Par Mathilde Goanec
1 novembre 2019
Contournement des syndicats, montée en puissance des mouvements spontanés : la mobilisation à la SNCF, portée par la vague « gilets jaunes », témoigne du retour de la « transgression » dans le combat social. Entretien avec l’historien Stéphane Sirot.
Les cheminots ont pris tout le monde de court, y compris leurs propres syndicats, en mettant une grosse pagaille à la SNCF, par l’exercice de leurs droit de retrait le 18 octobre ou la grève sans préavis quelques jours plus tard dans le technicentre de Châtillon. Ces méthodes, après une année marquée par le mouvement des « gilets jaunes », rappellent que la radicalité et la transgression sont de retour dans le mouvement social, face à un pouvoir qui n’a eu de cesse de décevoir les syndicats, même les plus réformistes.
Stéphane Sirot, historien, professeur à l’université de Cergy-Pontoise en Île-de-France et à l’Institut d’administration des entreprises de l’université de Nantes, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la grève et le syndicalisme. Rappelant que la pacification par le dialogue social n’a pas su tenir ses promesses depuis 20 ans, le chercheur note que ces formes de lutte renouvelées s’inscrivent dans une filiation historique : celle du mouvement ouvrier, qui a toujours su manier la peur et l’inattendu pour gagner.
Stéphane Sirot, avec l’exercice de leur droit de retrait, cette grève sans préavis et le débordement des syndicats, les cheminots réactivent ces deux dernières semaines des pratiques de contestation plus radicales que d’ordinaire à la SNCF. Est-ce le symptôme d’un durcissement du mouvement social, même au sein de ses bastions les plus traditionnels et organisés ?
Stpéhane Sirot : Le dépassement des syndicats n’est pas entièrement nouveau à la SNCF. On peut parler de la salve de coordinations, en 1986-1987, chez les cheminots comme chez les infirmières, coordinations qui avaient l’ambition de dépasser le périmètre social traditionnel. Par ailleurs, la configuration classique des mouvements sociaux d’importance en France est qu’ils partent de la base, et pas d’un mot d’ordre syndical qui surgirait de nulle part. Ce qui n’empêche pas ensuite les syndicats, bon an mal an, de réussir à encadrer ces départs de feu.
Ce qui change, ce sont le contexte et les outils. Tout n’est pas comparable avec les gilets jaunes, mais nous nous trouvons néanmoins dans une phase où le corps social s’appuie sur des expériences vécues récentes, au cours desquelles des modalités d’action transgressives ont permis d’obtenir des résultats. C’est particulièrement vrai dans les services publics, soumis à l’injonction contradictoire de faire toujours mieux avec toujours moins, et où le climat devient insupportable.
Il faut désormais compter également avec des moyens numériques qui permettent de déclencher des actions de manière très spontanée et rapide, sans attendre le mot d’ordre venu d’en haut. Si l’on reprend l’exemple du droit de retrait exercé par les cheminots le 18 octobre, cette proposition s’est répandue très vite par les réseaux sociaux. Les syndicats doivent mesurer l’impact de telles pratiques.
Est-ce que les cheminots n’ont pas aussi tout simplement tiré les leçons de leur mobilisation de 2018, 36 jours de grève « calendrier », définis à l’avance, qui n’ont pas empêché la réforme d’être mise en place ?
C’est une donnée qui ne doit pas être écartée. Les modalités d’action syndicale ritualisée, qui subissent des échecs depuis un quart de siècle, arrivent à usure. La contestation n’ayant pas disparu, bien au contraire, d’autres outils sont logiquement choisis.
En 2018, nous avons eu droit à un cas parfait de cette ritualisation : un calendrier, donné à l’avance, des jours de grève, qui a permis à la direction de la SNCF comme aux usagers de contourner la mobilisation. Cela n’a pas marché mais les cheminots ont quand même perdu des journées de salaire, d’où une forme d’amertume.
L’année 2018 est aussi le moment d’une sorte de victoire du libéralisme sur un corps social majeur. Quand le président des États-Unis Ronald Reagan est arrivé au pouvoir, sa première victoire a été de mater le mouvement des aiguilleurs du ciel. Margaret Thatcher en Angleterre a eu ses mineurs, Macron ses cheminots… Les politiques libérales ont besoin de produire des exemples pour envoyer le message que les réformes vont passer. Le gouvernement français ne s’est d’ailleurs pas privé de claironner l’an dernier qu’il avait gagné, en faisant plier les cheminots, la mère de toutes les batailles en quelque sorte. On peut donc penser que dans les mouvements sociaux particulièrement tendus actuels et à venir, une deuxième manche est en train de se jouer.
Dans la grève à l’hôpital, portée initialement par le collectif Inter-urgences, ou encore la « grève du codage » portée par des médecins de l’AP-HP, on sent une volonté de renouveler la méthode et les acteurs. On peut aussi y voir la volonté d’une sorte de « sabotage », ce qui n’implique pas forcément la destruction ou la violence mais le fait de « mal travailler » pour enrayer la machine. Existe-t-il des points communs entre toutes ces mobilisations ?
