Jean-Pierre Chevènement était l’invité du Grand Face-à-Face sur France Inter, une émission animée par Ali Baddou. Il répondait aux questions de Natacha Polony et Gilles Finchelstein, le samedi 12 septembre 2020.
Ali Baddou : « Le patriotisme républicain peut seul armer la France pour relever les défis de l’avenir. Aucun projet ne peut façonner l’Histoire s’il n’est pas chargé d’idéologie, j’entends par là un système organisé de croyances comme une pile d’électricité. Maintenant qu’est engagé le reflux des idées néo-libérales, n’est-il pas temps pour les nouvelles générations de reprendre l’ouvrage. Le projet se résume endeux mots : citoyenneté et Etat social. C’est l’éternel combat pour la liberté et l’autogouvernement des hommes et pour la justice sociale dans lequel la France est le moteur et l’Europe la visée. Il faut y croire. » Bonjour Jean-Pierre Chevènement !
Jean-Pierre Chevènement : Bonjour Ali Baddou.
Ali Baddou : Je ferme les guillemets, ces mots ce sont les vôtres et on les trouve dans un livre qui vient de paraître chez Robert Laffont, Qui veut risquer sa vie la sauvera. Ce sont des Mémoires dans lesquelles vous revenez sur un parcours politique hors-norme. C’est aussi une page de l’histoire de France, une page qui raconte les combats, les combats que vous avez menés, ceux que vous avez remportés, ceux que vous avez perdus. Vous parlez du monde d’avant, vous parlez aussi du monde d’après, et j’ai très envie de vous entendre débattre avec Gilles (Finchelstein) et Natacha (Polony) de ce qu’est la République aujourd’hui, de ce qu’il nous reste de l’idéal républicain que vous avez essayé de porter tout au long de votre carrière. J’aimerais savoir, juste d’un mot, Natacha, vous qui la semaine dernière vous disiez chevènementiste entre 1997 et 2002…
Natacha Polony : Pas seulement entre 1997 et 2002 ! Mais il faut préciser par honnêteté vis-à-vis des auditeurs que, avant d’être journaliste, j’ai été engagée auprès de Jean-Pierre Chevènement, justement pendant la campagne présidentielle de 2002, c’est-à-dire que j’ai rejoint le Mouvement des Citoyens en 2000. J’ai été candidate aux élections législatives. Ensuite, j’ai abandonné, je suis partie, pour des raisons qui sont sans doute liées à tout ce que raconte Jean-Pierre Chevènement dans son livre.
Ali Baddou : Et on va y revenir justement…
Natacha Polony : Et je suis allée faire du journalisme. Mais pour savoir d’où l’on parle, il me semble que c’est absolument nécessaire.
Ali Baddou : Et vous Gilles Finchelstein, comment avez-vous reçu ce livre ? Vous n’avez jamais été chevènementiste ?
Gilles Finchelstein : Je n’ai pas été chevènementiste, mais étant, comme l’on disait autrefois, de la gauche non communiste, on a fait un bout de chemin ensemble, même si on n’a pas été toujours été sur les mêmes positions. J’ai lu le livre avec beaucoup d’intérêt. Ce qui ressort, je trouve, à la lecture de ce livre, c’est – vous le dites-vous-même – qu’il y a une continuité, il y a une cohérence. On peut partager les choix et les combats qui ont été les vôtres ou pas, mais on ne peut pas ne pas reconnaitre cette cohérence. J’ajoute qu’il y a une volonté d’élévation du débat, d’exigence intellectuelle qui sont tout à fait notables. En même temps, je suis frappé : vous avez eu un rôle politique mais une faible influence électorale, au-delà des victoires que vous avez vous-même pu remporter. Faible influence électorale à l’intérieur du Parti socialiste où votre courant a toujours été minoritaire même si cette minorité pouvait peser beaucoup, et surtout faible influence électorale dans le pays quand vous vous êtes présenté soit aux élections européennes (2,5%) ou à l’élection présidentielle à laquelle participait Natacha Polony. La question que je me posais, c’est : quelle analyse vous faites rétrospectivement de cette situation ? Est-ce-que cela tient à la forme, au type de discours, de messages que vous avez voulu porter ? Ou à la capacité de réception de ce discours par les Français ?
Jean-Pierre Chevènement : Incontestablement le combat que j’ai mené n’est pas seulement un combat politique, c’est aussi un combat d’idées, et quand on mène un combat d’idées on est toujours un petit peu en avance sur la perception que les gens peuvent en avoir. Donc incontestablement cela réduit la base politique, la base électorale sur laquelle je m’appuyais. Je dirais que quand j’ai quitté le Parti socialiste, au lendemain du referendum sur Maastricht et de la Guerre du Golfe, je n’avais pas un système d’alliances au sein du Parti socialiste qui m’aurait permis de le faire d’une manière majoritaire. Ce n’était pas possible. C’était un peu une bouteille à la mer. C’était très difficile, mais il fallait le tenter car je pars de l’idée que les combats qu’on perd vraiment sont ceux qu’on ne mène pas, et que le combat par lui-même produit une énergie, crée une base militante, permet d’aller plus loin. Et c’est peut-être un peu ce qui manque à Emmanuel Macron aussi, c’est qu’il n’a pas mené un combat suffisamment long pour pouvoir s’appuyer, comme par exemple le général de Gaulle en 1958 sur les anciens de la France Libre, de la Résistance, du RPF. Disons qu’un combat, cela produit des troupes aussi.
