Le titre de l’ouvrage pourrait être celui d’un roman, inspiré d’Edgar Poe. Pourtant, l’affaire est bien réelle et l’enquête qui est menée est exemplaire. Laure Marchand explore les pistes du triple crime qui eut lieu à Paris, le 9 janvier 2013, dans le local « discret mais légal » du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK). Les victimes étaient des militantes kurdes dont l’assassinat avait été prémédité. Ce crime ne peut avoir un caractère privé ou crapuleux, rien n’a été dérobé et les trois femmes connaissaient le tueur. Le mobile est incontestablement politique.
Laure Marchand, Triple assassinat au 147, rue La Fayette. Actes Sud, 192 p., 19 €
L’évènement se produisit quelques jours après l’ouverture des discussions entre le gouvernement turc et le dirigeant du PKK, Abdullah Öcalan, dans l’intention de mettre un terme au conflit qui durait depuis trente ans et avait fait 45 000 morts [1]. Rappelons que ce parti, fondé en 1978, d’obédience marxiste-léniniste, a ouvert les hostilités contre l’État turc en 1984. Son chef indiscuté, Öcalan, surnommé Apo (« oncle »), bien qu’arrêté en 1999 et emprisonné sur l’île-prison d’Imrali, non loin d’Istanbul, sur la mer de Marmara, semble diriger encore le mouvement.
Ce triple crime a eu un retentissement international. C’est ce que souhaitaient ses commanditaires, mais dans quel but ? S’agit-il d’un « attentat commis en plein cœur de la capitale en toute impunité par un État étranger » ? Le Premier ministre, Recep Tayyip Erdoğan, pointe les règlements de comptes existant au sein du PKK, le crime ayant pour but de torpiller les négociations. Les Kurdes rétorquent que l’AKP (Parti de la Justice et du Développement), insincère, a voulu mettre la pression sur les négociateurs.
Laure Marchand va tenter de résoudre l’énigme. Elle reconstitue tout d’abord les faits : une seule arme ; dix balles tirées, toutes dans la tête des victimes ; pas de traces de lutte ; aucune des trois femmes n’a eu le temps de réagir ; les voisins n’ont rien entendu. Conclusion : « Il est évident que c’est un travail de professionnel, ça c’est indiscutable ». Ce fut l’une des rares déclarations de l’ancien numéro 2 des services secrets turcs, qui ne s’est pas engagé sur le fond.
Les trois victimes sont de fortes personnalités. Sakine Cansiz, cinquante-huit ans, était l’une des fondatrices du PKK. C’était elle qui était particulièrement visée. Elle était originaire de la région du Dersim, traditionnellement insoumise. En 1937, déjà, l’armée turque avait brûlé des villages et massacré la population kurde de confession alévie, branche du chiisme. Sakine Cansiz est arrêtée en 1979 et torturée. Lors de son procès, elle défie le tribunal en parlant kurde. Pendant son incarcération, son fiancé, qui est un des chefs du PKK, est exécuté par l’organisation pour « trahison ». Laure Marchand explique que « l’accusation était fréquemment utilisée pour se débarrasser de ceux à qui l’on reprochait de s’écarter de la ligne officielle ou qui faisaient de l’ombre au leader ». Malgré cela, libérée en 1991, Sakine Cansiz reste proche d’Öcalan et poursuit sa tâche politique accompagnée d’une volonté d’émancipation des femmes dans un milieu très patriarcal. Ainsi, elle participe à la création d’une branche féminine du PKK qui séduit certaines jeunes filles kurdes désireuse d’échapper à la lourde tutelle familiale. Dans les années 1990, elle se bat contre Ankara dans les montagnes, aux confins de la Turquie, de la Syrie, de l’Irak et de l’Iran. En 1998, elle demande l’asile politique à la France et se voit surveillée par plusieurs services de renseignement. Elle s’occupe, en particulier, de la collecte de fonds dans le nord de l’Allemagne. Elle se rend régulièrement en Irak et apparaît comme une courroie de transmission entre la guérilla et la branche politique en exil. Dans son calepin, elle notait cependant, avec inquiétude, que « la nouvelle génération qui évolue en Europe se façonne différemment ».
