Par Roger Harris
10 Septembre 2020
Roger Harris fait partie du conseil d’administration du Groupe de travail sur « les Amériques », une organisation anti-impérialiste de 32 ans.
Dans les années 1970, pour la gauche et même de nombreux libéraux, il était clair que l’envoi de napalm par Nixon sur les villages vietnamiens était une abomination. Dans les années 1990, certains pensaient que le bombardement de la Yougoslavie par Bill Clinton était peut-être à visée « humanitaire ». A présent, on a le sentiment que les États-Unis ont la responsabilité mondiale de protéger les territoires les moins « éclairés » au nom de la « démocratie ». Certains, à la gauche libérale, ne reconnaissent pas l’erreur de ce que Jean Bricmont (physicien essayiste belge) qualifie d’« impérialisme humanitaire », c’est à dire utiliser les droits de l’homme pour « vendre la guerre ».
En réponse à une organisation de paix qui prône la non intervention étrangère dans les affaires intérieures de la Biélorussie, un commentateur américain a protesté : « Il n’y a pas eu d’intervention américaine dans le pays. Il n’y a rien de mal, intrinsèquement, avec un soutien extérieur pour la démocratie. Votre soutien à quelqu’un qui semble être un dictateur sanglant est consternant ». Ainsi, plusieurs questions inévitables se posent. Qu’est-ce qu’un dictateur ? Y a-t-il eu une intervention étrangère au Biélorussie ? Qui a le droit d’intervenir ? Et ceux qui préconisent la non-intervention, soutiennent-ils implicitement un dictateur présumé ?
L’élection présidentielle biélorusse comme catalyseur du changement de régime
Les éléments de l’opposition rn Biélorussie avaient prévu depuis longtemps d’utiliser l’élection présidentielle du 9 septembre comme catalyseur pour un changement de régime. Leur base principale comprend les professions supérieures des cols blancs. Cependant, ils n’auraient pas été en mesure de rallier les dizaines de milliers de manifestants s’il n’y avait pas eu un large et véritable mécontentement contre le président Alexandre Loukachenko.
Les éléments de la direction de l’opposition en Biélorussie sont financés en partie par l’Union européenne et les États-Unis et reflètent leurs intérêts politiques. Ils ont adopté le drapeau rouge et blanc, celui qui flottait sous l’occupation nazie. Leur programme de réformes sur le modèle d’un programme presque identique à celui de l’Ukraine, appelle à la privatisation néolibérale complète de l’économie et à un alignement sur l’Ouest et l’OTAN.
Les sondages de sortie des urnes, menés par l’opposition, ont été diffusés pour dénoncer des fraudes électorales flagrantes : selon eux Loukachenko n’aurait obtenu que 3% des voix. D’autres observateurs ont reconnu que Loukachenko avait obtenu la majorité mais pas les 80% annoncés et officialisés. Golos, une organisation de surveillance des élections pro-opposition, utilisant les données recueillies par les organisations de jeunes soutenues par les États-Unis, a rapporté que Loukachenko avait gagné avec 61,7%.
La BBC News a déploré que l’élection en Biélorussie se soit déroulée sans « inviter aucun observateur indépendant ». Pourtant, il y avait une délégation d’observation électorale de la Communauté des États indépendants (CEI), qui a déclaré que l’élection du 9 août « était ouverte et compétitive et a veillé à ce que les citoyens Biélorusses puissent exprimer librement leur volonté ». Mais le rapport de la CEI n’avait pas la conclusion aimable ou « indépendante » recherchée par la BBC, une quasi organisation gouvernementale de l’État britannique et financée par un prélèvement obligatoire de l’État.
Les voix des tendances politiques et des partis en Biélorussie et ailleurs en Europe qui se considèrent socialistes ou communistes, mais qui critiquent leurs gouvernements, sont exclues des médias occidentaux. Même les journaux de gauche tels que Democracy now (DN) répétent le discours du « changement de régime » des États-Unis et de l’OTAN, sans fournir d’autres points de vue. Or D.N déplore la « répression massive de tout reportage indépendant » en Biélorussie, tout en jouant le gardien de l’information dans la patrie de l’empire.
Objectivement, personne ne connaît le résultat réel du vote.
Définitions pratiques d’un dictateur
Être non élu ou élu frauduleusement n’est pas la seule définition d’un dictateur. La définition fonctionnelle du gouvernement américain est « un leader déloyal envers l’empire ».