Ali Baddou : Et on va y revenir justement à ce combat qui n’est toujours pas terminé et à ceux qui l’incarnent ou pourraient l’incarner à vos yeux. Natacha vous avez lu naturellement de très près ce livre, avec ce titre, Qui veut risquer sa vie la sauvera, qui vient Jean-Pierre Chevènement ?…
Jean-Pierre Chevènement : Qui vient de la guerre d’Algérie, qui plus exactement est une parole de Saint Matthieu, mais c’est une réflexion que j’ai eue à l’esprit le jour où j’ai fait le premier choix d’engagement périlleux qui était pour moi de rejoindre la fournaise d’Oran au temps de l’OAS, ce n’était pas évident.
Ali Baddou : Vous étiez tout jeune.
Jean-Pierre Chevènement : J’avais 22 ans, c’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée que celui qui veut risquer sa vie peut aussi la sauver.
Natacha Polony : D’ailleurs le récit de la guerre d’Algérie est là aussi passionnant. Et il faudrait en effet pouvoir revenir sur cette question-là : vous expliquez très bien comment la fracture s’est faite entre deux pays et deux peuples qui ont tout pour s’entendre, et cette histoire n’est pas soldée. Mais en fait ce qui est très intéressant dans votre livre, c’est que l’on revit de l’intérieur, de très près, au cœur des débats idéologiques, 50 ans d’histoire de France. Ce qui m’a frappé, à la lecture, c’est que ce que nous vivons aujourd’hui, à savoir la fin de ce cycle néo-libéral, vous en aviez anticipé la problématique dès les années 1970 puisqu’en fait les débats étaient déjà là. Et on retrouve une critique farouche de la deuxième gauche sous votre plume, du rôle de Michel Rocard, de Jacques Delors, c’est-à-dire de tous ceux qui …
Jean-Pierre Chevènement : Je ne dirais pas farouche, amusée.
Natacha Polony : Elle n’est pas tendre !
Ali Baddou : Vous rendez hommage à Jacques Delors mais vous n’êtes pas tendre avec Michel Rocard.
Jean-Pierre Chevènement : Je ne suis tendre avec aucun mais je ne suis sévère avec aucun non plus. Je dis à quel point Michel Rocard était pour moi un homme sympathique qui avait une pensée si complexe qu’il avait l’art de se rendre incompréhensible.
Natacha Polony : Derrière les personnes, parce que ce n’est pas ça qui est le plus intéressant, ce sont les idées, et en fait ce que vous analysez de la deuxième gauche c’est ce ralliement d’emblée au néo-libéralisme notamment par les mots. Vous citez la façon dont déjà les arguments sur le pragmatisme, sur le fait de rassurer les marchés étaient là, l’arrimage au franc fort… Et on comprend en fait 40 ans d’échec politique de la gauche, de désindustrialisation, à travers cette analyse. On en est sortis ? Non toujours pas.
Jean-Pierre Chevènement : Je pense que son apport est beaucoup plus dans la manière dont je décris comment à partir des « ides de mars 83 », c’est-à-dire le retournement de politique subie par François Mitterrand, parce que François Mitterrand cherche à sortir du système monétaire européen mais il ne trouve pas les hommes qui lui permettraient d’appliquer cette politique. Par conséquent, ce qui est important, c’est de voir comment, à partir de cet épisode dont Jacques Delors sort grand vainqueur, le Chancelier Kohl le pressent pour être président de la Commission européenne et pour préparer le marché unique à l’horizon 1992, comment ce marché unique, qui est un acte de dérégulation à l’échelle européenne et même du monde, est préparé par un rapport du Commissaire britannique qui est un ami de Madame Thatcher, qui s’appelle Lord Cockfield. Pratiquement, ce qui se passe à Luxembourg, à travers l’adoption de l’Acte unique, c’est l’acceptation par la gauche française et par la social-démocratie européenne d’un acte de dérégulation qui traduisait la prépondérance de l’idéologie néo-libérale. Je rappelle que Madame Thatcher avait été élue en 1979 en Frande-Bretagne, Monsieur Reagan à la fin de 1980 aux Etats-Unis, mais il ne s’est rien produit de ce fait. En réalité c’est à l’intérieur du gouvernement français et puis à l’intérieur de la Commission européenne et dans les Conseils européens qui se sont étalés jusqu’à la fin de 86 que s’opère le grand retournement qui fait que la concurrence libre et non faussée devient la loi pour l’Europe et même pour les rapports que l’Europe entretient avec les pays tiers.
Ali Baddou : On connait votre combat pour une Europe européenne comme aurait dit le général de Gaulle. Gilles, encore une question parce que quand vous revenez sur votre parcours, quand vous revenez sur votre histoire politique en l’occurrence, est-ce-que vous choisissez une partie de cette histoire ? Qu’est-ce-que vous laissez de côté ? Qu’est-ce-que vous ne racontez pas Jean-Pierre Chevènement ?
