Les « gilets jaunes » ou l’enjeu démocratique
AOC, 12 décembre 2018
par Michèle Riot-Sarcey, historienne
Ronds points, parkings de supermarchés, voies routières, carrefours déshumanisés : les « gilets jaunes » investissent des lieux où, d’ordinaire, ne passent que des ombres et des anonymes. Alors, tout un monde se révèle, un monde d’oubliés qui s’auto-organisent pour leurs droits, refusant de déléguer leur pouvoir à des gouvernants plus gestionnaires que démocrates.
L’avènement d’unévénement historiqueest toujours inédit, quelle que soit sa forme. Celui des « gilets jaunes » l’est sans douteencore davantage. Les rapprochements, les analogies, les similitudes avec les événements d’hier : révoltes, insurrections, soulèvements ne sont recherchées que dans le but de donner un sens à l’événement qui intrigue et inquiète. Toujours les mouvements firent l’objet d’un enjeu interprétatif au terme duquel l’une ou l’autre signification l’emportaet détermina, après l’avoir construit, le sens de l’histoire. Mais le mouvement qui fait l’histoire est bien différent.Contradictoire, avec des protagonistes insaisissables, aux expressions conflictuelles,il se présente, inattendu et sans devenir apparent. Aussi l’analysede sa complexitéest-elle d’autant plus importante que sa réalité,aux multiples facettes, est masquée par les discours partisans quirecouvrentles actes et les paroles singulièresdont l’expression s’estompe. De ce point de vue le soulèvement des « gilets jaunes » ne fait pas exception.
Si nous acceptons de saisir l’événement tel qu’il se donne à voir, le mouvementest parfaitement intelligible. Prévisible,il l’estcomme symptôme des échecs passés ; celui des organisations « ouvrières »politiques et syndicales, dépossédées de leur puissance d’agir etréduites à l’incapacité de conserver les droits acquis ;mais aussi celui d’un État « libéral » dont les promesses de justice sociale n’ont cessé d’être reportées. La cohérence, souvent contestée du mouvement,n’en est pas moins lisible. Mises bout à bout, avec des nuances, les revendications convergent vers beaucoup plus d’équité. Cependant,en l’absence de leader identifiable,la peur,que le soulèvement suscite,brouille les cartesdes commentateurs qui n’y voient que des expressions « gazeuses » ou chaotiques. Parce que rien n’est comme avant, tout devient trouble. L’irruption de la protestation est d’autant plus déstabilisante que la population qui l’exprime expose des gens mal aimés, écartés des débats etdes bénéfices d’une économie financiarisée. Une population sans tradition politique, mal désignée par ce terme de « peuple » toujours commode, maisqui ne dit rien de sa spécificité sociale.
Les lieux de rassemblement d’abord : ronds points, parkings de supermarchés, voies routières, carrefours déshumanisés, autant d’endroits d’un monde falsifié où,d’ordinaire, ne passent que des ombres et des anonymes. En revêtant ce vêtement fluorescent, les « gilets jaunes »donnent une visibilité manifeste à leur présence en même temps qu’ils avertissent de l’imminence de l’accident ou de la catastrophe, si le monde tel qu’il va, ne marque pas un coup d’arrêt.
Les formes de regroupement ensuite, par petits collectifs qui se connaissent, ou se reconnaissent, habitants d’un même territoire, ou vivant la même galère, à leur manière réinventent une sociabilité qui s’efface après la désertion des centres-villes et l’abandon des services publics.Tout un monde se révèle, un monde d’oubliés,à travers l’accélération de la précarité et de la misère.
En 1808 Charles Fourier, utopiste fameux,sans cesse redécouvert,constatait déjà que « la civilisation de l’abondance engendre la misère ». Bientôt, disait-il en s’adressant aux révolutionnaires vainqueurs de 1789, « si la civilisation se prolonge seulement un demi-siècle, combien d’enfants mendieront à la porte des hôtels habités par leurs pères. Je n’oserais présenter cette affreuse perspective ». La perspective a été atteinte, au-delà des craintes du grand réformateur.
Le refus de toute « représentation »de la part des « insurgés »agace le monde politique et surprend par sa résistance. Comment ne pas voir, derrière ce rejet, le voile de l’illusion de la délégation de pouvoirse déchirer aux yeux de tous. Les mots en usage dans la sphère des pouvoirs ont un contenu toujours différent de celui qui dit la volonté d’améliorer le sort des recalés du progrès social. Le vocabulaireest si bien travesti, que la distance entre le discours et le réel s’est élargie au pointde rendre impossible la compréhensiond’autres significations à l’œuvre dans le passé. Détournés de son sensréellement réformateur, par exemple, le mot réforme désormais s’entend commeune adaptation à l’économie ultralibérale, avide de productivité en dépit de seseffetsdestructeurs. Or, au début du xixe siècle avant que la révolution industrielle ne confisque l’idée de progrès, mis au service des privilégiés, le mot réforme, dans l’esprit du moment « utopique », annonçait la transformation des rapports sociauxjugée nécessaire à la « classe la plus nombreuse et la plus pauvre »,selon l’expression de Saint-Simon. Cette dernière avait ététenue éloignée jusqu’alorsdes promesses des Lumières. Il est vrai que nous étions au temps où l’on croyait encoreà la marche irréversible du progrès humain, l’humanité tout entière, dont le destin était le bonheur commun, devait s’organiser en ce sens, selon le souhait d’un autre utopiste nommé Condorcet.
