Une critique radicale du néolibéralisme

par Gabriel Perez

L’heure est à la contre-révolution, à la fin d’un Idéal, au début d’une ère qui ne dit pas encore son nom. Pierre Dardot et Christian Laval avaient déjà identifié, dans La nouvelle raison du monde (2010), le néolibéralisme comme un nouvel ennemi. La réception de ce livre ne semble pas avoir dépassé le cercle des initiés. Ce cauchemar qui n’en finit pas porte donc en lui l’espoir qu’après Nuit debout et avant l’élection présidentielle de 2017 les analyses philosophiques puissent trouver leur transcription politique. Seulement, si l’ouvrage livre une critique radicale du néolibéralisme, il exclut toute visée programmatique : le sociologue et le philosophe n’auraient-ils pas gagné à sortir de leur réserve universitaire et à mener une franche offensive partisane contre « ce cauchemar qui n’en finit pas » ?


Pierre Dardot et Christian Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas : Comment le néolibéralisme défait la démocratie. La Découverte, 252 p., 13,50 €


Le mérite de Ce cauchemar qui n’en finit pas est de nommer l’ennemi. En effet, ce n’est pas au nom du néolibéralisme que la crise grecque s’est soldée par la défaite politique de Syriza, ou que les hommes politiques européens évoquent les 3 % de déficit public annuel comme « une règle d’or ». Pourtant, une certaine logique devient manifeste à chaque crise : dicter aux États de nouvelles règles de gouvernance qui s’imposeront par-delà les processus démocratiques. C’est la thèse centrale de l’ouvrage : le néolibéralisme est un dispositif philosophique et politique contre-révolutionnaire.

Le retour aux sources théoriques du néolibéralisme permet ainsi d’éliminer l’idée selon laquelle les solutions apportées aux crises relèveraient du hasard ou des circonstances. Les mesures adoptées suivent au contraire chaque fois une « raison-monde », « qui a pour caractéristique d’étendre et d’imposer la logique du capital à toutes les relations sociales jusqu’à en faire la forme même de nos vies ». La philosophie néolibérale n’a pas, en effet, le peuple en estime. C’est chez Friedrich Hayek manifestement que les auteurs trouvent l’origine de cette défiance : aux yeux du chantre du néolibéralisme, la démocratie menacerait toujours de dégénérer en totalitarisme car elle incarnerait le « pouvoir illimité » de la majorité sur la minorité.

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La pensée néolibérale ne cherche donc pas seulement à encadrer les choix du peuple et de la majorité : elle se donne également pour objectif de régler les pratiques des gouvernements. Autrement dit, elle dicte ses choix politiques. Dardot et Laval retrouvent ainsi la critique marxiste selon laquelle les classes dominantes masquent leurs intérêts particuliers sous la forme du droit et de l’universel. Seulement, cette fois, la stratégie est subtile : sans modifier la Constitution, il suffit de réguler la gouvernance.

En effet, le néolibéralisme ne s’embarrasse pas d’une révolution pour modifier le régime. Pendant la crise grecque, Jean-Claude Juncker, président de l’Eurogroupe, déclarait sans sourciller : « La souveraineté de la Grèce sera énormément restreinte en raison de la vague de privatisations à venir. Il serait inacceptable d’insulter les Grecs mais il faut les aider. Ils ont dit qu’ils étaient disposés à accepter le savoir-faire de la zone euro ».

Derrière cette prétendue coopération, le sulfureux ministre grec de l’économie, Yanis Varoufakis, interprétait les relations de la Grèce à l’Europe d’une tout autre manière : « La Grèce est un champ de bataille sur lequel une guerre contre la démocratie européenne, contre la démocratie française a été tentée et testée. Je suis ici parce que notre Printemps d’Athènes a été écrasé, comme le fut celui de Prague. Bien sûr, pas par des tanks, mais par des banques. Comme Bertolt Brecht l’a dit : ‟Pourquoi envoyer des assassins quand nous pouvons envoyer des huissiers ?” ».

Dardot et Laval reprennent l’idée de Foucault selon laquelle « la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens ». L’Europe n’échappe pas à cette règle : l’Europe des démocraties n’est certainement pas une Europe démocratique. En imposant des règles de gouvernance aux États, et donc une ligne politique, l’Union européenne introduit ce que « Walter Eucken, fondateur de l’ordolibéralisme, appelle une constitution économique ».

