A l’isolement depuis deux ans dans une prison italienne avec un régime réservé aux djihadistes, l’ancien activiste Cesare Battisti a cessé de s’alimenter le 2 juin. Il préfère la mort à une torture psychique qui n’en finit pas, nous explique sa fille dans un entretien.
Par Anne Crignon
Cesare Battisti est en train de se laisser mourir. Il a cessé de s’alimenter depuis le 2 juin. Cette figure de la gauche révolutionnaire des années 70 est incarcérée en Italie pour sa participation, à la fin des « années de plomb », à quatre assassinats revendiqués par son groupe, les Prolétaires armés pour le Communisme (PAC), dont il a contesté être l’auteur direct jusqu’au printemps dernier. Condamné par contumace à la perpétuité en 1988, le fugitif a finalement été arrêté le 13 janvier 2019 en Bolivie. Sa cavale a pris fin sur le tarmac de La Paz et, avec elle, une vie brinquebalante entre l’Amérique latine et la France où la « doctrine Mitterrand » l’aura longtemps protégé, comme une centaine d’autres activistes italiens. Puis on l’a mis, sous bonne escorte, dans un avion pour Rome. A cet extradé qu’on n’attendait plus, le ministre de l’Intérieur d’alors, Matteo Salvini (Ligue du Nord), réservait un régime de détention « AS2 » habituellement destiné aux djihadistes. Le prisonnier a reconnu les faits lors d’une comparution en mars 2019 et présenté ses excuses.
Soutenu par Fred Vargas et quelques intellectuels français, Cesare Battisti devenu écrivain avait déjà exposé dans l’un de ses livres, « le Cargo sentimental » (éd. Joëlle Losfeld, 2003), les mirages de la lutte armée et quelques illusions perdues. Quoi qu’il en soit, sa vie aura été, ces deux dernières années, celle d’un confiné permanent : jour et nuit dans une mini-cellule, condamné au désœuvrement au milieu de nulle part dans un pénitencier de Calabre réservé aux membres d’Al-Qaida. Tous les prisonniers ont des droits, rappelle sa fille aînée, Valentine Battisti, qui sort de sa réserve pour parler de la détention de son père, de ce qui a motivé ses « aveux » et de sa mort à petit feu dans cette forteresse surnommée « Guantanamo Calabro ».
BibliObs. Cesare Battisti vient de rédiger un appel remis par sa sœur à la justice italienne. Que se passe-t-il ?
Le 2 juin, mon père a entamé une grève de la faim et de ses traitements – il était soigné notamment pour une hépatite B – afin de sortir d’une situation inhumaine absolument intenable. Il a été condamné à six mois d’isolement mais on le maintient encore, deux ans plus tard, à l’écart des autres détenus parce qu’il est classé « AS2 ». C’est une classification « Haute sécurité », absurde s’agissant d’un homme de 66 ans qui a tourné la page il y a quarante ans pour se consacrer à l’écriture. Elle est illégitime aussi : la sentence de la cour d’assises de Milan, confirmée en cassation en novembre 2019, établit que sa peine doit être purgée dans le cadre d’un régime de détention normal. Au bout de vingt mois de cette solitude, comme ses requêtes n’aboutissaient pas, il a commencé une première grève de la faim. C’est à ce moment-là qu’il a été transféré brutalement, sans même que ses avocats en soient informés, à Rossano, un pénitencier de Calabre où tous les autres détenus sont liés au djihadisme. Compte tenu de l’incompatibilité politique et du danger que cela représente pour lui, l’isolement se perpétue donc, de facto. Cela fait maintenant vingt-huit mois. Et sa demande de déclassification du régime AS2 et de transfert dans une autre prison vient d’être rejetées. Les conditions de détention sont horribles à Rossano. On a aboli la peine de mort mais a -t-on le droit de torturer les gens moralement ?
Comment votre famille explique-t-elle que l’administration pénitentiaire le traite ainsi ?