Washington considère le président démocratiquement élu du Venezuela Nicolás Maduro comme un dictateur. Alors que Juan Guaidó, qui s’est proclamé président du Venezuela sur un coin de rue de Caracas et a été immédiatement reconnu par le gouvernement américain, est considéré comme un chef d’État légitime.
Le monarque d’Arabie saoudite est considéré comme légitime par Washington, même si les Saoud au pouvoir ne prennent même pas la peine de mener des élections fictives. C’est un pays où les femmes n’ont pas de droits fondamentaux, où l’esclavage est pratiqué, et où ceux qui vont à l’encontre de la loi sont régulièrement décapités. Mais l’Arabie saoudite est le plus grand acheteur d’équipement militaire américain dans le monde. Ainsi, le monarque saoudien n’est pas sur la liste officielle américaine des dictateurs clairement cités.
Ensuite, il y a les dirigeants choisis et installés par les États-Unis après les coups d’État, comme en Ukraine en 2014. Là, les États-Unis ont littéralement choisi le leader pour l’Ukraine de l’après-coup d’État à partir d’une galerie de voyous et de néo-nazis.
Intervention de l’Occident en Biélorussie
Les États-Unis n’ont pas de bottes sur le terrain en Biélorussie et, jusqu’à présent, ils se sont abstenus d’attaques de drones lors de funérailles ou de fêtes de mariage. Malgré cette retenue louable de la seule superpuissance mondiale, il serait faux de supposer que les Etats-Unis n’interviennent pas en Biélorussie. Un programme de guerre hybride américain est en vigueur depuis au moins 2004, lorsque les États-Unis ont adopté le soutient à la démocratie en Biélorussie, créant des ONG antigouvernementales en Biélorussie.
La Biélorussie fait l’objet de sanctions unilatérales et illégales de la part des Usa en vertu du droit international, mais justifiées par une déclaration présidentielle, qui revendique une fausse « urgence » parce que la Biélorussie « constitue une menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique étrangère des États-Unis ».
L’USAID (l’aide américaine), le visage caché de la CIA, déclame en langue orwellienne les plans de « changement de régime » des États-Unis pour la Biélorussie :
« Promouvoir l’émergence d’un… marché Biélorusse… L’USAID travaille à … stimuler la transition du pays vers une économie de marché grâce à des programmes qui soutiennent… les entreprises privées ».
C’est ainsi que l’impérialisme des Etats-Unis s’affiche effrontément : « faire la transition » d’un État soi-disant souverain en une dépendance néolibérale.
Le site Web du National Endowment for Démocratie (NED, Fondation Nationale pour la démocratie), une filiale de la CIA, répertorie une trentaine de projets en cours en Biélorussie pour ce qu’on appelle par euphémisme, le renforcement des médias « indépendants », de la société civile, de la culture et du discours public. Les années de travail acharné de la NED ont été reprises dans les médias de référence de l’opposition en Biélorussie.
La deuxième candidate à l’élection présidentielle biélorusse avec 10% des voix officielles, Sviatlana Tsikhanouskaya, s’est enfuie en Lituanie, où elle a rencontré le secrétaire d’État adjoint américain Stephen Biegun. Bien qu’elle se soit décrite comme apolitique et qu’elle n’ait aucune expérience politique antérieure, elle s’est déclarée prête à diriger la Biélorussie En effet, cette femme de 37 ans a toutes les qualifications pour être un président marionnette, très photogénique et parlant anglais. Le 4 septembre, elle s’est adressée au Conseil de sécurité de l’ONU pour demander de sanctionner son propre peuple.
L’Union européenne joue un rôle encore plus manifeste dans la promotion du changement de régime en Biélorussie et envisage de prolonger les sanctions. Le gouvernement ouvertement antisémite de la Pologne, avec lequel la Biélorussie partage une frontière, a un intérêt irrédentiste à « récupérer » des parties du pays qui composaient autrefois empire polonais.
L’héritage russe
La Biélorussie était une république soviétique, qui n’est devenue un pays souverain qu’en 1990 après l’éclatement de l’URSS. La Biélorussie a de fortes affinités historiques et culturelles avec son voisin russe. Environ 70% des Biélorusses parlent russe chez eux. En 2000, la Biélorussie et la Russie ont créé l’État de l’Union, une confédération supranationale pour l’intégration économique et la défense commune.
Les États-Unis et l’Union européenne aspirent à utiliser cette nouvelle révolution des couleurs en Biélorussie pour achever l’occupation militaire de la frontière occidentale de la Russie. La Biélorussie est la dernière pièce de ce casse-tête, maintenant que la Lettonie et l’Estonie sont dans le camp de l’OTAN et que l’Ukraine est en route.
