« Marine, c’était la lumière dans l’obscurité de ce monde »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Dec 2, 2024

Jeudi 28 novembre 2024.

Depuis le premier jour de la guerre, les mauvaises nouvelles s’accumulent. Presque tous les jours, depuis plus de quatorze mois, j’apprends la perte d’un proche, d’un ami, d’un copain, d’un voisin, d’un collègue. Morts dans ce génocide, tués par les bombes, les maladies, la famine.

Mais hier, la mauvaise nouvelle ne venait pas de Gaza ni plus généralement de la Palestine. Elle venait de France. J’ai appris le décès de Marine Vlahovic.

Marine, c’est l’une de journalistes avec qui je travaillais à Gaza. Nous étions devenus amis. Journaliste indépendante, elle était basée à Ramallah et travaillait pour plusieurs médias français. Je l’appelais « Marine la machine », parce qu’elle travaillait sans cesse. On faisait plusieurs sujets en une journée. Elle était pleine d’enthousiasme et très, très active. Et surtout, comme je l’ai découvert plus tard, elle avait un grand cœur. C’était une journaliste révoltée et jalouse de sa liberté.

La première à briser le blocus

Notre collaboration avait pris fin à un moment où les autorités du Hamas faisaient pression sur les journalistes, en particulier les étrangers. Moi-même j’avais dû arrêter mon travail de fixeur pour les journalistes occidentaux. Je suis parti en voyage en attendant que les chose se calment. Marine, pour sa part, avait dû rentrer définitivement en France en 2019, parce que les Israéliens, qui contrôlent les frontières palestiniennes, avaient refusé de renouveler son visa. Ils savaient qu’elle soutenait la cause palestinienne, et qu’elle aidait les gens de Gaza. Elle a continué à le faire. Elle faisait passer des vêtements, des médicaments, de la nourriture, autant de choses interdites par le blocus israélien.

On ne s’était plus parlé après son départ, et tout à coup, au début de la guerre, elle m’appelle au téléphone. On entendait son sourire, qui donnait de la lumière dans l’obscurité de ce monde où nous vivons. Elle avait toujours gardé ce sourire, cet amour de la vie et des gens. Quand j’ai entendu sa voix, j’ai été très heureux. Marine a été la première à briser le blocus pendant cette guerre, et à faire passer des cadeaux à Walid. Son premier jouet, quand nous sommes arrivés à Rafah, première étape de notre exode, c’était grâce à Marine. Les médicaments pour les enfants, c’était aussi grâce à Marine. Les vêtements d’hiver, c’était grâce à Marine. Elle a été la première à trouver des solutions. Elle a pu, grâce à ses contacts, me fournir un téléphone qui permettait d’enregistrer plus de 1 000 contacts. Elle m’a envoyé des cartes e-SIM pour rester en contact avec le monde extérieur. Elle n’a pas arrêté de me soutenir. Sa dernière livraison était arrivée à Jérusalem : des chaussures, des habits chauds, et des vêtements de grossesse pour ma femme Sabah. On a pu faire entrer une petite partie de ces colis à Gaza.

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Elle avait pensé à tout. Il y avait même du chocolat et des jouets pour Walid, des habits pour toute la famille. Je n’oublierai jamais son aide. Le premier jour de notre installation à Rafah, j’ai donné un petit sac à Walid. Il y a découvert un ours en peluche. Je lui ai dit : « C’est un cadeau de Marine ! ». Son visage s’est illuminé. À l’époque, il parlait à peine, mais il a quand même dit : « Merci Marine ! » Après ça, à chaque fois qu’un colis arrivait de France, c’était toujours « Marine ! » Marine, pour Walid, c’était le Père Noël. C’était la joie, c’était le sourire, c’était la lumière dans l’obscurité de ce monde.

Marine, je ne t’oublierai jamais. Nous ne t’oublierons jamais, ni moi ni ma famille. Pour Walid, ton prénom était un mot de passe. Le simple fait de le prononcer déclenchait un grand sourire. Quand je lui disais : « On ira bientôt en France », il répondait « Marine ! Marine ! » Tu étais la première personne qu’il voulait voir le jour où on irait en France. Il me demandait tout le temps de lui montrer la vidéo où tu lui disais bonjour et où il te répondait. Il disait : « Allume le portable, je veux voir Marine ! » Et je sais que nous ne sommes pas la seule famille qui pense à toi, des dizaines, des centaines d’autres peut-être, ressentent la même chose que moi et voudraient dire ce que j’essaie de dire.

Elle ne supportait pas l’injustice

Marine n’a pas seulement apporté cette joie à Walid. Elle voulait aider tout le monde. Quand la guerre a éclaté, elle a fait tout son possible pour faire sortir de Gaza les journalistes palestiniens qu’elle connaissait, ou d’autres personnes qu’elle avait rencontrées. À l’époque, elle était en Égypte. Elle appelait le consulat français à Jérusalem, l’ambassade de France au Caire. Elle m’a proposé plusieurs fois de me faire évacuer avec ma famille, elle disait qu’elle pouvait m’aider à figurer sur les listes établies par le consulat de France ou l’ONG Reporters sans frontières. C’est ainsi qu’elle a aidé plusieurs personnes à sortir, dont des amis à moi. Elle était prête, aussi, à monter une cagnotte en mon nom, parce qu’à l’époque, il fallait verser des sommes énormes aux Égyptiens pour passer. À chaque fois, je refusais, mais elle insistait. Elle disait :

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“Rami, partir, ça ne veut pas dire fuir, c’est une chance pour toi de reprendre le travail après la guerre. Si tout le monde meurt, il n’y aura plus personne pour parler de Gaza”.

