Par Vincent Lucchese
4 juillet 2024
Les mots en politique ont-ils perdu tout lien avec le réel ? La très courte et intense campagne législative en cours pose légitimement la question, tant les outrances semblent y avoir atteint un degré inédit, déformant profondément le débat public. La France insoumise (LFI), parti de gauche réformiste classique, fut quasi-systématiquement présentée ces dernières semaines comme « l’extrême gauche », non seulement par ses adversaires politiques mais aussi par une grande partie des médias.
Dans un retournement sémantique orwellien, au moment même où l’extrême droite menace d’accéder au pouvoir en France, c’est LFI, et tout le Nouveau Front populaire avec elle, qui est présenté comme sortant de « l’arc républicain » et qualifié de « plus grand parti antisémite de France », au détriment de toute rationalité. Plusieurs prises de position critiquables de responsables LFI sont mises en avant pour justifier l’anathème général, dans une démesure qui occulte un programme commun pourtant engagé clairement sur le sujet et un fondement idéologique dénué de tout antisémitisme.
Ces éléments n’ont pas empêché un intense matraquage médiatique. Jusqu’au paroxysme : « Mélenchon au pouvoir, fini pour les Juifs », pouvait-on lire le 26 juin au soir sur le bandeau de BFM TV, avant que la chaîne admette avoir commis une erreur.
« On est passé de la calomnie occasionnelle au mensonge permanent », observe Mathias Reymond, maître de conférences en sciences économiques et co-animateur de l’observatoire des médias Acrimed.
Stratégie de diversion
Ces dénigrements, voire ces diffamations, ont largement opéré au détriment de la gauche. Un processus de diabolisation qui atteint aujourd’hui son climax mais que Mathias Reymond fait remonter au moins à 2012. « C’est depuis la première campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, voire un peu avant, que la gauche de la gauche subit cette diabolisation. Cela correspond à l’émergence d’un programme économique de rupture, qui est à contre-courant du consensus néolibéral qui prévaut alors en France depuis les années 1990, et qu’il s’agit de décrédibiliser. »
Ce clivage axé sur les divergences de vision et d’intérêts économiques transparaît dans les attaques du camp présidentiel, qui martèle que le programme économique du Nouveau Front populaire ferait courir « un très grand danger » au pays. L’accusation péremptoire est là aussi déconnectée de l’analyse des sciences économiques. Celles-ci sont divisées sur le sujet mais de très nombreux économistes soutiennent le programme keynésien de la gauche.
Pour museler le Nouveau Front Populaire, ses adversaires ont donc surtout recours à des stratégies de diversion. En multipliant les attaques mensongères, ils saturent l’espace médiatique de débats abscons, rendant inaudible toute réflexion sur le fond. Une approche extrêmement efficace, au mépris de tout égard pour la vérité. Cette campagne électorale marque ainsi le franchissement d’un nouveau palier en France dans l’ère de la post-vérité, qu’analyse l’historien et linguiste Damon Mayaffre, chercheur au CNRS : « Les mots ont acquis une indépendance par rapport au réel. Il devient impossible de se défendre puisque le discours n’est plus indexé que sur lui-même. Ce sont même au contraire les mots qui finissent par créer la réalité qu’ils nomment. »
Un mécanisme connu sous le nom de proférence, explique-t-il : proférer un mot suffit à le faire exister. À l’instar de « l’islamogauchisme », concept dénué de toute réalité scientifique mais bien ancré dans les têtes à force d’être proféré à longueur d’antenne, et ayant in fine un effet concret sur le monde réel en affaiblissant une partie de la gauche.
Le piège tendu au Nouveau Front populaire passe principalement par deux procédés rhétoriques, selon Damon Mayaffre : l’oxymore et le renversement de la charge. « L’oxymore, c’est dire tout et son contraire : parler d’islamogauchisme, comme on parlait de judéobolchévisme dans l’entre-deux guerres, est un non-sens absolu mais c’est d’une efficacité rhétorique suprême. Face à un tel non-sens, l’adversaire politique visé est dépourvu de tout argument pour s’en sortir », décrit-il.
