Par Dale Jamieson, Michael Oppenheimer et Naomi Oreskes
24.novembre.2019
Les négationnistes du changement climatique accusent souvent les scientifiques d’exagérer les menaces liées à la crise climatique, mais si tant est que cela soit, ils sont cependant encore souvent trop réservés en la matière
Bien que les résultats de la recherche sur le climat soient concordants depuis des décennies, les climatologues se sont efforcés de faire comprendre la gravité de la situation aux profanes en dehors de leur domaine. Ce n’est que récemment que le grand public semble s’être éveillé à la menace de la crise climatique. Pourquoi ?
Dans notre dernier livre, « Discerning Experts : The Practices of Scientific Assessment for Environmental Policy » [Des spécialistes exigeants : Les Pratiques d’évaluation scientifique pour les politiques environnementales, ouvrage non traduit, NdT], nous avons tenté d’expliquer la façon dont les scientifiques fondent leurs jugements. En particulier, nous voulions savoir comment les scientifiques réagissent aux pressions, tantôt subtiles, tantôt manifestes, qui se font jour lorsqu’ils savent que leurs conclusions seront diffusées à l’extérieur du milieu des chercheurs – bref, comment les scientifiques se sentent influencés quand ils se savent sous les regards extérieurs.
Nous nous sommes penchés sur ces questions en ce qui concerne plus particulièrement le domaine des pluies acides, de l’appauvrissement de la couche d’ozone et des prévisions de l’élévation du niveau de la mer à partir de la calotte glaciaire occidentale de l’Antarctique.
Alors que les climato-sceptiques et les négationnistes accusent souvent les scientifiques d’exagérer les menaces associées à la crise climatique, les preuves disponibles suggèrent le contraire. Dans l’ensemble, les scientifiques ont soit eu raison dans leurs évaluations, soit se sont montrés trop timorés. Nous avons constaté une tendance claire à sous-estimer certains indicateurs climatiques clés et, par conséquent, à sous-estimer la menace du bouleversement climatique. Lorsque de nouvelles observations du système climatique ont fourni davantage de données ou de meilleures données, ou nous ont permis de réévaluer des conclusions antérieures, les résultats concernant la fonte des glaces, la hausse du niveau de la mer et la température des océans ont généralement été pires que ceux prévus initialement.
L’un des facteurs qui semblent contribuer à cette tendance à la sous-estimation est la recherche apparente d’un consensus, ou ce que nous appelons « univocité » : le besoin éprouvé de parler d’une seule voix.
Nombre de scientifiques craignent que s’ils exposent publiquement leur désaccord, les responsables gouvernementaux ne prennent leurs divergences d’opinion pour de l’ignorance et ne s’en servent pour justifier leur inaction.
D’autres craignent que, même si les décideurs politiques souhaitaient agir, il leur serait difficile de le faire si les scientifiques ne parviennent pas à envoyer un message sans ambiguïté. Par conséquent, les scientifiques cherchent résolument à trouver un terrain d’entente et à se concentrer sur ces points d’accord. Dans certains cas, lorsqu’il existe des divergences d’opinion inconciliables, les scientifiques peuvent choisir de se taire, donnant l’impression erronée que l’on ne sait rien.
Comment la pression en faveur d’une position univoque peut-elle conduire à une sous-estimation ? Prenons un cas où la plupart des scientifiques pensent que la bonne réponse à une question se situe entre 1 et 10, mais certains pensent qu’elle pourrait atteindre 100. Dans ce cas, tout le monde sera d’accord pour dire qu’il y en a au moins un à 10, mais tout le monde ne sera pas d’accord pour dire qu’il pourrait y en avoir jusqu’à 100. Par conséquent, le domaine d’accord est de un à 10, et cela sera rapporté comme étant le point de vue consensuel. Chaque fois qu’il y a une gamme de résultats possibles qui comprend une longue suite de probabilité dans la fourchette haute, la zone de chevauchement se situe à l’extrémité inférieure ou près de celle-ci.
Nous ne sommes pas en train de dire que chaque exemple de sous-estimation est dû aux facteurs que nous avons observés dans notre travail, ni que la recherche de consensus entraîne toujours une sous-estimation. Mais nous avons constaté que cette tendance se produisait dans tous les cas que nous avons étudiés. Nous avons également constaté que les aspects institutionnels de l’évaluation, y compris l’identité des auteurs et la façon dont ils sont choisis, la façon dont la question est divisée en chapitres et les directives mettant l’accent sur le consensus, penchent aussi généralement en faveur du conservatisme scientifique.
Une fois cela établi, que faisons-nous ?
Aux scientifiques, nous suggérons que de ne pas considérer la recherche de consensus comme un objectif. Le consensus est une propriété émergente, quelque chose qui peut survenir à la suite de travaux scientifiques, de discussions et de débats. Lorsque cela se produit, il est important de formuler le consensus aussi clairement et précisément que possible. Mais lorsqu’il existe des divergences d’opinion importantes, il convient de les reconnaître et d’en expliquer les raisons. Les communautés scientifiques devraient également être ouvertes à l’expérimentation de modèles alternatifs pour formuler et exprimer des jugements de groupe, et pour en apprendre davantage sur la façon dont les décideurs interprètent réellement les conclusions qui en résultent. De telles approches peuvent contribuer à faire que les évaluations soient des outils plus utiles face à la réalité de l’adaptation à la crise climatique et aux perturbations qui en résulteront.
Pour les dirigeants politiques et les hommes d’affaires, nous pensons qu’il est important de savoir qu’il est extrêmement improbable que les scientifiques exagèrent la menace de la crise climatique. Il est beaucoup plus probable que les choses soient pires que ce que les scientifiques ont dit. Nous avons déjà vu que les effets de l’augmentation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère se manifestent plus rapidement que les scientifiques ne l’avaient prévu. Il est fort probable que les effets continueront de s’accélérer, et que les estimations du GIEC – selon lesquelles les émissions doivent être réduites rapidement, voire entièrement éliminées, d’ici 2050 – pourraient bien être optimistes. Le fait que cette conclusion soit difficile à avaler n’en fait pas une déclaration mensongère.
Et pour les citoyens ordinaires, il est important de reconnaître que les scientifiques ont fait leur travail. C’est maintenant à nous de forcer nos dirigeants à agir d’après ce que nous savons, avant qu’il ne soit trop tard.
Dale Jamieson, Michael Oppenheimer et Naomi Oreskes sont les auteurs du livre « Discerning Experts : The Practices of Scientific Assessment for Environmental Policy ». Cet article est en grande partie extrait de ce livre
Source : The Guardian, Dale Jamieson, Michael Oppenheimer & Naomi Oreskes, 25-10-2019
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.