Le temps a passé et,au cours du siècle dernier en particulier, l’efficacitéde la représentation par délégation de pouvoirfut jugée pertinente parce qu’elle recueillait l’assentiment apparent du plus grand nombre. Or, à l’aube du xixe siècle, les classes ouvrières naissantes sans droit politique,en l’absence de toute protectionsociale, avaient appris à s’auto-organiser, tels les canuts en 1831 quisurprirent la bourgeoisie lyonnaisedécouvrant dans les rues de sa ville, un monde nouveau composé de « prolétaires » ; mot nouveau, mais mot vilain qu’il s’agissait de rayer de la carte du vocabulaire politique, selon l’expression d’Alphonse de Lamartine, futur ministre des Affaires étrangères du gouvernement provisoire de la IIe République de 1848. Mal payés, mal nourris, ces « prolétaires », compagnons et chefs d’ateliers, osèrent récidiver trois ans plus tard, en 1834, malgré les répressions, particulièrement violentes. Les réseaux sociaux n’existaient pas et pourtant les canuts étaient parvenus à se concerter et à manifester leur existence dans les rues de Lyon. Dans les années 1840, à nouveau, des ouvriers parisiens et de sa régionconvergèrent en masses au centre de la ville. Aucun observateur ne comprit comment ils parvinrent à se concerter tandis que les réunions de plus de vingt personnes étaient interdites depuis 1834. Étonnamment, toujours sans droits,ils s’organisèrent et présentèrent des revendications identiques à celles qui seront à l’origine de la Révolution de 1848. Insurrection d’anonymes également.
L’histoire qui va suivre s’écrivit sous un autre jour, celle desdroits acquis, sans réel pouvoir de les exercer directement. C’est l’histoire d’une démocratie singulière qui fut fondée sur la permanence d’une délégation de pouvoir du citoyen. Les femmes étant exclues de la sphère publique.
Les élections ponctuelles tissèrentles éléments structurantde ladite démocratie représentative. L’écart entre social et politique fut alors comblé par l’organisation partisane et la représentation syndicaleavec son pendant politique, à l’origine de l’État providence. Là encorele monde du travail, dans son ensemble, apprit largement à remettre son pouvoir souverain à ceux qui étaient censés savoir les représenter. Les avant-gardes révolutionnaires n’échappèrent aucunement à cette désormais pratique de direction des hommes, quel que soit le discours émancipateur ou libérateur qui l’accompagnait. Peu à peu l’idée d’une liberté conquisepar soi-même,se perdit. Repris par la Ire Internationale(1864),le projet d’émancipation de tous ceux qui étaient assujettisauxcarcans doctrinaux, aux tutelles de tous ordres comme aux pouvoirs économiques des structures capitalistes ne pouvait être que l’œuvre des intéressés eux-mêmes. Malgré son évidencel’idée fut abandonnée au profit des programmes des organisations dont l’idéologie déterminait le temps de la lutte autant que celui des échéances révolutionnaires.L’auto-organisation fut reléguée au rang des utopies, elles-mêmes, par conséquent,classées parmi les chimères et évacuées de l’histoire.On oublia, par exemple, que dès les années 1830, des femmes affirmaient : « Les femmes ne devront qu’à elles-mêmes leur émancipation définitive. »
L’échec de ce monde construit sur l’illusiond’une représentation des intérêts de tous,aujourd’hui s’effondre, devantlaténacité d’une catégorie sociale ignorée. Le système, dit représentatif, apparaît tel qu’il était mais ne se disait pas. Nous vivons une épreuve particulièrement révélatrice des mensonges du passédiffusés dès les lendemains de la Révolution française. Le progrès devait bénéficier à tous et à chacune. Or, le progrès industriel, puis technologique, seul triompha,et on oubliala dimension humaine du devenir des sociétés.La technique fut d’abord mise au service de la force des choses. Ce processus lent s’est accéléré ; il aboutit aujourd’hui non seulement à la catastrophe écologique mais laisse sur le bord du chemin une large partie de la population mondiale dont les « gilets jaunes » figurent, en France et en Belgique, une fraction.