Jean-Pierre Chevènement : Il y a très peu de choses que je ne raconte pas. C’est un livre sincère, je n’ai pas cherché à faire de la propagande, c’est un témoignage pour l’Histoire. Ce sont des tranches d’histoire avec beaucoup d’anecdotes qui restituent l’atmosphère d’une époque. Des anecdotes quelquefois amusantes : comment je suis pris à contre-pied par exemple en plein conseil des ministres par l’annonce d’une directive qui va entériner la libération des capitaux avant même qu’on ait harmonisé la fiscalité des Etats-membres, c’est monstrueux ! Alors je m’exprime et Bérégovoy me dit : « Tais-toi, c’est déjà arbitré ». Je comprends que tout ça s’est passé en dehors du conseil bien entendu comme d’habitude. Et François Mitterrand prend la parole pour dire que la contrepartie de tout cela c’est la monnaie unique. Mais la monnaie unique on en est loin, ça se passe au début de 89 cet épisode. Et je pourrais raconter beaucoup d’autres choses amusantes, quand François Mitterrand me dit, à la veille du Congrès de Metz où le CERES va rattraper François Mitterrand par le col de la veste si je puis dire parce qu’il aurait été en grande difficulté : « Jean-Pierre, finalement il n’y a qu’une chose qui nous sépare, c’est que je ne crois pas malheureusement qu’à notre époque la France puisse faire autre chose que passer à travers les gouttes ».
Ali Baddou : C’est ça qui est important Jean-Pierre Chevènement. C’est justement sur ce point-là que je voulais en arriver. D’un côté François Mitterrand qui vous dit que la France ne peut rien faire d’autre qu’essayer de passer entre les gouttes, et vous qui avez encore une idée de la France, à laquelle vous vous raccrochez, dont on peut se demander si elle n’est pas, finalement, dépassée. On va en parler Gilles d’un mot, parce que j’aimerais entendre le Président de la République c’était il y a quelques jours au Panthéon.
Gilles Finchelstein : Avant l’idée de la France, l’idée du pouvoir. Vous dites que 1983 est un tournant, non seulement pour la gauche mais un tournant pour la France et vous en tirez les conséquences puisque vous démissionnez. En même temps vous revenez au pouvoir l’année d’après au gouvernement en 1984, avec Laurent Fabius sur une ligne qui n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire, différente. Vous y revenez à nouveau en 1988 malgré la directive que vous évoquez sur la liberté des capitaux…
Jean-Pierre Chevènement : Que je ne connaissais pas à l’époque…
Gilles Finchelstein : Et avec la politique du franc fort de Pierre Bérégovoy que vous connaissiez. Vous y revenez à nouveau en 1997 avec Lionel Jospin. Et donc, à chaque fois d’ailleurs vous démissionnez, vous êtes sur un rapport où à la fois vous êtes capable de quitter le pouvoir mais vous avez quand même participé à 10 des 15 années de gouvernement de la gauche entre 1981 et 2002. Donc à la fois vous montrez ce détachement et quand même vous y allez en surestimant votre capacité à infléchir les choses ou votre volonté de faire des choses qui est tout à fait estimable.
Jean-Pierre Chevènement : A l’origine, il faut le dire, le CERES permet à François Mitterrand de devenir Premier secrétaire du Parti socialiste, mais sur une ligne qui est celle du Programme commun, que je prépare par la rédaction du programme socialiste, « Changer la vie », 1972, la négociation du Programme commun, et quand celui-ci aura été dénoncé par le Parti communiste, c’est à moi encore que François Mitterrand confie l’élaboration du projet socialiste.
Ali Baddou : Pour les plus jeunes, il faut rappeler que le CERES, dont vous parlez tous les deux comme si tout le monde savait ce que c’était, c’était un groupe, un collectif, que vous aviez créé Jean-Pierre Chevènement, le Centre d’études, de recherches et d’éducation socialistes, qui a permis en s’alliant à François Mitterrand de lui permettre de conquérir et de conserver la mainmise sur le Parti socialiste.
Jean-Pierre Chevènement : Absolument. J’ai ensuite vu que je me heurtais à des forces très puissantes, 83, les ides de mars, mais en même temps je continuerais à chercher à infléchir. Et il faudra que je considère après la Guerre du Golfe et la conclusion du traité de Maastricht, soumis au referendum, que je ne peux plus faire autre chose que de chercher à infléchir mais de l’extérieur en faisant appel au peuple. Bouteille à la mer, création du Mouvement des Citoyens. C’était un espoir, malheureusement vain, puisque ce que j’ai cherché à construire avec Lionel Jospin n’a pas réussi.
Ali Baddou : Mais peut-être que vous avez un héritier surprenant en la personne d’Emmanuel Macron que vous ne critiquez pas trop dans votre livre. Ecoutez-le, le Président de la République, c’était donc le vendredi 4 septembre au Panthéon pour célébrer l’anniversaire de la proclamation de la 3ème République : « Aimer nos paysages, notre histoire, notre culture en bloc, toujours. Le Sacre de Reims et la Fête de la Fédération, c’est pour cela que la République ne déboulonne pas de statues, ne choisit pas simplement une part de son histoire, car on ne choisit jamais une part de France, on choisit la France. » Vous souriez Jean-Pierre Chevènement ? Parce qu’on choisit toujours au fond une partie de l’histoire de France…
Jean-Pierre Chevènement : Je pense qu’il faut choisir l’histoire de France dans sa continuité et l’assumer, avec ses ombres et ses lumières, mais je pense qu’elle est quelque chose de plutôt positif. Et détruire, déconstruire ce sentiment de collectivité qui sous-tend le fonctionnement de la démocratie, sans laquelle il n’y a pas de solidarité, de sécurité…
Ali Baddou : Non mais on choisit de Gaulle plutôt que Pétain ! Quand le Président de la République dit qu’on ne déboulonne pas de statues et qu’on accepte toutes les parties de l’histoire de France, c’est faux. Il n’y a plus de rue du Maréchal Pétain nulle part sur le territoire national. Vous-même dans votre livre et dans vos combats, vous dites que vous avez dès le plus jeune âge rejoint l’Algérie, vous êtes plongé dans la fournaise oranaise et en l’occurrence contre l’OAS, contre une vision de l’histoire de France. On choisit, même quand on est républicain comme vous, toujours une partie de la France.