Le point commun est la recherche de pratiques conflictuelles inédites. On essaye des choses, on se rend bien compte que le conflit ritualisé n’a plus aucun impact, ce que théorisait déjà Nicolas Sarkozy en 2008 lorsqu’il disait : « Quand il y a une grève, personne ne s’en aperçoit. » Les salariés eux-mêmes ont intégré que les modalités traditionnelles doivent être dépassées par des actions plus transgressives, qui peuvent inclure la grève, mais non annoncée. Les signaux se sont multipliés, dans les Ehpad, dans les prisons, partout cela s’amplifie.
Dans la mobilisation pour les Ehpad, on a vu, lors de débrayages, des salariés tenir le piquet de grève avec leur direction et des résidents. Cela aussi, c’est nouveau, non ?
Dans ces secteurs, tous subissent les mêmes injonctions. Ce mélange n’est pas habituel et peut mettre mal à l’aise les organisations syndicales, mais il permet de reposer cette question : les syndicats doivent-ils représenter les salariés et les travailleurs, quels que soient leurs statuts ? Et surtout, qu’est-ce qui est le plus efficace si l’on veut peser sur le décideur ?
Le mouvement des gilets jaunes, par sa durée, son mode opératoire et son double ancrage local et national, a-t-il achevé de pousser les syndicats dans leurs retranchements ?
Les gilets jaunes ont réussi une triple démonstration : qu’il était possible de lancer de puissantes mobilisations de manière indépendante de toute organisation, qu’il était possible de tenir dans la durée, enfin et surtout qu’il était possible de réussir, même avec des bémols. Les gilets jaunes sont parvenus à faire peur au pouvoir, pour la première fois depuis très longtemps. Or, à force de conflits ritualisés et de dialogue social, on a oublié que l’ingrédient indispensable, c’est de faire peur à celui qui décide. Cela ne signifie pas qu’il faille faire systématiquement usage de la violence mais qu’il est impératif de trouver des modalités d’action transgressives. Cela peut passer par cette grève du codage dont nous parlions ou ce droit de retrait, qui sont des moyens d’action pacifiques mais suffisants pour affoler l’adversaire. Quand on écoute la prise de parole du premier ministre Édouard Philippe après le droit de retrait des cheminots, on le sent fébrile et confus, lui d’ordinaire très solide. Face à l’inattendu, le pouvoir se cabre. C’est la raison pour laquelle je pense que des mouvements de type gilets jaunes vont se reproduire.
Les mouvements sociaux récents, des gilets jaunes aux militants climat, reposent aussi la question de l’usage de la violence dans un climat social tendu, de la dénonciation de la répression d’État, mais aussi de la manière dont certains mouvements s’abîment et perdent du crédit en usant d’actions violentes. Comment analysez-vous ce retour de la violence dans le débat social ?
Je distinguerai d’abord la violence de masse de la violence groupusculaire. La violence groupusculaire, c’est celle du black bloc. Celle de masse, c’est celle des gilets jaunes confrontés à l’inflexibilité du pouvoir. Si je fais cette distinction, c’est qu’il y avait tout un discours l’an dernier qui tendait à l’amalgame et cherchait à présenter les gilets jaunes comme de simples casseurs.
Mais cela reste un peu simpliste, car on sait qu’il ne s’agissait pas d’un mouvement qui aurait été « infiltré » par des groupuscules violents mais bien d’un mouvement dont une partie des acteurs a jugé légitime, à un moment et à certains endroits, d’utiliser la violence.
La violence a toujours pu faire partie de la panoplie de l’action sociale. Pendant l’hiver 1947, dans des conflits syndicaux, il y avait des morts ! En 1955, grande grève des métallos, les types accueillent la police le chalumeau à la main ! Ce qui s’est passé l’année écoulée n’a donc rien d’exceptionnel. Même si, après la grève des mineurs lorrains en 1979, on assiste à une phase de repli pendant une vingtaine d’années, qui coïncide avec l’avènement de la politique du dialogue social. Mais le corps social accepte la pacification de ses relations dès lors qu’il obtient quelque chose en retour. Ce n’est plus le cas.
Et pourtant, la CFDT, qui a théorisé le fait d’agir strictement dans le cadre du dialogue social, est passée première organisation syndicale l’année dernière. Cela veut bien dire que les salariés (ou au moins ceux qui se sont exprimés) approuvent cette stratégie dans les entreprises, tout du moins, non ?