La résistance des « gilets jaunes » à toute idée de délégation ou de médiation pour obtenir une réelle justice sociale, toujours remise à des temps ultérieurs, est d’autant plus pertinente que les commentateurs de presse ou d’ailleurs s’évertuent à déplorer la perte de capacité d’intervention des syndicats et des corps intermédiaires. Tous l’expriment sans détour : les organisations traditionnelles manquent aux pouvoirs en place parce qu’ellessont censées apaiserou réguler un mouvement incontrôlable. En clair,ce ne sont pas les représentants des oubliés de la modernité qui sont attendus maisce sont les auxiliaires de la discipline libéralequi sont requis afinde « calmer le jeu ». On laisse au passé, désormais dépassé, le rôle important du syndicalisme dans les luttesd’hier auprès des travailleurs. En ces temps de démantèlement de l’État social, face aux gouvernants au service des investisseurs financiers, où les lobbys prennent plus de place que les représentants syndicaux,quand la démocratie est devenue synonyme du gouvernement des hommes, on comprend que les espoirs confiés aux porte-paroleordinairesn’aient plus cours. Le progressisme s’est révélé un piège pour la plupart des humiliés des temps modernes. L’échec des mouvements de grèves préparéssous la contrainte des règles de l’économie libérale achève le délitement d’un mouvement ouvrier défait. La régression des droits sociaux, le mépris dans lequel est tenu le monde des petits et des « riens » pour reprendre les expressions du président de la république, laisserait croire à la fin de la lutte des classes. Serait-cele retour du soulèvement des pauvres contre les riches ? Comme s’il était possiblede nier la réalité,en rayant d’un trait l’idée d’hier, celle d’une démocratie attendue, au xixe siècle –réalisée pendant la Commune de Paris –, et qui fut pensée comme l’avènement logique du communisme, lequeldésignait, avant que le totalitarisme ne s’en mêle, la conquête d’une liberté individuelle nécessairement compatible avec l’organisation collective d’une sociétégérée par chacun en étant au service de tous. La République n’en était que l’avant-courrière. L’époque était alors hantée par le « spectre du communisme ». Écrasées, les révolutions de 1848, en Europe, la Commune à Paris, furentécartées de l’histoire qui fait sens selon la vision linéaire de l’évolution du passé.
Aujourd’hui l’ordre du jour est bien la fondation d’une véritable démocratie à laquelle chacun de nous aspire, à condition que celle-ci soit conçue et organisée par tous et chacune. Une forme de « démocratie insurgeante » comme l’a nommée Miguel Abensour. À condition que le mouvement des « gilets jaunes » rallie l’ensemble du monde du travail dont les revendications restent en suspend depuis plusieurs décennies. Hier le thème était utopique, aujourd’hui l’histoire inachevée resurgit et nous permet de rendre des comptes à nos ancêtres vaincus qui n’ont pu obtenir ce pourquoi ils se battaient : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant. »
Or, dans ce néant démocratique, la violence,inévitablement, accompagne le mouvement des « gilets jaunes ». Une violence relayée par tous ceux qui rêvent non d’un avenir libertaire mais d’un régime d’ordresous la protection d’un leader charismatique ou d’un pouvoir « fort ». La menace du devenir exclusif d’un mouvement dont certains protagonistes manifestent le désirdu rejet de l’autre, de l’étranger en particulier, n’est pas à écarter. C’est pourquoi l’heure est à l’écoute de tous ceux qui, dans les petits collectifs locaux des « gilets jaunes », en appellent aux assemblées citoyennes, à la manière des assemblées de communes dont l’histoire regorge d’exemples. Tout est à repenser et vite. L’histoire ne se répète pas, elle s’accomplit dans l’élan du mouvement, ou régresseà l’issue du rapport de forcesdontl’événement chargé de possibles est l’enjeu.
Quelleque soit l’issue du conflit, l’urgence,dont les organisations de la gauche critique doivent se saisir, consiste à repenser la forme d’organisations démocratiques, en lien direct avec les pratiques de collectifs en mouvement.
Avec les gilets jaunes: contre la représentation, pour la démocratie
12 déc. 2018
Par Les invités de Mediapart
Blog : Le blog de Les invités de Mediapart
Pierre Dardot, philosophe et Christian Laval, sociologue invitent à s’engager dans le mouvement des gilets jaunes pour s’assurer que «l’esprit profondément démocratique du mouvement » se perpétue et éviter les «les tentations fascisantes qui pourraient se développer en cas d’échec et de pourrissement».
Rarement dans l’histoire un président de la République n’a été à ce point haï comme l’est aujourd’hui Emmanuel Macron. Son intervention télévisée du 10 décembre, solennisée à souhait, et les miettes qu’à cette occasion il a distribuées avec « compassion » aux plus pauvres, sans revenir en aucune façon sur les mesures les plus injustes encouragées ou décidées par lui-même, d’abord en tant que conseiller de Hollande puis comme ministre de l’économie et enfin comme président, ne changera rien à ce fait.
L’explication de ce rejet massif, on la connaît : le mépris de classe dont il a fait preuve, à la fois dans ses actes et dans ses paroles, lui revient violemment, avec toute la force d’une population en colère, et il n’y a là rien que de très mérité. Avec le soulèvement social des gilets jaunes, le voile se déchire, au moins pour un moment. Le « nouveau monde » c’est l’ancien en pire : tel est le message principal envoyé par les porteurs de gilet jaune depuis novembre dernier. En 2017, Macron et son entreprise « En marche » se sont servis de la profonde détestation des classes populaires et moyennes envers des gouvernants qui n’avaient eu de cesse jusque-là que d’aggraver leur situation au travail et dans leur vie quotidienne pour s’imposer contre toute attente dans la course à la présidence.