Fidan Doğan et Leyla Saylemez assuraient la relève. La première vit à Strasbourg depuis l’âge de huit ans et, encore adolescente, a décidé de s’engager dans le PKK. La famille porte plainte pour soustraction de mineure. Elle reçoit une formation militaire mais sa personnalité et sa capacité à convaincre la font surnommer « la diplomate ». Elle va donc être chargée de la communication extérieure du PKK à Paris et à Bruxelles. Ainsi, en 2012, elle organise à l’Assemblée nationale une conférence sur les Kurdes de Syrie. Elle a rencontré le président Hollande, qui a effectivement déclaré, après le triple crime, qu’il connaissait l’une des victimes. La seconde, Leyla Saylemez, installée en Allemagne puis en France, avait des responsabilités dans la branche « Jeunesse » du PKK et venait de prendre ses fonctions dans l’association, aux Mureaux, dans les Yvelines. Toutes trois sont enterrées en Turquie, à Diyarbakir, dans une ambiance inhabituelle car la police reste à l’écart et aucun affrontement ne se produit. Le père de Sakine Cansiz déclare : « Maudite soit la guerre ! ». L’année avait débuté avec l’espoir que des négociations seraient entamées. Erdoğan, en effet, autorise deux députés kurdes à s’entretenir avec Öcalan, dont la cellule se voit dotée d’un poste de télévision. Les discussions secrètes sont devenues officielles aussi bien avec « le terroriste en chef » qu’avec la branche armée en Irak. Le dirigeant turc, les années précédentes, avait accordé des droits culturels aux Kurdes, dont la langue était autorisée dans la vie politique. En 2009, lors du lancement de la première chaîne de télévision kurde, Erdoğan avait même souhaité la « bonne année » en kurmanjdi ! Mais, depuis 2012, le régime craint par-dessus tout « le Rojava », l’ébauche d’un Kurdistan en Syrie, sous l’égide du PKK.
La communauté kurde en France est sous le choc, d’autant que le principal suspect en fait partie. Il s’agit d’Ömer Güney, un homme à tout faire, un peu méprisé mais vite devenu indispensable parce qu’il parle le français. Il se disait turc, à la recherche de ses origines kurdes. Le PKK, recrutant sur des bases idéologiques et non ethniques, lui fait confiance et lui donne une carte d’adhérent. Laure Marchand va entreprendre de retracer le parcours du tueur, étrange personnage pour le moins. Faut-il mettre en cause le parti ultra-nationaliste des « Loups gris » – Güney est originaire de la région de Sivas où il est puissant –, ou le MIT (services secrets turcs) auquel certains éléments de l’enquête ramènent ? L’histoire prend même un tour rocambolesque avec un probable plan d’évasion de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et de mystérieux enregistrements de conversations adressées à des médias turcs… Güney, de son côté, n’avoue rien, même si les caméras de surveillance l’accusent, et la tumeur au cerveau dont il est affecté depuis longtemps progresse.
Au-delà du scénario criminel, l’ouvrage retrace les méandres de la relation entre l’État et la minorité kurde (15 millions de personnes, soit 12 % de la population turque) jusqu’à nos jours. C’est peu dire que les espoirs se sont envolés. R. T. Erdoğan a rallumé la guerre et, d’une manière surprenante, le PKK, à l’automne 2015, a opté pour des affrontements urbains, à l’est de la Turquie, contre l’armée qui a décimé ses rangs.
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R.T. Erdoğan, à l’époque, avait des intentions réformatrices. Voir Ahmet İnsel, La nouvelle Turquie d’Erdoğan, La Découverte, 2015.