Jean-Pierre Chevènement : Mais ni Pétain ni l’OAS n’ont fait l’histoire de France. Et par conséquent…
Ali Baddou : Ah non ?
Jean-Pierre Chevènement : Ah non. Bien entendu ce sont des acteurs de l’histoire de France mais je continue à soutenir l’idée, qui était celle du Général de Gaulle reprise par François Mitterrand, que la République n’est pas, en quelque sorte, comptable des crimes commis par Vichy. Je pense que la République ce n’est pas Vichy. Et que ceux qui veulent établir une équation d’égalité entre la République et Vichy se trompent. Et j’approuve le discours d’Emmanuel Macron au Panthéon parce qu’il dit explicitement que la République a existé avant la République et que s’il n’y avait pas eu la nation, il n’aurait pas pu y avoir la République.
Natacha Polony : La nation c’est justement ce qui court tout au long de votre livre et de façon très intéressante parce qu’on voit aussi vos adversaires et ils disent quelque chose de votre conception de la nation, puisqu’on s’aperçoit que très tôt vous vous trouvez face à une détestation farouche de la part de certains intellectuels, alors vous citez Bernard Henri-Lévy, c’est peut-être pour des questions de vexation personnelle mais de toute façon il vous associe au cœur de ce qu’il appelle « l’idéologie française », vous accusant des pires turpitudes. Puis vous racontez justement…
Ali Baddou : En vous accusant d’être maurassien pour dire les choses très clairement.
Natacha Polony : Oui c’est ça. Et puis pendant la période 97-2002, vous racontez le moment où vous vous trouvez en bute à une campagne de la part du journal Le Monde, menée par Edwy Plenel et Jean-Marie Colombani, et comment en fait c’est une opposition sur la conception de la nation puisqu’ils vous expliquent « votre vision de la nation et de la France nous est insupportable, nous sommes europhiles… ». Edwy Plenel à cette époque vous baptisait du sobriquet de « national-républicain ». Comment expliquez-vous cette opposition farouche qui est une opposition entre deux visions de la gauche mais qui essayait de vous faire sortir de la gauche ?
Jean-Pierre Chevènement : Je pense que nous avons affaire à une idéologie post-nationale qui veut déconstruire la nation et qui ne comprend pas que la démocratie ne peut fonctionner qu’avec la nation, c’est-à-dire un sentiment d’appartenance suffisamment puissant pour que la minorité s’incline devant la majorité. Et seule cette conception de la nation peut aussi fonder des politiques de solidarité, sécurité sociale, etc., justement parce qu’il y a ce sentiment d’étroite communauté. Ce venin que je récolte périodiquement – et cela continue d’ailleurs : j’écoutais par hasard Vincent Peillon sur France Culture il y a quelques jours, mais il confond l’universalisme et le cosmopolitisme, ce qui est curieux pour un agrégé de philosophie c’est qu’il ne semble pas avoir lu Jaurès, or Jaurès montre très bien « qu’un peu d’internatonialisme éloigne de la patrie, et que beaucoup y ramène ».
Ali Baddou : Pourtant il lui a consacré plusieurs livres !
Jean-Pierre Chevènement : Il y a vraiment dans tout Jaurès une explication très pédagogique du fait qu’on ne peut pas renoncer à la nation sans renoncer à la démocratie et même au socialisme.
Gilles Finchelstein : Je voudrais revenir sur 2002, qui est un moment clé pour la France et dans votre vie politique, pour arriver à Emmanuel Macron. Il y a un chapitre très intéressant du livre dans lequel vous vous défendez du procès en responsabilité de la défaite de Lionel Jospin. Natacha disait qu’elle participait à votre campagne en 2002, moi j’étais dans l’équipe de campagne de Lionel Jospin, et je dois dire que je partage ce que vous dites, c’est-à-dire que si vous portez une part de responsabilité comme tous les autres candidats de la gauche plurielle votre candidature n’était pas moins légitime que les autres et que la source se trouve sans doute dans les difficultés de la campagne de Lionel Jospin lui-même. Mais ce qui m’intéresse c’est le positionnement que vous explicitez et que vous assumez même dans cette campagne en disant qu’au fond il y a eu une forme d’ambiguïté, d’ambivalence, à la fois une stratégie qui était de peser pour le socialisme républicain et puis d’un autre côté, on ne sait jamais, de faire turbuler le système et de rassembler ceux que vous avez appelé les républicains des deux rives en dépassant le clivage gauche-droite. Est-ce-que 20 ans après ou 15 ans après ce n’est pas ce que par un pied de nez de l’histoire Emmanuel Macron a fait en dépassant le clivage gauche-droite non pas en rassemblant les républicains des deux rives mais en rassemblant les Européens des deux rives ?
