par Raoul Vaneigem
25 Dec. 2018
1. Dans Contribution à l’émergence de territoires libérés de l’emprise étatique et marchande, vous écrivez que « préférer le mal d’aujourd’hui à ce qui demain sera pire nous empêche de nous lever ». Pourtant les gilets jaunes se sont levés, et justement pour préserver leur place dans cette civilisation du consumérisme, et de la voiture reine, que vous condamnez.
Il n’a pas dû vous échapper que le propos de mon livre est principalement de secouer la résignation, l’indifférence et l’apathie qui jusqu’à ce jour ont toléré que la désertification de la terre et de la vie soit froidement programmée et imposée, avec un cynisme croissant, aux dépens des populations du Globe. Qu’une grande explosion de colère éclate soudain, inopinément, avec les mobiles dont l’apparence seule est futile, me procure donc une grande satisfaction. Ils se sont levés pour préserver leur place, dites-vous ? Quelle place ? Ils n’ont pas de place dans ce beau monde affairiste qui les exploite comme consommateurs télécommandés, comme producteurs de biens qu’ils doivent payer, comme fournisseurs, bureaucratiquement contrôlés, de taxes et d’impôts qui vont renflouer les malversations bancaires. Certes, le grand cri du « ¡ya basta ! », du « il y en a marre ! », peut retomber, tourner court. La servitude volontaire a maintes fois connu des révoltes sans lendemain. Mais même si la colère des gilets jaunes stagne et reflue, une grande vague véritablement populaire — et non pas populiste — s’est élevée et a prouvé que rien ne résiste aux élans de la vie.
2. Les gilets jaunes sont-ils le nouveau nom de cette classe soumise à « une harassante corvée dont la rétribution salariale sert principalement à investir dans l’achat de marchandise » ?
Ce n’est pas une classe, c’est un mouvement hétéroclite, une nébuleuse où des politisés de toutes les couleurs se mêlent à celles et à ceux qui ont banni la politique de leurs préoccupations. Le caractère global de la colère empêche les traditionnels tribuns du peuple de récupérer et de manipuler le troupeau. Car ici, il n’y a pas, comme d’habitude, un troupeau qui bêle en suivant son boucher. Il y a des individus qui réfléchissent sur les conditions de plus en plus précaires de leur existence quotidienne. Il y a une intelligence des êtres et un refus du sort indigne qui leur est fait. La lucidité se cherche à tâtons, frayant sa voie dans les incertitudes. Que le pouvoir et ses larbins médiatiques prennent les insurgés pour des imbéciles, voilà qui va démontrer à quel point est débile et vulnérable ce capitalisme dont on ne cesse de nous répéter qu’il est inéluctable et invincible.
3. À l’idée que, « abrutis par un luxe de pacotille, les futurs naufragés s’ébattent sur le pont tandis que le bateau coule », ils rétorquent « vous vous préoccupez de la fin du monde, nous nous inquiétons de la fin du mois ». Que leur répondre ?
En s’inquiétant de la fin du mois, il n’est personne, en dehors des affairistes qui nous gouvernent, qui ne se soucie du même coup non de la fin du monde mais de la fin d’un monde dont nous ne voulons plus ; qui ne se soucie du sort que nous réserve à nous et aux enfants un monde livré à la barbarie du « calcul égoïste ». Et ça ce n’est pas une pensée métaphysique, c’est une pensée qui se formule entre les taxes à acquitter, le travail à prester, les contraintes administratives, les mensonges de l’information et « l’abrutissement par un luxe de pacotille » sciemment entretenu par les fabricants d’opinions qui crétinisent les gens. Un sursaut d’intelligence arrive aujourd’hui comme un souffle d’air frais dans l’air confiné des égouts, où la dictature de l’argent nous entraîne à chaque instant.
4. Les gilets jaunes sont-ils un exemple de ce prolétariat qui « a régressé à son ancien statut de plèbe » ? Victime d’un capitalisme financier qui a dégradé « sa conscience humaine et sa conscience de classe » elle ne fait plus la révolution elle se révolte.
Oui, c’est l’illustration même de cette régression. Mais, comme je l’ai écrit, la conscience prolétarienne qui a jadis arraché ses acquis sociaux à l’État n’a été qu’une forme historique de la conscience humaine. Celle-ci renaît sous nos yeux, ranimant la solidarité, la générosité, l’hospitalité, la beauté, la poésie, toutes ces valeurs aujourd’hui étouffées par l’efficacité rentable.
5. Peut-on encore, lorsqu’on appartient aux classes moyennes inférieures excentrées (travail peu rémunérateur, obligation d’utiliser sa voiture pour tous ses déplacements, pavillons à rembourser ou loyer à payer…), reconquérir « l’autogestion du quotidien » ?
Cessez de rabaisser les revendications au niveau du panier de la ménagère ! Vous voyez bien qu’elles sont globales, ces revendications. Elles viennent de partout, des retraités, des lycéens, des agriculteurs, des conducteurs dont la voiture sert plus à aller au boulot qu’à partir se dorer sur un yacht, de toutes ces femmes et de tous ces hommes, de ces anonymes qui s’aperçoivent qu’ils existent, qu’ils veulent vivre et qui en ont assez d’être méprisés par une République du chiffre d’affaires.
6. Vous évoquez un État « réduit à sa simple fonction répressive ». Est-ce celui dont on voit le visage en France aujourd’hui ?
Ce n’est pas un problème national mais international. Je ne sais quel est le visage de la France ni si la France a un visage, mais la réalité que recouvre cette représentation fictive est celle d’hommes et de femmes corvéables à merci, de millions de personnes inféodées à une démocratie totalitaire qui les traite comme des marchandises.
7. La lutte des gilets jaunes et celle des forces que vous saluez dans votre livre (zadistes, féministes, militants écologistes…) peuvent-elle converger ? Ou s’opposent-elles par essence ?
Elles ne s’opposent ni ne convergent. Nous sommes entrés dans une période critique où la moindre contestation particulière s’articule sur un ensemble de revendications globales. Le plant de tomates est plus important que les bottes militaires et étatistes qui viennent l’écraser — comme à Notre-Dame-des-Landes. Les dirigeants politiques et ceux qui se poussent au portillon pour les remplacer pensent le contraire, comme ils pensent que taxer le carburant de ceux à qui l’on a rendu indispensable l’usage de la voiture et de l’essence dispense de toucher aux bénéfices pharamineux de Total et consorts. Les zones à défendre (ZAD) ne se bornent pas à combattre les nuisances que les multinationales implantent au mépris des habitants de la Terre ; elles sont le lieu où l’expérience de nouvelles formes de société fait ses premiers pas. « Tout est possible ! » tel est aussi le message des gilets jaunes.
Tout est possible, même les assemblées d’autogestion au milieu des carrefours, dans les villages, dans les quartiers.
Raoul Vaneigem
11 décembre 2018