Les processus démocratiques sont court-circuités, la souveraineté du peuple confisquée, les ennemis prennent enfin des visages concrets : la Commission européenne, les ministres des Finances, les hauts fonctionnaires des ministères nationaux des Finances et de l’Économie… Tous veulent inscrire la règle des 3 % dans les Constitutions nationales, tous veulent limiter l’endettement des États à 60 % du PIB – chiffres infondés scientifiquement, mais dont les corrélats politiques n’en sont pas moins doués d’efficace.

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Faut-il alors quitter l’Europe ou la refonder ? Faut-il, comme Podemos le propose en Espagne, se prémunir des politiques d’austérité et inscrire dans la Constitution les droits des travailleurs ? Les auteurs se gardent de répondre ouvertement. Comme ils se gardent, d’ailleurs, de conduire une critique pourtant légitime des peuples : si les stratégies des élites s’expliquent par la défense de leurs intérêts, comment en revanche expliquer la léthargie des foules ou la faible mobilisation d’un mouvement comme Nuit debout ?

Pierre Dardot, Christian Laval, Ce cauchemar qui n'en finit pas, Comment le néolibéralisme défait la démocratieC’est là, peut-être, un angle mort de la réflexion. Si les hommes providentiels ont déserté le paysage politique, les peuples providentiels eux aussi se font absents. On aurait ainsi souhaité que les auteurs conduisent une critique ouverte des « gauches », du militantisme, des partis, d’une presse encore labellisée de « contre-pouvoir » ; mais aussi du mythe selon lequel les foules ne se mobilisent pas parce qu’elles sont désinformées ou maintenues dans la confusion. On aurait aussi aimé comprendre comment, selon eux, le marxisme a cessé d’être une référence partagée et ce qu’il reste à leurs yeux d’Idéal. Le cauchemar se poursuit, mais quel élan pourrait le stopper ? Et si la démocratie n’était plus une valeur partagée ? Si la Révolution était belle et bien terminée ? Et si le cauchemar d’un professeur des universités et d’un professeur de khâgne était le nouvel espoir des foules ? Ces hypothèses auraient mérité d’être posées.

L’adhésion aux formes de vie que le néolibéralisme encourage ne peut être réduite à une simple soumission. Les auteurs analysent eux-mêmes comment les individus investissent massivement le modèle de l’entrepreneuriat pour envisager leur subjectivité sur le registre du capital et de la performance. Le succès du « personal branding », du « coaching de soi », de la mise en scène de son existence comme de celle d’une vitrine, au travail comme dans les loisirs, l’idée que toutes les dimensions de l’existence peuvent être envisagées sur le modèle du « capital-compétence », tout cela témoigne d’un engouement qui fait des foules et des élites financières et européennes des alliés objectifs.

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Dans ce cas, la lecture marxiste soutenue par les auteurs, et qui réintroduit subrepticement une lutte des classes, se trompe sur un point fondamental : le grand nombre ne se reconnaîtra pas du côté des élites intellectuelles. Peut-être même le concept de classe a-t-il perdu toute sa pertinence, tant le « commun » semble désormais dénué de valeur. L’anthropologie politique républicaine pour laquelle le peuple est porteur de liberté et de libération, de justice et d’égalité politique et sociale, mérite ainsi d’être questionnée – d’autant que le XXe siècle européen a montré combien la barbarie ne lui était pas étrangère. Le cauchemar ne se déroule donc peut-être pas uniquement dans les cabinets ministériels : il se déroule autant dans les interstices du quotidien de chaque citoyen.

Cependant, il ne faut pas trop reprocher à l’ouvrage son insuffisance programmatique. Après La nouvelle raison du monde, il s’agissait de proposer une diffusion simplifiée des thèses auprès d’un large public. C’est d’ailleurs ce qui en justifie la lecture. Car les auteurs nous rappellent cette vérité essentielle : l’Histoire ne procède pas toujours par « événements ». Aussi arrive-t-il qu’elle change de paradigme sans même que l’on s’en rende compte. Et il suffit parfois d’une crise, même aussi mineure que celle de l’économie grecque, pour prendre conscience que, si les lois et les devises des frontons publics ont été maintenues, leur esprit a complètement disparu.