Jean-Pierre Chevènement : Emmanuel Macron a fait un passage au Mouvement des Citoyens, mais il a compris la nécessité de faire turbuler le système. J’avais considéré que les partis de gouvernement qui avaient confisqué le pouvoir sous la 5ème République, à droite le RPR et l’UMP, à gauche le Parti socialiste, finalement faisaient une politique du pareil au même, c’est-à-dire que, prisonniers des mêmes textes européens qu’ils avaient votés, ils finissaient par faire une politique que le peuple de plus en plus rejetait, le dégagisme. Le dégagisme je l’ai très bien compris, et Emmanuel Macron l’a compris aussi lors de son bref passage au Mouvement des Citoyens. Ce que j’ai ajouté c’est que ça n’avait d’intérêt, de faire turbuler le système, que si on offrait une alternative, et c’est cette alternative que j’ai espérée qu’Emmanuel Macron ferait surgir, parce que je ne croyais pas à l’équation de départ qu’il avait posée attendant de l’Allemagne qu’elle suscite par un budget européen, budget de la zone euro plus précisément, la relance dont elle avait besoin. Je constate que depuis lors il s’est passé beaucoup de choses, que l’Allemagne a renversé sa politique budgétaire, que la Banque centrale européenne crée des liquidités très abondantes et que finalement même le principe de la mutualisation a été retenu. Je n’ai pas voulu en quelque sort décrédibiliser d’emblée Emmanuel Macron, c’était facile de le faire comme le fait Natacha Polony, je le lui ai dit, j’ai beaucoup de sympathie pour elle…
Ali Baddou : Et pour lui !
Jean-Pierre Chevènement : Et pour lui aussi.
Ali Baddou : Alors qu’a priori on pourrait se dire qu’il incarne absolument tout ce que vous avez combattu et qu’aujourd’hui vous êtes curieusement proche, ou indulgent avec Emmanuel Macron…
Jean-Pierre Chevènement : Non non non, je reste fidèle à mon combat et j’appuie les orientations que je juge positives.
Natacha Polony : C’est toute la différence, cher Jean-Pierre, entre la position de l’homme politique et la position du journaliste. C’est-à-dire que mon rôle est justement d’avoir un regard critique et de déceler ce qui peut-être ne va pas dans le sens de ce qui peut être proclamé. Mais justement, il y a des choses positives, en effet, dans la politique d’Emmanuel Macron : bien sûr la réorientation du projet européen, bien sûr la prise de conscience de la nécessité de défendre une souveraineté de la nation et de l’Europe. Il y a des choses donc auxquelles il faut s’intéresser. Dans tout votre livre, on retrouve là aussi, très tôt, le souci face à la désindustrialisation de la France. Vous êtes un des rares à avoir alerté là-dessus, immédiatement, en comprenant le danger qu’il y avait à avoir des élites françaises qui choisissaient les services, les services et la finance, c’est-à-dire la dérégulation absolue. Aujourd’hui on a certes des mots, une prise de conscience, mais on a un Secrétariat d’État à l’industrie, c’est-à-dire absolument pas un grand ministère qui aurait permis une machine de guerre pour remettre en place l’industrie française. Un Commissariat au Plan qui va pondre des rapports… Est-ce que réellement c’est à la hauteur de ce que vous aviez comme vision sur la nécessaire réindustrialisation ?
Jean-Pierre Chevènement : Non, je pense d’ailleurs qu’on n’est qu’au début. Le plan de relance à 100 milliards va largement aux entreprises et à l’industrie. C’est positif, 100 milliards ce n’est quand même pas tout à fait rien et on ne peut pas dire que le gouvernement ne fasse rien : le plan de chômage partiel et les prêts garantis par l’État ont permis de sauvegarder l’essentiel de notre tissu entrepreneurial. Personne ne le dit, moi je le dis parce que je ne partage pas cette espèce de vindicte que beaucoup de gens ont à l’égard d’Emmanuel Macron, je considère que c’est excessif, mais en même temps je vois bien que le Secrétariat d’État à l’Industrie n’est pas un outil suffisant…
Ali Baddou : Mais c’est assez paradoxal que vous voyez en Emmanuel Macron une forme d’héritier, votre héritier en politique … C’est curieux !
Jean-Pierre Chevènement : Non, je le pousse…
Ali Baddou : Oui, vous le poussez à l’être.
Jean-Pierre Chevènement : Dans le discours du Panthéon que vous citiez tout à l’heure, Emmanuel Macron prononce des formules que vous retrouvez quand même dans plusieurs de mes ouvrages…
Ali Baddou : et dans ceux de Marc Bloch et de ces lieux communs… parce que citer le Sacre de Reims auquel nous devrions tous vibrer et la Fête de la fédération… Je me demande qui aujourd’hui vibre encore au souvenir du Sacre de Reims, ni qui sait d’ailleurs ce qui s’y est passé.
Jean-Pierre Chevènement : La continuité de notre histoire nationale, l’idée que la République commence avant la République, ça c’est une idée très forte.
Ali Baddou : Mais c’est une histoire discontinue, vous citiez vous-même Vichy, par exemple l’histoire de France, vous en excluez Vichy, vous en excluez la collaboration. C’est bien que cette histoire n’est pas continue, Jean-Pierre Chevènement, il y a des pans entiers que vous refusez.