Dans cette conquête du sommet des institutions, Macron n’a pas hésité à utiliser cyniquement le registre populiste du dégagisme et de la table rase pour l’emporter, lui qui ne fut jamais que le « candidat de l’oligarchie », et notamment de sa corporation d’élite, l’inspection des finances [1]. La manœuvre était grossière mais elle a fonctionné par défaut. Il a gagné, avec des idées minoritaires, par un double vote de rejet, au premier tour celui des partis néolibéraux-autoritaires (les jumeaux du Parti socialiste et des Républicains) et au second tour, celui de la candidate du parti néofasciste français. En guise de renouveau, depuis le printemps 2017, les électeurs ont eu droit à une aggravation et à une accélération sans précédent de tout ce qu’ils avaient rejeté auparavant. Ils ont subi, sidérés, un déferlement de mesures qui, l’une après l’autre, affaiblissaient le pouvoir d’achat et le pouvoir d’agir des classes populaires et moyennes, et ceci au profit des classes les plus favorisées et des grandes entreprises.
Les sondages récents sur ce point ne trompent pas : le clivage de classe apparaît au grand jour dans les condamnations de la politique macronienne. Que le rétablissement de l’ISF, l’augmentation des minima sociaux et du SMIC et le rétablissement de l’indexation des retraites sur l’inflation se retrouvent dans les principales revendications des gilets jaunes qui vont bien au-delà de la suppression de la hausse de la taxe sur les carburants et le moratoire sur le coût de l’électricité et du gaz, en dit long et beaucoup sur la signification sociale du mouvement. Seule la propagande éhontée du gouvernement sur les Ligues de 1934, les « séditieux » et les « factieux », complaisamment relayée par les médias inféodés et par quelques « personnalités médiatiques » ou par quelques dirigeants syndicaux dévoyés, a pu faire croire à certains que le mouvement était intrinsèquement fasciste.
Il faut le dire et le redire ici avec force : si l’extrême droite a tenté de récupérer cette colère populaire, et si elle y parvient éventuellement, ce ne sera que par la faillite de la gauche politique et des syndicats dans leur fonction de défense sociale des intérêts du plus grand nombre. Les gilets jaunes, que cela plaise ou non, ont réussi ce que trente ans de luttes sociales n’ont pas réussi à faire: mettre au centre du débat la question de la justice sociale. Mieux, ils ont imposé on ne peut plus clairement la question fondamentale pour toute l’humanité du lien entre justice sociale et justice écologique.
Une révolte anti-néolibérale
On ne peut comprendre cette révolte sociale qu’en la mettant en rapport avec le type de transformation que l’actuel pouvoir entend renforcer par l’acharnement fiscal et la brutalité réglementaire. La « révolution » macronienne n’est jamais que la mise en œuvre sur un mode radical et précipité d’une conception dominante de la société fondée sur la concurrence, la performance, la rentabilité et le « ruissellement » de la richesse depuis son sommet. Prolongeant une politique constante de défiscalisation du capital et des entreprises, il a continué et amplifié le transfert de la charge fiscale et sociale vers les ménages, surtout les plus modestes, en augmentant les impôts les plus inégalitaires qui portent sur la consommation au nom de la « compétitivité ». En d’autres termes, c’est en choisissant la voie la plus purement néolibérale que Macron a cherché à transformer la France, voulant ainsi, par cette « révolution » qui lui servait de programme, se faire le bon élève tout à la fois du patronat, des commissaires européens, et des « investisseurs internationaux ». Il n’était pas le premier, il ne sera sans doute pas le dernier, mais il a voulu exceller dans le genre, mieux que Sarkozy et Hollande réunis.
Mais il n’a sans doute pas eu les épaules assez larges ni toute l’adresse requise pour transformer les « gaulois réfractaires », les « illettrés » et les « gens de rien » en adeptes de la « start up nation » et en partisans de la baisse du coût du travail. Gérer l’État et diriger le gouvernement comme un grand patron le ferait dans une multinationale, selon les nouvelles normes d’une haute fonction publique convertie aux idéaux capitalistes, n’y a pas suffi. La centralisation et la verticalité de la Ve République, la répression policière tous azimuts, l’enrégimentement, jusqu’à la néantisation, d’une majorité parlementaire composée de fades néophytes et d’opportunistes patentés, ont été jusqu’à ce jour des moyens institutionnellement puissants mais néanmoins insuffisants pour faire accepter à la population la dégradation de ses conditions de vie et la réduction de ses moyens d’agir, aussi bien à l’échelle communale qu’au niveau des lieux de travail. La vie réelle l’a emporté sur les illusions d’une oligarchie aveuglée par sa « vérité » et qui avait cru son heure venue par la miraculeuse élection d’un président infantilement ivre de la toute-puissance politique que lui donnaient des institutions foncièrement anti-démocratiques. Le soulèvement social des gilets jaunes, en enrayant la machine néolibérale de Macron, a montré les limites de ce qu’il faut bien appeler son bonapartisme managérial.
Une dernière manœuvre ?