Si la CFDT est passée première, ce n’est pas parce qu’elle a gagné des voix, mais parce qu’elle en a moins perdu que la CGT. Et la CFDT reste dans une posture compliquée. Le syndicalisme de lobbying qu’elle développe n’existe pas sans partenaires. Or, aujourd’hui, dans le pouvoir et dans l’État, il n’y a plus de partenaires. Laurent Berger s’indigne des conséquences des ordonnances Macron, ne veut plus manifester, mais la négociation entre « partenaires sociaux » est presque au point mort. Quel pouvoir lui reste-t-il ? Ce sont les limites indéniables de cette voie choisie par la CFDT. C’est d’ailleurs le drame du syndicalisme aujourd’hui. Par la voie du dialogue social, on n’obtient rien ou pas grand-chose, et le syndicalisme de la conflictualité ritualisée n’obtient pas grand-chose non plus. On voit donc se développer des forces autonomes en dehors de ces deux axes.
Est-il possible de mesurer l’augmentation de la conflictualité spontanée, en France, et l’accroissement des foyers de mobilisation ardents, alors même que la grève est moins pratiquée qu’avant ?
Il n’y a pas une baisse de la conflictualité mais une métamorphose. Ce qui tend à s’épuiser, c’est la grève traditionnelle, mais nous notons une montée en puissance des débrayages et un élargissement des panoplies de conflictualité, avec des pétitions, des manifestations, un recours de plus en plus fréquent à l’appareil judiciaire. Je parlerais donc plutôt d’un enrichissement que d’un affaiblissement.
Et pourtant, comme historien, vous appelez les syndicats à ne pas perdre de vue les vertus de la grève reconductible pour mener le rapport de force. C’est paradoxal, non ?
Selon moi, ce qui s’épuise, ce sont les mouvements d’action espacés. Les gens ne sortent plus dans la rue sur ce mode-là. Cela fonctionnait quand il y avait encore une régulation sociale acceptée par tout le monde. Pendant les 30 Glorieuses, on montrait ses muscles et le patronat acceptait de négocier, mais depuis 15 ou 20 ans, l’État ne joue plus son rôle de recherche de compromis. Donc on doit tirer les leçons de cette expérience.
N’y a-t-il pas un risque, en parlant « des syndicats », à gommer les différences d’action et de stratégie ? Peut-on parler d’une même voix de la pratique militante de Solidaires, de la CFE-CGC ou encore de la CGT ?
Il y a bien sûr des différences mais reste que deux grandes offres syndicales prédominent, celles de la CGT et de la CFDT, et que gravitent autour des organisations qui n’ont pas les moyens nationalement de transgresser ces deux modèles. Solidaires n’est pas en capacité tout seul de déclencher un mouvement reconductible national. Seule la CGT peut appuyer sur ce genre de bouton. Le drame, c’est aussi qu’il n’y a jamais eu autant de syndicats et si peu de syndiqués, ce qui d’ailleurs ne se justifie pas, selon moi, par des différences fondamentales dans l’offre existante.
Est-ce que, plus prosaïquement, le milieu syndical ne se fait pas déborder parce qu’il est piégé par le dialogue social, les négociations et concertations, notamment au niveau national, qui prennent tout le temps militant, jusqu’au plus haut niveau ?
C’est un constat que les syndiqués de terrain me font souvent : ils croulent sous l’occupationnel. Moi je réponds que les ordonnances Macron, qui ont réduit drastiquement la taille des instances représentatives du personnel, peuvent au contraire aider les syndicats à se « dés-institutionnaliser ». Même la CGT, qui s’était en partie convertie à ces processus, voit émerger dans plusieurs fédérations la volonté de revenir sur le terrain, de retourner auprès des salariés.
Comment faire ce travail, quand on a moins d’élus, moins de temps syndical, moins de pouvoir dans les lieux de travail ?
Quand le syndicalisme, notamment la CGT, a obtenu le plus de concessions, elle n’avait que très peu de permanents et zéro élu ! C’est une provocation de le dire, bien sûr, mais les syndicats ont perdu de vue qu’ils pouvaient faire usage de leur influence directement sur le monde du travail et pas seulement dans les instances. Cela a d’ailleurs été, historiquement, la pratique en France. Le syndicalisme français fonctionne sur le principe de l’adhésion et non pas de l’affiliation quasi mécanique, comme dans d’autres pays. Il s’agit donc bien de jouer le rôle d’une sorte d’avant-garde, sans que cela soit vu comme un gros mot, pour convaincre et entraîner la syndicalisation. Même si, avec l’éclatement du salariat, il est objectivement plus compliqué qu’avant de toucher les salariés. D’où l’intérêt de penser d’abord aux travailleurs, au sens large.
Cette conflictualité grandissante et radicale se retrouve-t-elle également dans le secteur privé ?
Oui, il y a des conflits durs dans le secteur privé, souvent autour du maintien de l’emploi, comme dans la grande distribution. Ce qui me frappe, c’est que depuis les années 2000, on constate dans ce secteur un maintien de la conflictualité à un niveau assez élevé, ce qui n’exclut pas, par ailleurs, la négociation collective. Statistiquement, les deux domaines sont tout aussi dynamiques ! Nous oublions trop souvent que le système français n’empêche pas la conclusion d’accords, au contraire, s’il est porté par un vrai rapport de force.