Par la façon, très controversée, dont il a été exhibé comme un trophée, et la déclaration de Salvini ministre de l’intérieur au moment de son arrestation à La Paz le 13 janvier 2019, qui proclamait fièrement « Deve marcire in galera fino alla fine dei suoi giorni » (« Il doit pourrir en prison jusqu’à la fin de ses jours »). Et par les campagnes médiatiques qui, depuis le début, déforment ses paroles. Je pense notamment à l’article du journal italien « la Stampa » publié le 26 mars 2019 qui racontait que, lors ses aveux, il aurait dit s’être bien moqué de ses soutiens. Cette déclaration très relayée sans vérification était évidemment fausse. Je tiens à la disposition de ceux qui en doutent le procès-verbal qui a été entièrement retranscrit. A aucun moment, mon père ne fait une telle déclaration ! Encore une manière de le discréditer.
Oui. Quand il demande à pouvoir cantiner, comme tout autre détenu, de façon à adapter son régime alimentaire à ses pathologies, ça devient sur Twitter : « Habitué au caviar, Battisti se plaint de la nourriture en prison ». Quand en septembre 2020, vingt mois après son arrestation, il dénonce son isolement, se répand alors une rumeur, portée par les médias, laissant entendre que la Cour de Cassation l’a validé, ce qui le légitime aux yeux du grand public. En fait, il s’agissait là de la validation par la Cour de l’isolement de six mois qu’il avait déjà purgé quatorze mois plus tôt.
Vous dites que les prisonniers aussi ont des droits…
On ne s’embarrasse guère de ceux de Battisti en détention, et ça pose en effet question. Lors de ses demandes répétées pour avoir accès aux documents qui donnent les motifs de sa détention en AS2, la réponse du ministère a été que « la documentation requise a été retirée du droit d’accès ». Je ne sais pas ce qui peut justifier que son dossier ne soit pas même accessible pour ses avocats.
A quoi ressemblent ses journées ?
Il est très seul donc. Il ne sort de cellule que pour les visios avec ses proches une fois par semaine. Il évite la promenade dans ce qu’il définit comme une boîte à chaussures de 3 mètres sur 2 avec un mur si haut et couvert d’une grille que le ciel est à peine visible. Elle est selon lui plus anxiogène encore que sa petite cellule.
A quelle fréquence entrez-vous en contact avec votre père ?
Je lui parle une heure toutes les trois semaines environ pour ces parloirs que l’on doit partager avec ma sœur et notre petit frère. Il a parfois du mal à s’exprimer, sa voix est comme enrouée car il n’a personne avec qui parler. Les visites en présentiel sont très rares. En dehors des restrictions sanitaires, ceci est dû à la situation géographique de la prison : pour ses frères et sœurs, il faut huit heures de route pour se rendre dans ce pénitencier très isolé. Le reste de sa famille le soutient énormément mais aller le voir, ne serait-ce que pour apporter des vêtements et quelque réserve de nourriture autorisée, c’est le parcours du combattant, a fortiori pour ses frères et sœurs qui n’ont plus l’âge pour un tel voyage.
Cesare Battisti a passé trente ans en exil. Si la question ne vous embarrasse pas, pouvez-vous dire quel père il a pu être pour vous dans un tel contexte ?
Mon père, malgré les difficultés de communication car il se trouvait soit en cavale soit en prison, a toujours essayé d‘être présent pour nous. Pour nos anniversaires il se mettait en danger pour nous faire parvenir un cadeau ou au moins un petit message. Il s’est toujours soucié de nous et de notre éducation. J’ai eu la chance de vivre mes dix-neuf premières années à ses côtés. Cela n’a pas été le cas pour mon frère et ma sœur : il est parti quand ma sœur avait 9 ans et il a été arraché récemment à son fils brésilien de 7 ans, qui risque de ne presque pas l’avoir connu.
Vous nous avez confié une photo de vous, enfant, avec votre père. A quelle occasion a-t-elle été prise ?
Cette photo a été prise au Mexique. Mon père était alors en cavale et vivait sous un faux nom, Enzo, qui a été pour moi le nom de mon père pendant des années. Malgré ces circonstances particulières, j’ai eu une enfance très heureuse et étonnamment normale. Notre vie de famille a pris fin brutalement après son arrestation en 2004.
Etes-vous dans la vie « la fille de Cesare Battisti » ?
