Grèce. Exarcheia zone à défendre au cœur d’Athènes

Depuis des mois, ce « village » grec peuplé d’irréductibles habitants résiste. Opposés à la construction d’une station de métro, ils refusent de laisser la place centrale aux griffes de la gentrification. Leur potion contre les garnisons de la droite au pouvoir ? Une révolte solidement ancrée dans l’histoire du quartier. Reportage

Publié le
Dimanche 19 février 2023
Elisa Perrigueur

C’est une scène d’apparence ordinaire pour la Grèce. En ce dimanche ensoleillé du 29 janvier, des dizaines de personnes sont rassemblées dans un amphithéâtre de pierres, niché entre les cyprès de la colline Stréfi. Il y a là, au cœur de ce parc d’Exarcheia, un quartier alternatif d’Athènes, des habitants de tous âges qui pique-niquent.

Des chiens gambadent et quelques enfants crient. Peu avant le début d’une pièce de théâtre, la foule scande : « Non au réaménagement, non au métro. Prenez les flics et sortez-les d’ici ! » Cette réunion joviale est en réalité un acte de résistance. « Depuis octobre, la police est postée dans le parc qui fait l’objet d’un réaménagement. Nous ne pouvons plus nous rassembler librement comme avant », explique Maria, une participante. En vue de travaux qui dureront deux ans et demi, les autorités ont déployé les forces de l’ordre. Des grappes de policiers munis de casques et de boucliers sont tapies derrière les arbres de cette colline dont la vue plonge sur la ville blanche.

En contrebas, la place d’Exarcheia, centre névralgique du quartier, subit la même « occupation ». Des agents, majoritairement des policiers antiémeute, gardent un impressionnant chantier, entamé en août. Une station de métro doit voir le jour d’ici à huit ans sur le petit square arboré. Le lieu où s’achevaient souvent les manifestations anti-austérité ou antifascistes est aujourd’hui encerclé de palissades et de hauts barbelés.

« Les espaces publics se réduisent »

Des collectifs et assemblées de riverains défendent l’avenir de ces deux espaces publics du quartier d’environ 20 000 âmes : défilés, réunions publiques, flashmobs, manifestations réprimées, etc. Ils tentent de protéger un patrimoine dont parlent les murs d’Exarcheia : « Non au métro », « Libérez Stréfi », mais aussi « Non à l’Otan », ainsi que des affiches de soutien aux manifestants iraniens persécutés ou encore de solidarité avec le Rojava.

« Il faut réduire les risques d’inondation et d’éboulements » sur la colline rocheuse de Stréfi, plaide la mairie d’Athènes. Ce projet de réaménagement est mené à titre gracieux par Prodea Investment. Une « donation sans contrepartie », détaille la municipalité, attisant toutefois les craintes d’une privatisation. La transformation du parc Stréfi ira de fait bien plus loin, selon les manifestants : bétonisation de ses sommets, altération de son statut sauvage, installation de lumières, de caméras, d’un café, etc.

ON CRAINT L’ARRIVÉE DE CAFÉS STARBUCKS. CE MÉTRO, C’EST LE DÉBUT D’UN PROJET TOURISTIQUE DE MASSE POUR ATHÈNES.» KATARINA CHARALAMBAKI, LIBRAIRE DU QUARTIER EXARCHEIA

Parallèlement, la construction de la station de métro, dans le cadre d’une nouvelle ligne, est menée par l’entreprise Attiko. Certains résidents d’Exarcheia louent ses bienfaits. « Le trafic routier d’Athènes va baisser et la place Exarcheia était à l’abandon, il y avait du trafic de drogue. Il fallait que ça change », estime le patron d’un restaurant local, qui préfère rester anonyme. Mais, pour les opposants, derrière ces arguments vertueux, ce métro sonne le glas de l’identité du quartier. Il symbolise sa gentrification galopante.

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L’ingénieur agronome Dimitri Geronikos, arrivé en 1995 à Exarcheia, s’indigne de la « présence policière » autour des deux projets. Pendant qu’il parle, à l’ombre d’un oranger à deux pas de la colline Stréfi, cinq scooters conduits par des agents « Drasi » (action, en grec) résonnent dans la rue. Interdite sous le gouvernement de gauche Syriza (2015-2019), cette unité d’intervention a été réhabilitée sous la droite Nouvelle Démocratie, réélue en 2019. Pour Dimitri Geronikos, « les espaces publics se réduisent. Ce sont les valeurs de ce quartier solidaire qui sont menacées ».