L’implication de la Russie a été largement en réaction à cet encerclement militaire hostile. L’escalade des tensions ne fait que motiver la Russie à être plus défensive. Le meilleur antidote à l’intrusion russe est la détente plus qu’une nouvelle guerre froide. En fait, le seul gouvernement que le mouvement de paix américain devrait plutôt influencer, c’est le sien.
L’impasse actuelle en Biélorussie
La révolution des couleurs en Biélorussie est maintenant au point mort et les forces adverses semblent dans l’impasse. Sans entrer dans un débat sur Loukachenko, la question qui se pose est de savoir comment les travailleurs de la Biélorussie peuvent le mieux déterminer leur destin.
L’opposition affirme que le règne de 26 ans de Loukachenko en Biélorussie a dégénéré avec des élections douteuses, une mauvaise gestion et la corruption. Mais le remède pourrait être pire que la maladie, comme dans le cas de la Libye, surtout si la Biélorussie laisse le soin à l’empire américain le choix de lui dicter le nouveau leader « démocratique » et la forme de gouvernement à suivre.
La Biélorussie a connu un faible taux de chômage, des logements sociaux, presque pas de sans- logis, des soins de santé et d’éducation accessibles et abordables. Ces facteurs de protection sociale se comparent favorablement à la dure austérité néolibérale et à la désintégration civile de ses voisins, aujourd’hui attirés dans le bloc de l’OTAN. La question cruciale est de savoir comment les Biélorusses peuvent défendre leurs acquis dans un milieu international controversé.
Tony Kevin, l’ancien ambassadeur d’Australie en Pologne, résume l’impasse actuelle :
« La Biélorussie est en danger, parce que dans le crépuscule politique de Loukachenko, il y a confusion et crainte : le peuple a perdu ses amarres idéologiques, et il n’y a pas de vision nationale cohérente comme cela a été le cas en Russie sous Vladimir Poutine à partir de 2000. Nous espérons que les Biélorusses vont voir le danger qui les attend s’ils désistent Loukachenko sans savoir ce qui vient après. »
Indépendamment de ce que les forces de sécurité pourraient faire, Loukachenko pourrait facilement être destitué si les travailleurs des grandes entreprises industrielles faisaient une grève sauvage. Certains travailleurs mécontents ont quitté leur emploi, mais la majorité veut se prémunir contre les échecs de la trahison à la Solidarnosc en Pologne, la capitulation de Eltsine en Russie, et des néo-nazis en Ukraine.
Dans ces exemples et dans d’autres, les entreprises d’État ont été vendues à des prix sous- estimés à de nouveaux oligarques et financiers occidentaux. L’équipement des usines a été saccagé, les forces de travail ont été considérablement réduites et les droits du travail abrogés. En l’absence du spectre d’un autre coup d’État soutenu par les États-Unis comme en Ukraine avec sa sévère austérité néolibérale, Loukachenko aurait probablement fait partie de l’histoire ancienne.
L’alternative de paix : pas d’intervention étrangère en Biélorussie
Le principe de non-intervention est inscrit dans la Charte des Nations Unies. Il n’y a pas de droit unilatéral d’intervention dans les affaires intérieures d’un autre État souverain. Le plus grand violeur de ce droit international fondamental est la seule superpuissance mondiale. La conséquence, selon le regretté analyste politique uruguayen Eduardo Galeano (romancier et essayiste) est celle-ci : « Chaque fois que les États-Unis « sauvent » un pays, il le transforme soit en un asile d’aliénés soit en cimetière. »
Une position non interventionniste ne peut être confondue avec un appui à Loukachenko. S’opposer à l’interventionnisme des États-Unis et l’OTAN n’est pas plus un soutien à Loukachenko que l’opposition à l’invasion en Irak était un soutien à Saddam Hussein. La Biélorussie a besoin de plus que ce choix binaire entre Loukachenko et une option à l’ukrainienne ratée. Pour cela, il n’est pas nécessaire d’intervenir de l’étranger en Biélorussie.
Pour ceux d’entre nous aux États-Unis, cela signifie empêcher notre propre gouvernement de pêcher dans les eaux troubles, et de laisser le peuple Biélorusse décider. Ils en ont le pouvoir et ils n’ont pas besoin qu’on leur dise à quoi ressemble la démocratie, tout comme ceux d’entre nous qui choisiront entre Trump ou Biden en Novembre.
10 Septembre 2020, “the task force on the America”