Retour des militaires dans le dispositif répressif, une première depuis 1948

Si la question de la « militarisation du maintien de l’ordre est au centre de la discussion sur la répression du mouvement des Gilets Jaunes depuis plusieurs mois, la situation a connu cette semaine une évolution radicale avec l’annonce du déploiement de militaires pour protéger des « lieux fixes » et ainsi libérer une partie des forces de l’ordre.

Par Pablo Morao
21 mars 2019

Alors que Macron souhaite déployer l’armée pour l’acte 19 des Gilets Jaunes, dans les colonnes de la presse, de nombreux historiens rappellent le caractère historique de cette décision qui soulève de nombreuses interrogations. Celle-ci nous ramène un siècle en arrière, lorsque l’armée assurait l’ensemble du maintien de l’ordre de façon souvent très violente. Retour sur l’histoire des rapports entre armée et maintien de l’ordre depuis la IIIème République.

1871-1921 : l’armée au cœur du maintien de l’ordre

Sous la IIIème République, l’armée est, jusqu’à 1921, au centre des opérations de maintien de l’ordre. En l’absence de forces de police spécialisée sur ces questions, l’armée est mobilisée, réprimant parfois dans le sang des manifestations pacifiques.

En 1891, l’armée tire lors de la « fusillade des Fourmies » et fait 9 morts dans le cadre d’une manifestation ouvrière pacifique réclamant la journée de 8 heures.

En 1907 dans le Languedoc-Roussillon, une crise de surproduction conduit à « la révolte des vignerons ». Tous les dimanches, des manifestations massives sont organisées dans une ville différente : Béziers, Carcassonne, Nîmes, Montpellier ou encore Perpignan. Pour arrêter le mouvement, Clémenceau – président du conseil – mobilise l’armée et, alors que la tension explose suite à l’arrestation de dirigeants du mouvement le 19 juin, les soldats reçoivent l’ordre de tirer sur la foule et font plusieurs morts.

En 1908, toujours sous Clémenceau, l’armée est envoyée pour soutenir la gendarmerie locale qui vient de tuer deux mineurs grévistes qui poursuivaient des briseurs de grève à Vigneux. Le 30 juillet, 2000 militaires répriment une manifestation de plusieurs milliers d’ouvriers à coups de sabre, tuant 4 mineurs.

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En 1921, la création de la Gendarmerie mobile vise à mettre fin à ce maintien de l’ordre violent par l’armée qui comporte de nombreux risques, qu’il s’agisse de l’anti-militarisme et des tensions que suscitent une répression ultra violente ou encore des mutineries et de la potentielle jonction entre l’armée et les manifestants (l’armée étant alors en bonne partie constituée de conscrits, enrôlés de force) – comme c’est le cas en 1907 pour le 17ème régiment des Dragons. En 1944, la création des Compagnies Républicaines de Sécurité (CRS) dote la Police nationale d’un corps lui aussi spécialisé sur le maintien de l’ordre.

Une démilitarisation en trompe l’œil ?

Si l’on assiste ainsi à une démilitarisation du maintien de l’ordre, celle-ci est cependant circonscrite à la métropole. Dans les colonies, l’armée continue à jouer un rôle aux côtés de la police dans le maintien ultra-violent de l’ordre.

En outre, malgré cette démilitarisation, l’armée intervient à nouveau en 1948, dans le cadre d’une grève de mineurs. Mobilisés contre un des décrets attaquant leur statut, la grève démarre le 4 octobre et se durcit à partir du 16 avec l’arrêt des opérations de pompage. Le ministre de l’Intérieur Jules Moch fait alors intervenir les CRS et l’armée pour dégager les occupations de puits, avec autorisation de tirer. Les affrontements entre CRS, armée et mineurs délogés qui contre-attaquent pour récupérer leurs positions font plusieurs morts.