Cette pratique autoritaire du gouvernement a fait que le néolibéralisme a atteint un point de rupture. Sans doute les actuels gouvernants, soutenu par le patronat, tentent-ils une dernière manœuvre dont on peut d’ores et déjà deviner la nature, et qui consiste à utiliser la crise sociale et politique pour renforcer la néolibéralisation de la société plus subtilement que le « Blitzkrieg » de la première saison de Macron. On en connaît déjà les principaux arguments. Le premier, avec l’appui sans aucun scrupule déontologique de toutes les chaînes de télévision et de radio, c’est l’habituel appel à l’ordre devant les « violences » attribuées unilatéralement aux manifestants, naturellement complices des jeunes délinquants qui se sont livrés au pillage en fin de manifestation.
Faire peur et en même temps solliciter l’aide de toutes les forces « responsables », c’est non seulement exonérer le gouvernement de ses propres responsabilités, c’est aussi masquer toutes les violations des libertés les plus fondamentales comme celle de manifester (2000 interpellations arbitraires), et justifier les méthodes violentes utilisées par les forces de police contre les manifestants (notamment l’usage dangereux de flash balls et de grenades dites de désencerclement). De ce point de vue, l’humiliation collective imposée aux lycéens de Mantes-la-Jolie rappelle les pires méthodes du colonialisme, dans la continuité du « traitement » de la révolte de 2005, et rend les propos de Ségolène Royal particulièrement révoltants.
Le second consiste à reprendre aux manifestants tout ce qui, dans leurs revendications disparates, va dans le sens d’une réduction des dépenses publiques. C’est la tactique déjà choisie par Geoffroy Roux de Bézieux, porte- parole du MEDEF, n’hésitant pas à vanter l’efficacité de la baisse des taxes par Trump ! Faire de cette grande mobilisation sociale un mouvement néopoujadiste de petites entreprises écrasées d’impôts et de charges sociales, mus par le « ras le bol » fiscal plutôt que par l’injustice sociale, a l’avantage de faire croire que le seul moyen d’augmenter le pouvoir d’achat consiste à réduire la part socialisée du revenu et à diminuer l’offre de services publics consécutivement à une baisse d’impôts (car il n’est pas question dans le contexte actuel de baisser dépenses militaires et policières). A moins que, sur un mode plus sarkozien, et cela semble la voie choisie par Macron qu’il s’agisse d’inciter aux heures supplémentaires défiscalisées, comme en rêve là encore le MEDEF. Cela évite évidemment de toucher aux privilèges fiscaux des plus riches, à la liberté accordée à l’évasion de la richesse, aux scandales du CICE et du CIR, dispositifs qui, sans aucune contrepartie, ni contrôle ni contrainte, consistent à transférer des dizaines de milliards aux entreprises dont la plupart n’ont pas besoin.
Cette manœuvre obligera à désigner des boucs émissaires, évidemment. Pourquoi ne pas cibler, non les « riches » comme le voudraient sans doute la majorité des gilets jaunes, mais les fonctionnaires de la base, trop nombreux, trop bien payés, pas assez productifs ? Pourquoi ne pas leur demander quelques sacrifices supplémentaires au nom de la solidarité avec les plus pauvres ? On sait que parmi « les corps intermédiaires » syndicaux, il y en a qui ont déjà le stylo à la main pour entériner les reculs sociaux les plus flagrants. A moins encore, et ce n’est pas le moins scandaleux de l’allocution présidentielle, qu’il ne s’agisse de remettre la « question de l’immigration », voire de l’islam, au centre du débat, alors même qu’elle n’est pas du tout au cœur des discours des gilets jaunes.
Les deux voies
Cependant rien n’est joué avec l’intervention télévisée de Macron du 10 décembre. Rien ne dit que la colère ne rentrera dans son lit rapidement. Ce serait bien étonnant tant le pouvoir est ébranlé. Deux autres voies s’ouvriront bientôt à la société française comme elles s’ouvrent à toutes les sociétés du monde. La voie nationaliste, protectionniste, hyperautoritaire, anti-écologiste, celle des Trump, Bannon, Salvini, Le Pen, Bolsonaro, Orban ou Erdogan, qui prospère un peu partout dans le monde en exploitant toutes les frustrations et ressentiments engendrés par le néolibéralisme. Loin d’être une alternative à ce dernier, cette voie en est une version historique nouvelle, radicalement anti-démocratique, à un moment où les conséquences sociales, politiques et environnementales posent la question du changement de fond en comble du système économique et politique. Il s’agit de faire croire que la restauration d’un État-nation gouverné d’une main de fer, doté de tous ses attributs de souveraineté interne et externe, capable de fermer ses frontières aux migrants, d’imposer à la population les lois les plus dures de la finance et du marché et de refuser tous les accords de coopération internationale sur le climat, est la seule manière d’améliorer la situation sociale de la grande majorité de la population. Trump est aujourd’hui le champion toute catégorie de cette ligne et il est grandement aidé dans ce rôle par Macron.
