À Dijon, l’«espionnage d’État» cible des militants politiques

Par Gaspard d’Allens
27 janvier 2023

En octobre 2022, les habitants des Lentillères et des Tanneries à Dijon ont trouvé des caméras de surveillance dissimulées devant ces deux lieux militants. L’œuvre de la police, selon eux.

« Nous sommes sous le choc, mais pas surpris. » À Dijon, les habitants du jardin des Lentillères et de l’espace autogéré des Tanneries — deux lieux militants emblématiques de la ville — ont fait une découverte pour le moins déconcertante. En octobre dernier, ils ont trouvé deux caméras camouflées dans des boîtiers électriques, perchés à 7 mètres de hauteur juste devant chacun des deux portails.

Ces caméras filmaient, en continu, l’entrée des lieux, surveillaient massivement les allées et venues et contrôlaient les plaques d’immatriculation. Une des caméras donnait même directement sur la fenêtre d’une chambre. Des dispositifs assez sophistiqués : ils pouvaient être activés à distance pour allumer et faire pivoter les caméras. Une antenne permettait aussi de transmettre directement les vidéos et les informations récoltées. Aujourd’hui, elles ont été enlevées.

Dans ce boîtier se trouvait une caméra de surveillance. © Habitants des Lentillères et des Tanneries

Les collectifs d’habitants dénoncent « une intrusion totale dans [leur] intimité », « un espionnage d’État contre des opposants politiques et des lieux de contre-culture ». Pour eux, les propriétaires des caméras ne font aucun doute. « Qui, à part la police, a les compétences matérielles et l’intérêt de le faire ? s’interroge Jeremy [*]. Il faut une nacelle et toute une organisation pour installer ces caméras. »

Contactées par Reporterre, ni la préfecture ni la gendarmerie nationale n’ont voulu confirmer l’intuition des habitants. D’après ces derniers, les caméras auraient été posées dès 2019. Ils l’ont compris en épluchant leurs albums photos privés. Sur certaines d’entre elles, en arrière-plan, derrière les sourires, les fêtes et les banquets, se trouvaient ces petits boîtiers blancs accrochés à un poteau en béton. En utilisant les archives de Google Street View, ils ont pu constater que la première pose des caméras remontait également à 2019.

« Les boîtiers faisaient partie du décor et paraissaient inoffensifs. Personne ne les suspectait, mais ils épiaient nos vies et scrutaient nos moindres gestes. Au quotidien et pendant des années », réalise Jeff [*].

« Nos lieux de vie servent de base arrière au mouvement social »

En trois ans, ces caméras ont pu, en effet, accumuler une quantité gigantesque de données, identifier des milliers de personnes et surveiller des dizaines d’événements, de rencontres et de concerts. « Nos lieux de vie sont aussi des espaces d’organisation, explique Nora [*], une autre habitante des Tanneries. Ils brassent énormément de monde et servent de base arrière pour le mouvement social, l’accueil des exilés, le soutien aux grèves ou l’aide aux plus précaires. »

La caméra pouvait filmer à travers la grille du boîtier. Ce dernier faisait environ 38 centimètres. © Habitants des Lentillères et des Tanneries

Quatre-vingts personnes vivent aux Lentillères. Une dizaine aux Tanneries. Au quotidien, ils expérimentent ensemble des formes de vie collective, en dehors de l’économie marchande, comme le racontait déjà Reporterre en 2018. Les activités qu’ils mènent sont multiples : impression de brochures, atelier de réparation, centre d’archivage, spectacle, maraîchage, etc.

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Des dizaines d’associations nationales ont pu se retrouver sous surveillance. Rien qu’en 2022, Dernière rénovation, Extinction Rebellion et le syndicat Solidaires ont fait leur assemblée générale aux Tanneries. Le fonds de dotation Antidote, le collectif Reprise de terres, les Faucheurs volontaires d’OGM, les colleuses féministes, l’université d’été de la libération animale y ont également organisé des rencontres. Sans compter les brigades de solidarité qui y passent régulièrement, les groupes de musique ou les comédiens. Et même des collectifs de journalistes, dont la revue Z ou les Éditions de la dernière lettre.