Jean-Pierre Chevènement : Je ne peux pas faire en sorte que Vichy n’ait pas existé, mais en même temps je ne lui donne pas le statut de gouvernement légitime parce que je partage l’avis de Marc Bloch que c’est un coup d’État, le 17 juin 1940. Appuyé sur les colonnes de chars allemands, Pétain impose, à Reynaud d’abord et ensuite à Lebrun, la démission de Reynaud et sa nomination comme Président du Conseil, sur la base de la capitulation, c’est-à-dire sur une demande d’armistice qui interviendra quelques jours plus tard.
Natacha Polony : Il y a quand même une différence majeure entre ce que vous appelez de vos vœux et ce que fait Emmanuel Macron. Tout à l’heure vous avez cité le fait qu’il fallait penser la nation, que c’était absolument le cadre indispensable de la démocratie et, avez-vous ajouté, du socialisme. Dans votre livre, la question du socialisme est centrale, vous évoquez à un moment d’ailleurs ce petit film que vous aviez fait sur Louis Rossel et la Commune, et dans ce film où vous racontez ce personnage de Rossel, vous lui faites dire : « je suis arrivé au socialisme par la patrie ». Le socialisme, aujourd’hui, qu’a-t-il encore à apporter ? C’est quoi le socialisme aujourd’hui ?
Jean-Pierre Chevènement : Ce film sur Rossel date de 1977, où nous prétendions amorcer le passage vers le socialisme. Je dois vous dire que dès que j’ai été ministre d’État, ministre de la Recherche et de la Technologie, j’ai tout de suite identifié mon parcours, un parcours républicain. J’ai mené les assises de la recherche, j’ai porté une loi de programmation qui fait partie du bilan de la gauche. Disons que je l’ai fait du point de vue de l’État, du point de vue de la France. C’était reconnu par tous, aussi bien par les gens de droite. Ensuite sur le plan de l’industrie, de l’Ecole, de la sécurité et des Français, j’ai toujours essayé d’agir à partir d’une conception exigeante de la République, qui repose sur le citoyen, le citoyen formé par l’Ecole laïque. Un ensemble, un corpus idéologique clair. Et je me suis tenu…
Ali Baddou : Avec une police, une justice punitive, avec l’armée… c’est ça aussi votre vision de la République.
Jean-Pierre Chevènement : Punitive… il faut bien punir les crimes. (rires)
Ali Baddou : Oui, mais vous êtes un tenant d’une conception dure de la République…
Jean-Pierre Chevènement : Énergique disons… qui m’a fait traiter de Jacobin par des gens qui ne savent pas ce que c’est. Mais, peu importe. Oui j’ai une conception de la République qui est solide.
Ali Baddou : Mais en l’occurrence quand vous regardez les débats sur l’insécurité, qui étaient déjà présents en 2002 avec des faits divers, avec l’histoire de « papy Voise », avec vos discours pour soutenir les forces de police. À l’époque un discours très dur contre les délinquants, vous vous retrouvez dans ce débat-là 18 ans après ?
Jean-Pierre Chevènement : Disons que j’ai eu sur les problèmes de sécurité le discours de celui de Villepinte, qui était en principe le discours du gouvernement, de ce qu’on appelle la gauche plurielle et je me trouvais en phase avec Lionel Jospin.
Natacha Polony : Il faut préciser ce qu’est que Villepinte pour les gens de passage.
Jean-Pierre Chevènement : Villepinte c’est le colloque sur la sécurité qu’organise le gouvernement de la gauche, en octobre 1997, et qui apparait comme un tournant majeur dans la manière avec laquelle la gauche appréhende les problèmes de la sécurité. Elle passe de l’angélisme au réalisme et je m’inscris dans cette continuité. Naturellement, je suis pour l’application d’une loi humaine, mais la loi est faite pour être appliquée, sinon il n’y a plus de loi.
Gilles Finchelstein : On oscille entre la République et la gauche et pour vous les deux choses se rassemblent. La gauche socialiste a été votre famille pendant près de 30 ans, vous y avez adhéré quand même en 1964 à la SFIO et quand on se souvient de ce que c’était l’état de la SFIO en 1964…
Jean-Pierre Chevènement : C’était héroïque.
Gilles Finchelstein : C’était héroïque. C’est votre famille, même après votre départ vous avez appelé à voter pour Ségolène Royal en 2007 et pour François Hollande en 2012. J’ai été frappé, en lisant vos mémoires, de mesurer à quel point le rebond a été rapide au début des années 70. 69, la gauche est éliminée du premier tour des présidentielles, avec un score aux alentours de 5%. Vous l’avez dit tout à l’heure, 71 le congrès d’Épinay de refondation du Parti socialiste. Début 72, le programme que vous rédigez, « Changer la vie ». Mi-72, le Programme commun. Deux ans après, la gauche, François Mitterrand, est battue d’extrême justesse et arrive au pouvoir en 81. Quelle leçon vous en tirez car vous n’avez pas répondu à la question de Natacha, sur la gauche, et pas sur la République. Est-ce qu’un tel rebond vous semble possible ou est-ce que vous pensez que c’est fini ? Et si c’est possible, qu’est-ce qui manque ? Est-ce que c’est une clarification idéologique, un leader charismatique ? Ou est-ce que c’est, tout simplement, la volonté de s’unir ?