La voie démocratique, écologique et égalitaire, qui s’est affirmée depuis plusieurs décennies dans toutes les luttes sociales et les résistances au néolibéralisme, dans l’altermondialisme, dans le mouvement des places, dans les multiples laboratoires des communs, est la seule capable d’éviter l’effondrement des écosystèmes et le délitement et la fragmentation des sociétés. Elle a pour seul défaut de n’avoir pas encore d’expression majoritaire et de forme politique nouvelle. C’est qu’elle a d’abord pâtie de la trahison de la gauche gouvernementale, notamment « sociale-démocrate », et qu’elle est aujourd’hui tragiquement affaiblie par les divisions de dirigeants d’organisations plus soucieux de leurs intérêts de boutique que par leur responsabilité historique.
La question la plus actuelle est donc de savoir si le soulèvement des gilets jaunes permettra ou non de faire que la ligne démocratique, écologique et égalitaire, l’emporte sur la ligne identitaire, nationaliste, aux relents fascistes qui a gagné en Italie et aujourd’hui au Brésil.
Le refus de la représentation politique et l’auto-organisation du mouvement
On l’a souvent observé, le mouvement réunit des individus de différentes classes, d’âges différents, d’opinions différentes. Certaines dérives de type raciste, misogyne ou franchement fasciste ont eu lieu, et peuvent encore survenir ici et là, et même se développer. Des pillages et des cassages de boutiques par des bandes de jeunes ont eu lieu dans certains quartiers de la capitale et dans plusieurs centres-villes, qui ont servi d’alibi pour discréditer le mouvement social. Ce n’est pourtant pas la logique profonde du mouvement, divers, pluriel et souvent animé à la base par des femmes. Si un illuminé isolé a appelé un général au pouvoir, il n’est en rien le représentant légitime d’un mouvement qui refuse justement toute usurpation par la représentation.
La logique actuelle et profonde du mouvement n’est pas de s’en remettre à un leader incarnant le peuple, n’en déplaise aux théoriciens du populisme pour qui c’est le représentant qui fait le peuple et lui donne son unité. Il n’est pas non plus de renouveler la « représentation nationale » après dissolution, n’en déplaise aux dirigeants de la France insoumise ou du Rassemblement national qui cherchent à canaliser le mouvement sur le terrain parlementaire. Chacun sait, ou devrait savoir, qu’à ce jeu là, c’est le parti néofasciste qui raflera la mise. Sans préjuger du dénouement du mouvement des gilets jaunes, la première leçon qu’on peut en dégager est la capacité instituante dont ils ont fait preuve, en refusant d’avance toute récupération et en ne se fiant qu’à leur force collective pour se faire entendre et formuler leurs revendications sans calcul tactique d’appareil, en partant des seules conditions insupportables vécues par des individus réels et jusque-là invisibles.
Ce qui a été à longueur d’antennes et de plateaux de télévision présenté comme la principale faiblesse du mouvement, son « incapacité » à se faire représenter, est pourtant sa caractéristique la plus remarquable, dont il faut comprendre la portée : ce n’est pas d’une « incapacité » dont il faut parler, c’est d’un refus de principe de toute représentation. Et ce refus est pleinement justifié. Qu’il y ait là une conséquence d’une profonde crise de légitimité des gouvernements, des élus, des médias et même des syndicats, crise provoquée et accentuée par la radicalisation néolibérale des oligarchies, cela ne fait guère de doute. Mais il y a un autre aspect, qui n’est guère relevé par le commentaire et qui est pourtant la contrepartie positive de ce refus de toute représentation. C’est que face à cet évidement d’une démocratie représentative qui ne représente plus la société, la réponse la plus spontanée des gilets jaunes a été l’auto-organisation des actions, des barrages, des blocages et des manifestations, jusqu’à l’élaboration collective, au cours de réunions et d’assemblées, des revendications collectives.
Formidable leçon pour les partis et les organisations syndicales dont le réflexe traditionnel est d’encadrer les masses et de faire descendre du haut vers le bas les demandes, les consignes et les mots d’ordre. Ce n’est plus Nuit debout sans doute, mais le point commun avec l’occupation des places est bien le désir mis en action de prendre les affaires collectives en mains propres. L’appel des gilets jaunes de Commercy est exemplaire de l’esprit de démocratie directe qui anime les comités de base. Il vaut la peine d’en citer de larges extraits :
« Ici à Commercy, en Meuse, nous fonctionnons depuis le début avec des assemblées populaires quotidiennes, où chaque personne participe à égalité. Nous avons organisé des blocages de la ville, des stations services, et des barrages filtrants. Dans la foulée nous avons construit une cabane sur la place centrale. Nous nous y retrouvons tous les jours pour nous organiser, décider des prochaines actions, dialoguer avec les gens, et accueillir celles et ceux qui rejoignent le mouvement. Nous organisons aussi des « soupes solidaires » pour vivre des beaux moments ensemble et apprendre à nous connaître. En toute égalité. Mais voilà que le gouvernement, et certaines franges du mouvement, nous proposent de nommer des représentants par région ! C’est à dire quelques personnes qui deviendraient les seuls « interlocuteurs » des pouvoirs publics et résumeraient notre diversité. Mais nous ne voulons pas de « représentants » qui finiraient forcément par parler à notre place ! (…) Ce n’est pas pour mieux comprendre notre colère et nos revendications que le gouvernement veut des « représentants » : c’est pour nous encadrer et nous enterrer ! » Comme avec les directions syndicales, il cherche des intermédiaires, des gens avec qui il pourrait négocier. Sur qui il pourra mettre la pression pour apaiser l’éruption. Des gens qu’il pourra ensuite récupérer et pousser à diviser le mouvement pour l’enterrer.