L’autre arme consiste à renverser l’accusation : « La gauche avait un boulevard pour attaquer l’extrême droite sur l’antisémitisme. Mais en étant accusée la première, alors même que la gauche dreyfusarde s’est construite contre l’antisémitisme, elle se retrouve empêtrée dans la suspicion, et même accusée de vouloir faire diversion lorsqu’elle pointe l’antisémitisme de l’extrême droite. Celui qui dégaine le premier gagne… »
Le macronisme ou l’opportunisme du langage
Maltraiter le langage et son indexation sur le réel pour arriver à ses fins n’est pas un procédé nouveau. Mais il est devenu une marque de fabrique du macronisme. L’irresponsabilité de la parole publique semble être devenue la nouvelle norme tant le mensonge éhonté et frontal s’est imposé de manière décomplexée. Exemple parmi de nombreux autres : face aux multiples accusations de viol visant Gérard Depardieu et aux preuves flagrantes de comportements choquants, Emmanuel Macron peut défendre l’acteur en dénonçant une « chasse à l’homme » un jour, puis assurer n’avoir « jamais défendu un agresseur face à des victimes » quelques semaines plus tard
« Cette liberté de parole est assumée chez Emmanuel Macron, souligne Damon Mayaffre. L’absence de corpus idéologique revendiqué laisse particulièrement la place à cet opportunisme de langage. Dès 2017, Macron a été élu sans programme clair : il est une simple construction discursive. Je pense qu’il est en conscient, et même qu’il le théorise. Lors du “grand débat”, il avait prévenu que celui-ci ne se traduirait pas en grande loi. C’est le débat pour le débat, les mots pour les mots. Il peut ainsi se “payer de mots” au sens propre. Ça a fonctionné de manière miraculeuse pendant sept ans. »
Emmanuel Macron peut ainsi tout à la fois reprendre à son compte des mots et concepts d’extrême droite comme « l’immigrationnisme » supposé de la gauche, stigmatiser les personnes transgenres, rendre hommage au maréchal Pétain, invoquer le penseur vichyste Charles Maurras, avant d’appeler, après le premier tour des élections législatives, à un barrage républicain contre l’extrême droite.
« Les rumeurs et calomnies s’amplifient avec frénésie »
Cet « opportunisme du langage » a toutefois son revers : celui de la « décrédibilisation de la parole », que pointe au média Arrêt sur images le philosophe Marc Crépon. Entre le pouvoir et le peuple, « il n’y a plus de langage commun », alerte-t-il.
Au point de rendre aujourd’hui inaudible tout appel au barrage républicain contre le Rassemblement national, parti réellement « extrême », lui, et faisant peser une menace antisémite, raciste et antirépublicaine sur le pays. Une alerte d’autant plus confuse que le langage macroniste aura participé au « confusionnisme » dont parle le politologue Philippe Corcuff au journal L’Humanité. Le mot « république » était il y a encore trente ans utilisé par opposition à l’extrême droite, explique-t-il, avant que la « réinvention conservatrice du contenu du mot république, associé au sécuritaire, à la police, à l’identité nationale » ne dévoie le terme de son sens initial.
Lutter contre l’écrasement médiatique
Cette manipulation à l’extrême du langage ne peut bien sûr s’imposer qu’avec la complicité des médias de masse. Cette stratégie de proférence du discours « ne fonctionne que parce que le discours médiatique le reprend », souligne Damon Mayaffre. « Le storytelling de l’extrême droite est repris en boucle par certains médias, les rumeurs et calomnies s’amplifient avec frénésie à une cadence décuplée par les chaînes d’information et les réseaux sociaux. Il y a clairement une dimension intentionnelle, idéologique, de la part des médias, dans la volonté d’attaquer le programme de la gauche », affirme Mathias Reymond.
Le chercheur pointe les biais classiques qui gangrènent les médias : leur concentration dans les mains de quelques milliardaires, l’homogénéisation idéologique d’une partie des journalistes qui y sont salariés, l’autocensure des autres, la précarisation et le modèle low cost des rédactions qui favorisent l’intervention de « fast thinkers » en plateau, des gens qui parlent de tout sans être spécialistes de rien, au détriment du travail journalistique de fond.
L’acmé de la faillite intellectuelle des médias a été atteinte le 28 juin par David Pujadas et Apolline de Malherbe. Les deux vedettes du PAF (paysage audiovisuel français) ont tranquillement défendu, sur le plateau de l’émission « Quotidien », leur refus de nommer « extrême droite » le parti de Marine Le Pen.
« En France, ces chaînes d’actualité incessante m’apparaissent à ce point phagocytées, idéologiquement, que je peine parfois à les distinguer des programmes officiels dont j’étais abreuvé en URSS, entre 1987 et 1989 », s’inquiétait en 2023 Marc Crépon auprès de Mediapart.
Cette inquiétante pente autoritaire sur laquelle nous placent cette novlangue et cette propagande a pour effet de nous écraser sous un sentiment d’impuissance et de découragement, alerte le philosophe. Il est capital, dit-il, de « résister à la mélancolie de l’histoire ». Contre la concentration des médias, contre la post-vérité et le langage totalisant des politiques extrémistes, il est urgent, selon l’expression de Marc Crépon, de pousser « un cri contre l’étouffement ».
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