Jean-Pierre Chevènement : A mon avis ça va plus loin. C’est un problème conceptuel, c’est que la gauche a rebondi parce que l’union de la gauche a permis le rapprochement de ses deux familles qui étaient divisées depuis 50 ans, depuis le Congrès de Tours, et il y a eu une énergie qui en est sortie, un espoir a jailli des masses et par conséquent, à ce moment-là, on a vu une dynamique très forte mais que François Mitterrand, de son côté, avait déjà pressentie, puisqu’il avait été candidat unique de la gauche, grâce, il faut le rappeler, à Waldeck Rochet. Mais avec le CERES et le congrès d’Epinay, c’est un autre cycle qui commence et très vite (71-74) on est quasiment à la majorité. Il faudra quand même attendre un peu plus, ça fait pour François Mitterrand 23 ans, pour moi ça fait 16 ans, 16 ans de militantisme dans l’opposition avant de revenir au pouvoir en 1981.
Natacha Polony : Il y a une autre dimension qui transparaît tout au long du livre, c’est la question géopolitique, c’est-à-dire le positionnement de la France, le rapport entre la France et les États-Unis à travers l’OTAN, mais aussi la politique arabe de la France. Et ce qui me frappe c’est que cette question est toujours au cœur de votre réflexion et elle est en lien avec votre vision de la République et de la démocratie. Et il y a un élément qui le montre, c’est un moment où vous dites que les mêmes, qui en 1989, au moment de l’affaire du voile à Creil, étaient pour des accommodements raisonnables avec le voile islamique, étaient farouchement pour la guerre en Irak en 2003, c’est-à-dire toutes ces petites interventions que nous avons vues fragiliser des leaders arabes laïques et dont on voit que ça a aboutit à l’émergence de l’islamisme.
Jean-Pierre Chevènement : Absolument. Il faut tout d’abord partir des choses, du réel. Les Arabes sont nos voisins, il faut faire avec eux. Charles de Gaulle l’avait compris. Et quand je regarde en direction du monde arabe, je vois que la laïcité fera beaucoup de bien, par exemple, au Liban, à beaucoup de pays arabes plutôt que de les laisser s’enfermer dans une vision religieuse rétrograde.
Ali Baddou : Leur système politique est fondé là-dessus, c’est quand même très compliqué de changer d’organisation.
Jean-Pierre Chevènement : Il y a un principe de non-ingérence, c’est-à-dire…
Ali Baddou : La non-ingérence de la France ?
Jean-Pierre Chevènement : Si par exemple la Turquie veut avoir un régime « Frères musulmans », comme c’est d’ailleurs le cas, on ne peut pas l’empêcher, c’est comme ça, c’est un principe de non-ingérence. Mais en même temps, ça ne nous empêche pas de militer pour la laïcité et de faire en sorte que la laïcité reste un repère pour tous ceux qui veulent construire leur pays sur cette base.
Ali Baddou : Est-ce que vous pensez qu’on peut encore changer la vie ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est poétique, c’est Rimbaud… c’était un peu de la récup’…
Ali Baddou : Oui, mais c’était vous (rires), c’était vous tout jeune, c’était votre engagement politique et vous y avez cru…
Jean-Pierre Chevènement : Oui certainement. Les communistes étaient plus prosaïques, ils voulaient vivre mieux et nous nous voulions vivre autrement. Donc c’était le double « calicot » qui ornait le grand meeting du Programme commun à la Porte de Versailles…
Ali Baddou : Oui mais vous y avez cru, changer la vie ?
Jean-Pierre Chevènement : J’y ai cru jusqu’à un certain point car je suis assez réaliste pour être philosophiquement conscient que la vie est toujours une tragédie. Donc, je sais qu’on peut toujours lutter pour le progrès, pour le bonheur… Je serais plutôt sur la ligne du « melliorisme », mais je me refuse à inscrire à la catastrophe à l’horizon de l’histoire, comme le font les écologistes… avec Hans Jonas, une orientation, pensée politique et philosophique allemande, qui fait suite à la Seconde Guerre mondiale : la catastrophe est à l’horizon de l’histoire.
Ali Baddou : Oui vous critiquez la collapsologie…
Jean-Pierre Chevènement : Je suis pour une conception modérée de l’écologie, la préservation des biens communs de l’humanité. Mais en même temps, je ne veux pas aller vers une dérive technophobe, je ne veux pas aller vers une décroissance vers la collapsologie… tout ça, non ! C’est réactionnaire pour moi et de ce point de vue-là, je reste évidemment culturellement de gauche.
Ali Baddou : Il reste quelques minutes pour une dernière question…
Gilles Finchelstein : J’aimerais poser une dernière question sur l’état du débat intellectuel aujourd’hui. On le voit dans vos interventions comme dans votre livre, à quel point c’est important. Il y a une revue qui a annoncé son dernier numéro et qui s’appelle Le Débat. Comment vous interprétez ça ? Est-ce que vous considérez que c’est une anecdote, au sens où d’autres formes vont lui faire face, où chacun va composer sa propre revue, ou c’est symptomatique d’un état du débat intellectuel ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est très grave. La revue de Marcel Gauchet et de Pierre Nora était quelque chose d’indispensable, 4000 lecteurs je crois qui achetaient cette revue, mais c’était ce qui restait du Débat. J’observe qu’on organise plus de débat sur les chaînes de télévision, notamment publiques, de débat politique entre gens qui se porteraient la contradiction…
Ali Baddou : Ça existe toujours… il suffit d’allumer une chaîne info pour voir deux, trois, quatre hommes politiques débattre, s’invectiver… Je ne sais pas ce que vous appelez débat…
Jean-Pierre Chevènement : J’appelle débat quelque chose qui permet d’exposer, d’argumenter, de ses idées, de ses choix à long terme. Quelque chose qui nous sorte de l’instantanéité et de la frivolité de ces débats qui n’en sont pas. Donc, oui, le débat est nécessaire et il faut l’organiser et c’est le rôle du Service Public de l’organiser.