Par la suite, l’armée n’interviendra plus dans le maintien de l’ordre, celui-ci se structurant centralement autour des unités mobiles de la Police et de la Gendarmerie Nationale. Pour autant, ce retrait ne met pas fin à la répression violente par balles. Plusieurs épisodes répressifs sont ainsi marqués par des tirs contre des manifestants, en particulier lorsque ceux-ci sont algériens comme le 14 juillet 1953 (7 morts par balle) ou en le 17 octobre 1961 (plusieurs dizaines de morts, le nombre exact ayant été dissimulé par la police). En juin 1968, un ouvrier de Peugeot Sochaux est tué d’une balle par un CRS alors que la police tente de dégager le piquet de grève.

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Macron : un saut dans le maintien de l’ordre

Depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes, la stratégie traditionnelle du maintien de l’ordre a été mise à mal par une mobilisation inédite et radicale, conduisant le gouvernement à faire évoluer sa doctrine, en développant notamment la mobilité des forces de répression, s’appuyant sur des Détachements d’Action Rapide – formés d’agents de la BRI et de la BAC -, ou encore en développant les interpellations arbitraires en amont. Cette stratégie s’est accompagnée d’une intensification extrême de la violence du maintien de l’ordre, avec une utilisation des LBD40 et des grenades GLI-F4 exceptionnelle, responsables de centaines de blessés et mutilés.

Avec la mobilisation de militaires de l’opération Sentinelle, la « militarisation » du maintien de l’ordre franchit un cap. Cette mesure, réclamée depuis décembre par les syndicats de police tels qu’Alliance, Synergies et le SCPN signe en effet un retour inédit depuis 1948 de l’armée dans les opérations de répression des manifestants. Un cap supplémentaire dans la violence avec laquelle on frappe le mouvement depuis plus de 4 mois.

Une opération qui suscite une indignation importante chez les Gilets Jaune, dans l’opposition politique, et dans des structures de la société civile telles que la Ligue des Droits de l’Homme, mais qui inquiète également la bourgeoisie et ses spécialistes de la répression. [Alain Bauer], qui regrettait au lendemain de l’acte XVIII que le maintien de l’ordre n’ait pas été à la hauteur, s’est ainsi indigné dans l’émission C dans l’Air de cette décision : « Ce n’est pas parce que l’on est inexpérimenté et totalement inculte en matière de maintien de l’ordre qu’il faut faire n’importe quoi ! ».

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Alors que le gouvernement acculé ne tient plus que par l’approfondissement de la répression, que son manque d’expérience et d’ancrage politique rend d’autant plus dangereuse, les coûts politiques d’une telle mesure pourraient en effet s’avérer importants. « En ayant recours aux armées dans ce contexte et en jouant sur la confusion, le gouvernement alimente un brouillage entre les fonctions de sécurité intérieure et la fonction militaire. Ce brouillage n’est propice ni à l’apaisement, ni à la compréhension des rôles de chacun. » note ainsi l’historienne Bérénice Chéron, interviewée par Le Figaro Vox.

Dans l’Opinion, Jean-Dominique Merchet, éditorialiste et spécialiste des questions militaires souligne également les dangers de ce nouveau « pas symbolique » : « Reposant sur la distinction du délinquant et de l’ennemi, le cloisonnement juridique entre la sécurité intérieure et la défense ex­térieure est l’un fondements démocratiques de l’usage de la force. La lutte antiterroriste avait déjà mis à mal ce principe. En engageant les militaires de Sentinelle pour sécuriser des « sites fixes » face à des manifestants, le pouvoir exécutif, visiblement désorienté par l’acte XVIII, prend un nou­veau risque considérable. »

Dans une situation d’impasse pour le gouvernement qui refuse de céder aux Gilets jaunes, le déploiement de l’armée tient donc d’une véritable fuite en avant répressive, dont les conséquences pourraient être très lourdes, et dont on peut avec certitude prédire qu’elle ne permettra pas de résoudre les contradictions aigües qui ont ressurgi avec force samedi dernier.

Photo : ©Pigiste/AFP

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