Un fief de gauche depuis la fin du XIXe  où vivaient artistes et étudiants

La réputation d’Exarcheia comme fief de gauche s’est forgée dès la fin du XIXe siècle, avec l’émergence des universités. « C’était un quartier social, ouvert, la police ne venait presque jamais. Il y avait des artistes, des étudiants », rappelle l’ingénieur. Un petit monde libre fréquentant les nombreuses librairies, imprimeries, cafés créés dans son sillage. Deux événements tragiques, entre autres, ont forgé son âme contestataire.

IL Y A UNE HAUSSE CLAIRE DE LA VIOLENCE POLICIÈRE DEPUIS LE RETOUR DU PARTI NOUVELLE DÉMOCRATIE.  ANNY PAPAROUSOU, AVOCATE

En 1973, le soulèvement des étudiants de Polytechnique, imposant bâtiment néoclassique aujourd’hui recouvert de tags antifascistes, a marqué l’histoire. Ils protestaient contre la dictature des colonels (1967-1974). Leur rage a été étouffée dans le sang, par les chars. Enfin, en 2008, une révolte a suivi la mort d’Alexis Grigoropoulos, 15 ans, tué par un tir de policier dans les rues d’Exarcheia. Cette colère a entériné son mythe de lieu anti-flics, anarchiste et unique au cœur de la capitale. « Pendant l’austérité (la crise de la dette de 2008 et 2018), des initiatives solidaires sont nées : des coopératives, des squats pour les réfugiés », ajoute Dimitri Geronikos.

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En janvier 2023, presque tous les squats ont été fermés par les autorités. Les policiers sirotent sereinement leurs cafés froids à deux pas de Polytechnique. Derrière les palissades de la place Exarcheia, le chantier du métro semble pourtant désert. Le mystère plane autour de ces travaux. « On ne nous dit pas grand-chose », se désole une habitante, Hara Christopoulou.

Même le démarrage du chantier s’est fait dans l’ombre, une nuit d’août 2022. Déterminée à lutter contre ce projet, elle participe à l’assemblée citoyenne contre le métro d’Exarcheia. Le collectif d’opposition tient une réunion publique chaque semaine dans le centre social pour migrants, une maison à deux pas du square. L’air grave, six mois après le début des travaux du métro, des résidents évoquent leurs actions du moment.

Depuis décembre, une campagne de crowdfunding leur a permis de récolter 9 000 euros pour financer une procédure judiciaire. « Les habitants ont saisi le Conseil d’État afin qu’il reconsidère les dommages possibles autour de cette construction », explique Hara Christopoulou. Ils mettent en avant le manque d’études environnementales techniques, les permis nécessaires, etc. La décision du Conseil sera rendue en mai.

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Arrestations et procès

Des manifestations ont lieu régulièrement, mais elles sont difficiles dans un contexte policier répressif. « Il y a une augmentation claire de la violence policière depuis le retour de la Nouvelle Démocratie », note maître Anny Paparousou. En juin 2022, un rapport du médiateur du citoyen révélait une hausse de 17 % des signalements de brutalités policières sur un an. L’avocate défend, elle, « de plus en plus de militants mis en cause par l’État ». Fin mars, 16 personnes seront jugées à la suite de leur arrestation en novembre lors d’une protestation contre le métro. « Ils sont poursuivis pour atteinte à l’ordre public, violences sur personnes dépositaires de l’autorité publique, etc. Ils risquent jusqu’à cinq ans de prison », précise-t-elle.

 LES LOCAUX SONT EXPULSÉS TANDIS QUE LA POLITIQUE DU “VISA D’OR”, MISE EN PLACE EN 2013, ENCOURAGE L’ACHAT IMMOBILIER DES RICHES ÉTRANGERS.  ACHILLEAS, URBANISTE

Les touristes, eux, déferlent dans le musée archéologique aux colonnes de marbre, doté d’une grande esplanade. Des architectes ont suggéré de construire la station de métro face à ce bâtiment, le long d’un boulevard, moins enclavé que le square d’Exarcheia. Cet espace aurait eu moins d’impact sur les activités alternatives du quartier. Mais l’idée a été rejetée. Aussi, pour Hara Christopoulou ou Dimitri Geronikos, il ne fait aucun doute que « ce projet de métro est politique ». Le gouvernement veut en finir avec ce quartier.