Je me démène pour vivre ma propre vie mais c’est assez compliqué. Mon père a traîné un boulet toute sa vie, et nous le traînons avec lui. On l’a brisé publiquement par une campagne de désinformation puissante dont nous avons également fait les frais. « Il admet ses responsabilités ! », a-t-on dit quand il a signé les aveux. Mais il a toujours admis ses responsabilités ! Il a été jugé sur la base d’un procès qui s’est tenu en son absence et de déclarations douteuses de repentis auxquelles il ne pouvait pas répondre. Il n’a pas eu droit à un nouveau procès en sa présence. En 2019, après son arrestation à La Paz, un refus de sa part de signer les aveux aurait bloqué toute avancée de sa situation et toute possibilité de remise à plat de l’histoire italienne, ce à quoi il tenait. On lui a fait signer en bloc les termes de ses « aveux ».
Pour résumer votre propos, il y a parmi les aveux signés par votre père des choses justes et d’autres fausses. Mais, légalement, il n’était pas possible de faire le tri alors il a signé pour le tout. Est-ce bien cela ?
Oui.
Que reconnaît-il avoir fait au juste ?
Mon père ne s’est jamais proclamé innocent. Il a toujours revendiqué sa participation aux PAC, et par conséquent, reconnu sa responsabilité politique et pénale en tant que membre du groupe. En 2004, face à la perspective d’être renvoyé en Italie pour purger une peine de prison basée, donc, sur cette audience où il n’était pas, il a pour la première fois proclamé son innocence au sujet des crimes. Il demandait alors l’ouverture d’un nouveau procès, cette fois en sa présence, mais sans pour autant renier sa responsabilité. Pourquoi, seize ans plus tard, faire des aveux et s’attribuer tous les crimes revendiqués par les PAC ?
Oui, pourquoi ?
C’est que depuis quelques années, mon père avait déjà initié un processus de rapprochement avec les parents des victimes et avec quelques autorités judiciaires italiennes garantistes [Dans la tradition juridique italienne, le garantisme exprime l’idée d’une protection des droits tant de la personne pendant le procès que du citoyen vis-à-vis à l’Etat, NDLR], dans le but de parvenir un jour à mettre fin à un drame sociopolitique italien qui n’a que trop duré. Il avait notamment pris très au sérieux l’analyse d’un grand magistrat italien, Giuliano Turone, qui dans son livre « l’Affaire Battisti » (« Il caso Battisti », Milano, Garzanti, 2011), écrivait que paradoxalement, mon père pouvait être le levier qui mettrait fin aux « années de plomb », toujours irrésolues. S’il décidait d’assumer ses responsabilités politiques et pénales, poursuivait ce magistrat, alors il ouvrirait le chemin pour que l’Etat assume enfin les siennes. Et à partir de là pourrait se fermer ce chapitre douloureux de l’histoire italienne.
Et qu’est-ce qui a déraillé ?
Tout de suite après son arrestation, dès son arrivée en Italie en janvier 2019, mon père a contacté l’avocat Davide Steccanella, qu’il savait être l’ami du magistrat Giuliano Turone, avec l’intention de suivre cette ligne d’apaisement. Un procureur de Milan, Alberto Nobili, a facilité cette opération, tout en sachant que mon père ne serait pas à proprement parler un repenti : l’accord était qu’il assume ses responsabilités, point. Mais pour cela, le procès étant définitif et archivé, il devait hélas assumer des faits qui ne lui revenaient pas. En signant ces aveux, il validait formellement ce procès. Mais ceux qui ont pris le temps de lire les archives savent que les accusations reposaient sur des preuves infondées et grotesques. Je peux vous garantir que ceux qui l’ont défendu en dénonçant la validité de ce procès n’ont pas été abusés. Et puis finalement, malgré la signature des aveux, la réconciliation tant promise n’est jamais arrivée.
Quand lui avez-vous parlé pour la dernière fois ?
Mercredi 16 juin, par vidéo : Cesare était visiblement plus maigre et abattu. Il a perdu environ 8,5 kilos depuis le début de sa grève de la faim, il est en hypoglycémie – il a eu un malaise le week-end dernier – et sa faiblesse est apparente. Cependant, il parle avec détermination. Il ne reviendra pas sur sa décision. Il sortira vivant ou mort du département AS2. Il réaffirme qu’il ne revendique pas la liberté mais une détention dont les conditions seraient justes et légales. Au cas où tout ceci tournerait mal, il remercie tous les compagnons qui le soutiennent. Les autorités italiennes restent silencieuses. Les médias ignorent la situation. Et pourtant il y a urgence. Va-t-on vraiment laisser mourir mon père ? Et si oui, est-ce le sort qui attend les réfugiés menacés d’extradition en France ?