« Mais c’est sans compter sur la force et l’intelligence de notre mouvement. C’est sans compter qu’on est bien en train de réfléchir, de s’organiser, de faire évoluer nos actions qui leur foutent tellement la trouille et d’amplifier le mouvement ! Et puis surtout, c’est sans compter qu’il y a une chose très importante, que partout le mouvement des gilets jaunes réclame sous diverses formes, bien au-delà du pouvoir d’achat ! Cette chose, c’est le pouvoir au peuple, par le peuple, pour le peuple. C’est un système nouveau où « ceux qui ne sont rien » comme ils disent avec mépris, reprennent le pouvoir sur tous ceux qui se gavent, sur les dirigeants et sur les puissances de l’argent. C’est l’égalité. C’est la justice. C’est la liberté. Voilà ce que nous voulons ! Et ça part de la base !
« Si on nomme des « représentants » et des « porte-paroles », ça finira par nous rendre passifs. Pire : on aura vite fait de reproduire le système et fonctionner de haut en bas comme les crapules qui nous dirigent. Ces soi-disant « représentants du peuple » qui s’en mettent plein des poches, qui font des lois qui nous pourrissent la vie et qui servent les intérêts des ultra-riches ! Ne mettons pas le doigt dans l’engrenage de la représentation et de la récupération. Ce n’est pas le moment de confier notre parole à une petite poignée, même s’ils semblent honnêtes. Qu’ils nous écoutent tous ou qu’ils n’écoutent personne !
« Depuis Commercy, nous appelons donc à créer partout en France des comités populaires, qui fonctionnent en assemblées générales régulières. Des endroits où la parole se libère, où on ose s’exprimer, s’entraîner, s’entraider. Si délégués il doit y avoir, c’est au niveau de chaque comité populaire local de gilets jaunes, au plus près de la parole du peuple. Avec des mandats impératifs, révocables, et tournants. Avec de la transparence. Avec de la confiance. »
Quiconque a vu les auteurs de cet appel se relayer à tour de rôle devant le micro pour éviter toute captation de la parole par un « représentant » comprend instantanément la profondeur de l’exigence démocratique qui anime ce mouvement. Encore une fois c’est beaucoup plus qu’une défiance, c’est un refus de la substitution en vertu de laquelle une minorité s’arroge le droit de parler et d’agir à la place du plus grand nombre. Il faut saluer la grande clairvoyance de cette déclaration : dès le 6 décembre, les « représentants » syndicaux, à l’exception notable de Solidaires, se sont empressés de venir au secours d’un Macron totalement isolé et sonné, ce qui n’a pas manqué de susciter une réaction de révolte à l’intérieur même de la CGT. Les fameux « corps intermédiaires » relèvent pleinement de la logique de la représentation et c’est bien pourquoi ils ne peuvent qu’aider Macron à reprendre la main, bien loin de pouvoir incarner une issue positive à la crise du régime.
Bien évidemment, rien ne garantit que les possibles ouverts par cette démocratie en action se réaliseront. La seule chose qui importe en cet instant, c’est qu’il vaut la peine de lutter pour cette réalisation. Laissons aux néoblanquistes de « l’insurrection qui vient » et aux autres célébrants de la « violence pure » leur mépris pour l’invention démocratique. Les casseurs qui se greffent sur les manifestations et qui ne participent en rien aux décisions collectives contribuent également à déposséder le mouvement de sa démocratie interne. Toute la question est de savoir si l’esprit profondément démocratique du mouvement sera assez profond pour se perpétuer et immuniser la société des tentations fascisantes qui pourraient se développer en cas d’échec et de pourrissement. Et cette seule question engage bien évidemment notre responsabilité, toute notre responsabilité.
Le quiétisme politique est une faute
Un étrange raisonnement révèle bien l’embarras profond d’une partie de la gauche dite « radicale » face à ce mouvement singulier et inédit qui déjoue toutes les catégories de son lexique politique conventionnel. Il consiste à faire valoir qu’un tel mouvement « risque » de dériver dans un mauvais sens, réactionnaire ou fascisant, dans la mesure où il ne présente pas toutes les garanties requises pour nous rassurer sur son avenir politique. C’est cette appréciation du risque qui commande une attitude de prudence, quand ce n’est pas un refus de se commettre avec ceux qui ne satisfont pas aux critères qui permettent de reconnaître qu’on a bien affaire au « peuple », au vrai, à celui qui porte les authentiques valeurs de la gauche, s’identifie à ses objectifs et à ses combats et, qui, lui, ne risque pas d’être entraîné sur la pente du fascisme.