Mais pour moi c’était : « Non, je ne partirai pas avant la fin de la guerre. »

Son combat ne s’arrêtait pas là. Elle se démenait pour faire entrer en France ceux qui restaient coincés en Égypte, en insistant auprès des ONG et du ministère français des affaires étrangères. Elle ne supportait pas l’injustice. J’avais encore tellement de choses à lui dire. J’attendais le jour où on allait se revoir. Quand j’ai raconté sur Orient XXI que Moaz, le fils aîné de ma femme, rêvait de visiter la France et d’aller à Madrid et à Barcelone voir jouer les grandes équipes de foot espagnoles, elle m’a tout de suite appelé pour me dire qu’elle était prête à nous faire découvrir le Vélodrome à Marseille, et qu’elle nous préparerait une visite guidée de la ville.

« Comment osent-ils ? Je vais les appeler ! »

Elle voulait aussi me présenter son papa qui lisait attentivement mes articles sur Orient XXI. Si un jour je viens en France, j’irai le voir, non seulement pour lui présenter mes condoléances, mais pour lui dire combien Marine était une amie très chère pour la famille. Walid et ma femme aussi attendaient le jour où ils iraient en France, pour dire merci à Marine. Quand je suis rentré hier à notre tente, je n’ai pas voulu annoncer la nouvelle à Sabah. Mais voyant combien j’étais bouleversé, elle a insisté. Je lui ai dit que Marine reposait désormais en paix. Sabah a beaucoup pleuré. Elle ne la connaissait pas, mais pour elle, comme pour Walid, Marine était synonyme de soutien et de joie.

Marine, je veux te dire combien ton sourire avait compté pour nous, surtout pour Walid. J’ai beaucoup, beaucoup de choses encore à te dire, mais en ce moment je n’arrive pas à trouver des mots qui seraient à la hauteur de ce que tu as fait, et qui reste gravé dans nos cœurs.

Tu étais comme une grande sœur pour moi, tu me donnais toujours des conseils. Tu étais très soucieuse de mes relations avec mes employeurs. Tu me demandais régulièrement : « Rami, est-ce que tu as été payé pour ça ? Est-ce qu’ils t’ont fait un contrat ? Est-ce qu’ils t’ont déclaré ? » Tu me disais :

“Je sais, Rami, que l’argent est la dernière chose qui t’intéresse. Tu n’as jamais négocié tes rémunérations. Mais il faut que tu gagnes de l’argent pour vivre, et pour faire vivre ta famille. Et à Gaza tout est cher.”

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Et quand je répondais non, que je n’avais pas été payé pour tel travail, elle bondissait : « Comment osent-ils ? Je vais les appeler ! » À chaque fois, je lui disais de n’en rien faire. Mais elle voulait me protéger.

Que vais-je dire à Walid ?

Il y a un peu plus de deux mois, tu avais cessé de m’écrire tous les matins « Sabaho », une manière familière de dire « bonjour » en arabe. Je t’avais écrit : « Marine, tu ne me dis plus sabaho, quelque chose ne va pas ? » Tu m’avais répondu : « Non, tout va bien. » Mais je sentais bien que quelque chose n’allait pas. Je t’ai reposé plusieurs fois la question ces derniers temps, mais tu ne voulais pas répondre et je n’ai pas insisté. Je savais que tu n’aimais pas parler de toi, surtout à quelqu’un qui vit dans un enfer sans précédent, et qui tente de rester vivant au milieu d’un génocide. Mais je n’oublierai jamais ce que tu as fait, Marine.

J’essaie de trouver les mots, mais les mots me manquent. Ils me restent en travers de la gorge, parce que les larmes sont toujours dans mes yeux. Je voulais que tu saches qu’on t’aime. Qu’on t’aime beaucoup. Toute la famille t’aime. Walid se souviendra toujours de toi, de ton nom, de ton sourire et de la joie que tu amenais à chaque fois. Peut-être recevra-t-on ton dernier colis, qui est toujours à Jérusalem ? Mais alors, que vais-je dire à Walid quand il me dira « Il faut appeler Marine, il faut lui dire merci, ou lui envoyer un message » ? On va t’envoyer un message là où tu es. Repose en paix. Tu auras toujours le message de Walid qui t’aime, et c’est toujours grâce à toi qu’il aura toujours ce grand sourire. Excuse-moi si je n’ai pas vraiment des mots à la hauteur de ce que tu as fait, pour nous les Palestiniens, et pour ma famille et moi.

On t’aime Marine. Repose en paix.

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