« C’est un espionnage long et diffus qui a été mené à l’encontre de tout un milieu politique, dans sa diversité, soutient Jeremy. Le fait que l’on ait découvert ces caméras à la fois aux Tanneries et aux Lentillères montre que l’on a voulu cibler des militants et celles et ceux qui tentent de vivre en dehors de la norme. »

« C’est du voyeurisme »

Voir sa vie ainsi décortiquée à son insu, passée aux cribles de la surveillance, leur a laissé des traumatismes. « C’est comme si on avait vécu pendant plusieurs années sous un contrôle d’identité permanent, témoigne Nora. On revisite notre intimité, on voit notre quotidien dans les yeux de la police. Tu repenses à tes embrassades sur le parking, à tes amis, tes fréquentations. Ce n’est pas seulement de la surveillance, c’est du voyeurisme. » D’autant que plusieurs enfants et adolescents vivent sur place. « Comment leur expliquer qu’ils ont été placés sous l’œil d’une caméra ? Comment le justifier ? »

Entourée en rouge, la caméra qui filmait les habitants des Tanneries. © Habitants des Lentillères et des Tanneries

Les militants s’interrogent : pourquoi les autorités ont-elles installé un tel dispositif ? Une instruction judiciaire est-elle en cours ? Le parquet a refusé de donner suite à notre demande d’information. Mais, selon les militants, à leur connaissance, « il n’existe pas en ce moment de menace précise et aucune procédure d’expulsion n’est prévue ». Les Tanneries bénéficient d’une convention avec la mairie arrachée de haute lutte, tandis que l’avenir des Lentillères est en cours de discussion.

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Les habitants dénoncent « une surveillance policière illégale » et comptent bien organiser une « riposte juridique ». Ils envisagent de porter plainte. Comme le rappelle leur avocate Amandine Fabregue, du barreau de Lyon, « la captation d’images dans un lieu privé n’est autorisée que dans des cas précis : l’enquête d’un juge d’instruction ou d’un juge des libertés et des détentions, dans des affaires qui concernent uniquement la criminalité et la délinquance organisée. Cela ne semble pas aujourd’hui être le cas ».

« Cette affaire ne doit pas rester impunie, elle doit créer un sursaut de mobilisation, estime Jeremy. On assiste depuis plusieurs années à un glissement vers une société de contrôle, où le gouvernement criminalise de plus en plus violemment ses opposants. »

Selon lui, les vidéos récoltées serviraient à alimenter les notes blanches — des fiches ni datées ni signées — des renseignements généraux. « Ils veulent rendre suspectes nos vies, ils cherchent de pseudos preuves pour nous incriminer, enchérit Jeff. Comme lors de “l’affaire de Tarnac” [le sabotage de lignes de TGV en 2008], à défaut d’éléments tangibles, les autorités tentent de “colorer le dossier”, inventorier nos liens et alimenter leur fantasme autour de l’ultragauche ». D’après un membre des forces de police, interrogé par Le Figaro, les Lentillères et les Tanneries seraient leurs « ultimes bastions ».

En haut à gauche de la photo, la caméra installée devant les Tanneries pouvait filmer également des rassemblements, comme ici en 2020. © Habitants des Lentillères et des Tanneries

« J’ai l’impression d’être dans un mauvais film d’espionnage »

« Je n’en dors plus, raconte Faustine [*]. Ça sera quoi la suite ? Des perquisitions pour découvrir une bouteille d’acétone comme preuve irréfutable d’explosifs en cours de préparation ? Une pompe à vélo en guise de matraque ? Nos bibliothèques renversées pour mettre la main sur un livre de la révolution zapatiste ? J’ai l’impression d’être dans un mauvais film d’espionnage. »

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Au-delà de ces caméras, ces habitants subissent déjà une forte pression policière. Des voitures de police banalisées sillonnent régulièrement leur quartier et leur courrier est systématiquement ouvert, affirment-ils. « Même les lettres d’amour ! »

Pour les habitants, les caméras ont été installées en 2019. © Habitants des Lentillères et des Tanneries

Ce ne sont d’ailleurs pas les seuls. Dans un communiqué, les Dijonnais insistent pour inscrire cette affaire dans un cadre plus général. En mars dernier, Julien Le Guet, un des porte-paroles de Bassines non merci avait lui aussi découvert une caméra devant le domicile de son père. Il y a un an, un micro avait également été trouvé dans une bibliothèque anarchiste à Paris. À la zad du Carnet (Loire-Atlantique), une caméra avait été installée devant une barricade tandis qu’à Bure (Meuse), une rencontre des comités de soutien avait été filmée.

« On ne se laissera pas intimider ni décourager, souligne Nora. On sait qu’ils font cela pour nous briser, nous faire peur, mais nous ne nous arrêterons pas. » Au contraire, les militants appellent à un rassemblement à Dijon le 18 février. Un bal masqué contre l’espionnage d’État. « Si les autorités veulent des ennemis politiques, c’est comme ça qu’ils vont en fabriquer. »

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