En 2017, l’actuel premier ministre, Kyriakos Mitsotakis, avait exprimé sa volonté de « nettoyer Exarcheia » qu’il prétendait « infesté de terroristes ». Vasileios Foivos Axiotis, adjoint au maire d’Athènes, également issu du parti de droite libérale, assure que le seul « but est d’améliorer le bien-être des habitants », comme il le répète dans son bureau avec vue sur le Parthénon. « Nous ne pouvons pas modifier le lieu de construction, il est trop tard ! » tranche-t-il. « Les gens qui manifestent contre ces projets n’habitent même pas dans le quartier », accuse-t-il, répétant l’argument des autorités gouvernementales, pourtant démenti sur le terrain. « Les résidents d’Exarcheia sont en réalité favorables au projet », assure-t-il, en se basant surtout sur les votes des conseils municipal et régional en faveur de ces plans.

Une âme à préserver

« Les habitants sont contre le projet, car ils savent qu’il ne vise pas leur bien-être, mais celui des touristes, répond, pour sa part, Katarina Charalambaki, libraire à Exarcheia. Ce quartier est devenu un espace de consommation ces dernières années. Les prix des loyers ont flambé (de 15 % depuis 2019 – NDLR) et la population, plus aisée, est devenue étrangère. Un métro aggravera cette gentrification », regrette-t-elle, alors qu’elle-même a dû déménager dans un autre quartier d’Athènes.

Dans les rayons de son magasin où trônent des ouvrages en grec sur l’anarchie, le marxisme ou la vie d’Aris Velouchiotis, héros de la résistance grecque, elle croise de plus en plus de visiteurs étrangers cherchant des ouvrages en anglais. « Quels commerces ouvriront autour de ce métro ? Des cafés Starbucks pour touristes ? Les imprimeries, cafés traditionnels, espaces solidaires vont-ils survivre ? L’idée du gouvernement est de transformer le quartier pour les visiteurs étrangers. Et c’est une politique plus globale : c’est le commencement d’un projet touristique de masse pour la ville d’Athènes », conclut la libraire.

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L’esprit historiquement contestataire d’Exarcheia a été récupéré pour en faire un objet marketing pour les visiteurs.

De janvier à août 2022, 19 millions de touristes étrangers ont visité le pays de 10 millions d’habitants, 120 % de plus que l’année précédente. Le secteur touristique, vulnérable mais lucratif sur le court terme, est devenu une priorité des gouvernements. Dans la capitale et sa banlieue, 71 nouveaux hôtels ont ainsi ouvert depuis 2017, d’autres sont en cours de construction. En cette période d’hiver, les visiteurs affluent toujours sur l’Acropole.

À Exarcheia, de nouveaux bistrots branchés ouvrent leurs portes. Des groupes du quartier ont beau lutter contre le tourisme de masse, l’esprit historiquement contestataire d’Exarcheia a été récupéré pour en faire un objet marketing pour les visiteurs. On croise, par exemple, quelques guides avec des visiteurs se baladant devant les endroits symboliques d’Exarcheia, à l’image du lieu du décès d’Alexis Grigoropoulos, où a été posée une plaque commémorative.

L’urbaniste Achilleas raconte que ce tourisme s’est accompagné d’une frénésie d’achats des étrangers à laquelle le quartier a assisté impuissant. Nombre d’appartements deviennent ensuite des locations saisonnières Airbnb, inabordables pour les Grecs. « Les locaux sont expulsés ou quittent le quartier. Les gens politiquement actifs sont moins nombreux, constate Achilleas. De fait, un touriste n’est pas impliqué dans les combats sociaux, il est de passage. » Aujourd’hui, « les acheteurs sont surtout chinois ou israéliens », affirme-t-il. Ils sont encouragés par la politique du « visa d’or », mise en place par le gouvernement de droite de 2013.

Contre un investissement immobilier de 250 000 euros, les ressortissants hors UE peuvent obtenir un visa pour l’espace Schengen. La Nouvelle Démocratie va prochainement augmenter ce plafond à 500 000 euros. Cette annonce a pour effet d’entraîner une augmentation des demandes de ces visas, en attendant la mesure effective.

Les combats contre le métro ou pour la protection de Stréfi s’apparentent à celui de David contre Goliath. L’ingénieur agronome Dimitri Geronikos tient à nous montrer un lieu d’espoir, le parc Navarinou. Ce petit espace vert doté de jeux d’enfants colorés, fondé par les résidents, est totalement autogéré. Sur un mur du parc, on peut lire cette phrase du poète Dinos Christianopoulos : « Et que n’as-tu pas fait pour m’enterrer… mais tu as oublié que j’étais une graine. »

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