Bolsonaro : une catastrophe qui dépasse le Brésil

Par Patrick Piro
29 Octobre 2018

L’élection d’un président d’extrême droite nostalgique de la dictature plonge le Brésil dans la tourmente. Mais ses conséquences, notamment avec les questions de l’Amazonie et du changement climatique, vont au-delà des frontières du pays.

Ils ont cru jusqu’au bout qu’ils pourraient en être quittes avec les palpitations d’un gros cauchemar. Mais c’est la réalité qui a réveillé des dizaines de millions de Brésiliens au lendemain de la soirée électorale, dimanche 28 octobre.

Le miracle n’a pas eu lieu, la folle énergie déployée jusqu’à la dernière minute par les énormes mobilisations antifascistes n’aura permis que de réduire un écart qui avait approché les 20 points dans les sondages : Jair Bolsonaro (PSL, Parti social-libéral), homophobe, misogyne, raciste, autoritaire, adepte de la violence, nostalgique de la dictature militaire et laudateur de la torture, vient d’être élu président pour quatre ans, avec 55 % des suffrages exprimés, devançant largement son adversaire de gauche Fernando Haddad (PT, Parti des travailleurs), avec 45 %.

Bolsonaro prendra ses fonctions le 1er janvier prochain dans un pays pantelant, remué dans ses tréfonds par une puissante vague réactionnaire née au milieu des années 2010, et qui s’affale aujourd’hui dans une boue noire, impensable conclusion d’une séquence électorale hors normes. Elle aura vu la destitution en 2016 de la présidente Dilma Rousseff (PT) par un « coup d’État parlementaire » ourdi par la droite, l’incarcération expresse de son prédécesseur, Lula, douze ans de prison au motif d’un acte de corruption pour laquelle il n’existe aucune preuve matérielle, une tentative d’assassinat sur Bolsonaro début septembre, un déferlement de haine et de violences, la multiplication d’actes homophobes et anti-PT.

Bolsonaro a promis « la prison ou l’exil » à ses opposants 

Et le spectre du retour d’une dictature, trente-trois ans après que le pays s’est débarrassé du régime militaire. Bolsonaro a promis « la prison ou l’exil » à ses opposants. Son fils, à peine tancé par son père, affirme qu’il suffirait « d’un soldat et d’un caporal » pour fermer le Tribunal fédéral supérieur, la plus haute instance judiciaire du Brésil. Dimanche soir, des militaires paradaient en arme dans les rues de Niterói, ville voisine de Rio, pour saluer la victoire de leur candidat.

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Et les dégâts de la vague sont déjà considérables. C’est une démocratie de 200 millions d’habitants, la plus importante d’Amérique latine, qui vacille, institution et population. Les partis politiques dominants sont décrédibilisés, rongés par la corruption à droite (au pouvoir avant 2003, elle a vu son candidat balayé au premier tour avec 4,8 % des voix) — à gauche aussi, bien que dans une moindre mesure. La justice s’est inféodée, mise au service d’une vaste opération de destruction du PT.

Après la destitution de Rousseff, Lula, bien que disposant encore de recours juridiques, a été interdit de présidentielle alors qu’il dominait largement les sondages. Alors fort diligente, la même justice électorale est restée muette devant la bombe lâchée entre les deux tours : le financement, prouvé, par de puissants intérêts économiques du déferlement sans précédent à l’échelle planétaire d’allégations fausses (fake news) sur les réseaux sociaux, au service de la campagne de Bolsonaro et qui l’a propulsé au sommet. Il y avait de quoi invalider purement et simplement sa candidature.

Le clivage de la carte électorale du pays est encore plus caricatural qu’avant les années Lula : le Nordeste rural et pauvre, qui avait grandement contribué à porter Lula au pouvoir, a massivement soutenu Haddad, jusqu’à 77 % dans l’État très pauvre du Piaui. Le déséquilibre s’inverse dans les États riches du sud et du sud-est (76 % pro-Bolsonaro en Santa Catarina).

Mais la fracture traverse aussi la société selon une autre ligne directrice : le vainqueur a drainé le vote majoritaire des jeunes, qui n’ont pas connu la dictature, mais aussi des quartiers périphériques pauvres des centres urbains. Y compris des Noirs et des minorités sexuelles (LGBT), parmi les plus discriminés : du sombre profil de Bolsonaro émerge d’abord, pour ces électeurs, les promesses de régler les problèmes de la corruption, de la violence et de l’insécurité, l’essentiel d’un programme sous influence du « BBB » — balle (la loi des armes), Bible (les très conservateurs évangélistes, qui séduisent 30 % de la population), bœuf (les grands éleveurs, vecteurs de la déforestation).

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Concernant l’Amazonie, sa politique se résume à un seul terme : le « bulldozer »

On aurait tort, cependant, de réduire cet événement sans précédent à un folklore tropical. Certes, l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro le doit en partie à la résonance de son discours « dégagiste » radical aux oreilles de populations peu éduquées et bernées par les fake news. Mais il faut se rappeler que ce petit député sanguin et provocateur, reconduit depuis vingt-huit ans dans son mandat fédéral, n’avait eu jusqu’alors qu’une influence insignifiante.

Par bien des aspects, l’impressionnante oscillation brésilienne, de Lula à Bolsonaro en l’espace de sept ans (2011-2018), peut être rapprochée du basculement Obama-Trump, voire du grand écart Aquino-Dutertre aux Philippines. Les mêmes causes produisent des conséquences similaires : l’étranglement mondialisé par une crise économique exacerbée par le libéralisme, la perte du sens commun et de l’intérêt collectif, le recours à la violence comme ultime solution pour les désespérés, l’exaspération décuplée des plus fragilisés, la séduction récurrente de la fable de « l’homme (ou la femme) providentiel » face à des périls dont on instrumentalise des « responsables » (les musulmans, les migrants, etc.). À qui le tour ? La France a échappé à deux reprises à la victoire de l’extrême droite au second tour de la présidentielle. Jusqu’à quand ?

Et puis la communauté internationale a quelques raisons de s’inquiéter des orientations économiques ultralibérales de Bolsonaro, pour le peu qu’il en a développé. Concernant l’Amazonie, dont la préservation constitue un enjeu planétaire de premier ordre pour la stabilisation du climat et l’entretien de la biodiversité, sa politique se résume à un seul terme : le « bulldozer » — une réminiscence des lubies de la dictature militaire. Pour ouvrir des pâtures aux bovins et des terres aux planteurs de soja, exporter du bois, raboter les réserves indigènes, construire des barrages. Dans la lignée de son mentor Trump, Bolsonaro s’est même déjà dit prêt à quitter l’Accord de Paris sur le climat si l’on venait à l’embêter au chapitre de l’Amazonie.

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