

Les raisons d’un tel échec sont pourtant évidentes. Elles trouvent leur source dans un diagnostic erroné des causes de la faim et de la malnutrition, associées presque systématiquement à un manque de disponibilité alimentaire et à un déficit de productivité. Or, le problème de la faim s’explique aujourd’hui davantage par l’inégale distribution du revenu (et des ressources productives) que par un « manque d’efficience », lequel a d’ailleurs conduit les États et les institutions internationales à privilégier les monocultures industrielles et les solutions techniques clés en main de l’agrobusiness au prix de gaspillages inconsidérés, d’une extraordinaire perte de biodiversité, d’une aggravation du réchauffement climatique et de la concentration croissante des marchés internationaux entre les mains d’un petit nombre d’opérateurs (Gosh, 2020).

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Pas sûr en outre que les objectifs en termes de croissance de la production visés par l’AGRA aient été atteints. Ainsi les enquêtes locales rapportent que la production n’a augmenté que de 1,5 % en douze ans, soit le même ratio qu’avant la mise en œuvre des projets de l’Alliance. Dans huit pays sur treize, elle a même commencé à décliner, tandis que le coût socio-environnemental, lui, n’a cessé de progresser, les nouvelles plantations – de maïs principalement – tendant notamment à remplacer les anciennes (sorgho et millet) plus nutritives et plus résilientes face au changement climatique (Wise, 2020 ; Rosa-Luxemburg-Stiftung, Biba, Bread for the World et al, 2020).

Remettre entre les mains des promoteurs de ce modèle les clés du devenir de nos systèmes alimentaires, c’est donc s’assurer que rien ne change fondamentalement, au risque de multiplier et d’aggraver les crises. C’est contre cette perspective que trois anciens « Rapporteurs des Nations unies pour le droit à l’alimentation » sont également montés au créneau pour dénoncer cet état de fait et réclamer, de toute urgence, une « réinitialisation » des discussions autour de trois priorités fondamentales : la réalisation du droit à l’alimentation, la transition agroécologique et la reprise en main du processus par le Comité de la sécurité alimentaire, doté de mécanismes plus participatifs et réellement inclusifs (Fakhri, Elver, De Schutter, 22 mars 2021). Au vu de la tournure prise par les événements, la bataille est loin d’être gagnée.


Footnotes

[3Secrétariat général des Nations unies (2019), « Ms. Agnes Kalibata of Rwanda – Special Envoy for 2021 Food Systems Summit », https://www.un.org/sg/en/content/sg/personnel-appointments/2019-12-16/ms-agnes-kalibata-of-rwanda-special-envoy-for-2021-food-systems-summit


bibliographie

 

www.cetri.be