Ali Baddou : Natacha ?
Natacha Polony : Vous dites avec amusement que changer la vie c’est poétique finalement. Pour ma part, j’ai écrit un livre en 2016 qui s’appelle Changer la vie parce que j’y ai cru et que j’y crois encore et que je voulais redéfinir la nation, la République et le socialisme. Et, je me pose la question en vous entendant, jusqu’à quel point vous y avez cru, vous. Par exemple en 2002, est-ce que vous y avez cru suffisamment pour brûler vos vaisseaux, rompre tout, ce qui aurait peut-être permis de faire en sorte que ça passe ?
Jean-Pierre Chevènement : Qu’est-ce-qu’aurait signifié ‘brûler mes vaisseaux’ ? Ne l’ai-je pas fait suffisamment ? J’ai vraiment opéré toutes les transgressions qu’aucun autre homme politique de gauche ou de droite n’a jamais faite. Ils sont toujours restés très près de la niche, autant que leur permettait d’aller le collier. J’ai vraiment fait preuve toute ma vie d’une grande liberté, y compris à l’égard de mon camp qui me l’a reproché ô combien sévèrement, sans comprendre que c’était pour rester fidèle à une certaine idée que je l’ai fait. Et peut-être ça aurait pu tourner autrement…
Ali Baddou : Mais vous avez douté. Et malgré tout, ce sont des pages assez fortes dans votre livre Jean-Pierre Chevènement, quand vous parlez de 2002, quand vous parlez de l’opprobre, lorsque vous parlez de cette responsabilité qu’on vous faisait porter. Je vous cite : « Pour la première fois je doutais car j’avais voulu ouvrir un chemin en me portant candidat et ce chemin s’était refermé, apparemment sans espoir ». Ce moment de désespoir c’était il y a maintenant 18 ans, c’est ce qui vous a fait renoncer au combat politique au sens où vous vous étiez engagé jusqu’alors ?
Jean-Pierre Chevènement : Non je n’ai pas renoncé au combat, j’ai été encore maire de Belfort, et je me suis fait élire sénateur
[du Territoire de Belfort] contre un candidat de droite mais aussi contre un candidat socialiste.
Ali Baddou : Mais vous comprenez ce que je veux dire, c’est le moment où vous renoncez au pouvoir…
Jean-Pierre Chevènement : J’ai renoncé au pouvoir parce que je n’avais pas la base électorale qui me permettait d’y prétendre. J’ai été finalement une dizaine d’années au gouvernement, après avoir démissionné trois fois, je trouve que c’est presque aussi long que Jack Lang, c’est donc pas mal, lui qui n’a pas démissionné en ce qui le concerne. Donc j’ai quand même eu de ce point de vue-là des expériences intéressantes et je les ai toujours subordonnées à la volonté d’infléchir un cours politique car je ne me résignais pas à voir triompher l’option néo-libérale qui creusait ces fractures dans notre société. Je pensais qu’on allait surmonter cela, je le crois toujours et je l’espère.
Ali Baddou : D’un mot, puisqu’il est temps de conclure, Natacha, si vous deviez conseiller ce livre comment est-ce-que vous le présenteriez ?
Natacha Polony : Parce qu’il nous raconte ce qu’a été pendant 50 ans la vie politique, la vie des idées en France et qu’il nous raconte aussi ce qu’a été même la façon de faire de la politique et, par rapport à ce qui se fait aujourd’hui, il y a quand même un gouffre vertigineux.
Gilles Finchelstein : Parce que c’est une partie de l’histoire de la gauche qui est une partie de l’histoire de la France.
Ali Baddou : Si vous deviez dire votre personnage préféré de l’histoire contemporaine de la France, en vous lisant on se dit que c’est le général de Gaulle. De Gaulle, malgré tout, ce n’est pas un homme de gauche.
Jean-Pierre Chevènement : Mais je crois qu’il a transcendé ces frontières. Il s’est imposé le 18 juin 40 comme le recours de l’espérance. Mendès France dit que c’est ce qui nous permettait de porter l’uniforme français dans les rues de Londres sans se faire insulter, c’était le Général de Gaulle. J’ai beaucoup d’admiration pour cet homme mais on ne fait pas un Général de Gaulle tous les siècles…
Ali Baddou : Un par siècle c’est déjà pas mal !
Jean-Pierre Chevènement : Mais il n’y en a pas eu beaucoup dans l’histoire de France : il y a eu Jeanne d’Arc et il y a eu de Gaulle. Je mets Napoléon tout à fait à part parce que Napoléon n’incarne pas le génie national.
Ali Baddou : Entre Jeanne d’Arc et Cochon, là aussi vous choisissez.
Jean-Pierre Chevènement : Ah non, là je choisis évidemment la Pucelle.
Ali Baddou : Eh bien vous voyez qu’on choisit toujours une partie, une part de l’histoire !
Jean-Pierre Chevènement : Mais Cochon était à la solde des Anglais.
Ali Baddou : Bien écoutez il était malgré tout là et français !
Jean-Pierre Chevènement : Je rappelle que c’était l’évêque de Laon.
Ali Baddou : Merci d’avoir été notre invité.