Ce raisonnement appelle deux remarques. La première concerne l’usage du mot « peuple ». Manifestement, il est ici investi d’un sens tout idéal : il est « le » peuple au singulier, auprès duquel le peuple réel, nécessairement impur et bigarré, fait pâle figure, sommé qu’il est de se conformer à cet idéal afin de mériter cette dénomination prestigieuse. S’il n’y parvient pas, il justifie par cet échec qu’on s’écarte de lui et qu’on le laisse à lui-même. Malheureusement, ce peuple idéal n’existe pas, si ce n’est dans le ciel quasi platonicien du gauchisme inaltérable. Pas plus que « le » peuple entendu comme « communauté des citoyens », si cher à la tradition dite « républicaine » et rituellement ressuscité à chaque grande élection en même temps que la mystification de l’« intérêt général », qui n’est jamais qu’« un » peuple construit sur mesure par les institutions politiques existantes pour le plus grand profit de l’oligarchie.
Il faut s’y résoudre : le peuple réel n’est jamais le peuple idéal. Laissons aux bureaucrates et autres avant-gardistes patentés le rêve du peuple idéal. Au lendemain du soulèvement populaire du 17 juin 1953 à Berlin Est Brecht demandait déjà : « Ne serait-il pas plus simple alors pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre ? [2] » Sauf à verser dans une demande non moins extravagante du type « changeons de peuple ! », qui met assurément à l’abri de toute déception, il faut se résoudre à la l’hétérogénéité et à l’impureté du peuple réel. Tout le reste n’est que diversion. Faut-il pour autant renoncer à distinguer entre le « peuple social » et le « peuple politique » ? Le peuple social se définit par opposition aux élites ou à l’oligarchie, par la pauvreté et la misère, mais il n’est rien moins qu’homogène et unifié, tant il est traversé de tensions et de contradictions, comme on le voit justement aujourd’hui. Le vrai peuple politique n’est pas le peuple des électeurs, ni le peuple sociologiquement défini par la pauvreté ou la misère, il est le peuple qui agit, le peuple-acteur qui invente dans l’action de nouvelles formes d’auto-organisation.
Ce peuple-là n’est jamais « le » tout, il n’est toujours qu’une partie, mais il est cette partie qui ouvre de nouvelles possibilités au « tout », c’est-à-dire à toute la société. C’est cette partie qui est aujourd’hui en mouvement, et cela suffit pour se déterminer. Le « peuple de gauche » n’est qu’une invention mensongère des vieux partis dont la seule fonction est de remobiliser leur base électorale à l’approche de certaines consultations ou lorsqu’ils sont mis en difficulté. De manière plus générale, il n’y a que « des » peuples, dont l’irruption est imprévisible et à chaque fois singulière, et l’Un-Tout n’est qu’une illusion mortifère. La coïncidence du peuple social et du peuple politique dans un « grand soir » fantasmé n’est qu’un mythe dont la gauche critique doit se défaire une fois pour toutes.
La seconde remarque est relative à la conclusion pratique que cet argument est destiné à justifier. Aussi surprenant que cela puisse paraître, pareil raisonnement n’est pas sans présenter une certaine similitude avec un argument très ancien, connu de la philosophie grecque sous le nom d’« argument paresseux » ou encore « inerte ». Cicéron l’expose dans son Traité du destin en indiquant que si nous l’admettions, nous resterions toute notre vie dans une complète inaction. Il dit en substance à peu près ceci : si tu es malade et que ton destin est de guérir, tu guériras, que tu appelles le médecin ou que tu ne l’appelles pas ; mais si ton destin est de ne pas guérir, que tu appelles ou non le médecin, tu ne guériras pas. Or ton destin est de guérir ou de ne pas guérir. Il est donc vain que tu appelles le médecin [3]. On voit en quoi cet argument mérite bien son nom d’argument paresseux : il justifie l’abstention de toute action et incline au quiétisme (de quies qui signifie repos en latin). On se récriera contre un tel rapprochement en arguant que ceux qui mettent en garde contre un danger de dérive droitière du mouvement refusent d’invoquer le destin ou la fatalité et se bornent à supputer des risques, c’est-à-dire de simples possibilités. Mais toute la question est justement de savoir quelle attitude adopter à l’égard de ce qui n’est pour l’heure que des « possibilités ».
La vertu du rapprochement proposé est de faire ressortir l’attitude quiétiste qui découle de cette supputation distante des possibilités. On raisonne comme si la réalisation de telle possibilité plutôt que de telle autre était complètement indépendante de notre propre action. On se dit sans vraiment oser se l’avouer : si la pire des possibilités se réalise, elle se réalisera, que nous intervenions ou non pour tâcher de la prévenir. C’est par là que l’on retrouve le « sophisme du paresseux ». On se place dans la position de celui qui dégage par avance sa propre responsabilité. La prémisse sur laquelle repose cette attitude est la suivante : quelle que soit la possibilité qui finira par advenir, même si c’est la pire, nous n’y sommes pour rien. Ou bien cette possibilité adviendra, ou bien elle n’adviendra pas, mais dans les deux cas il est vain d’intervenir. Si d’aventure elle advient, on en rejette par avance la responsabilité sur les insuffisances et les ambigüités du mouvement.
Or s’abstenir d’intervenir pratiquement, ce n’est pas simplement observer de l’extérieur le cours d’une évolution, c’est, qu’on s’en défende ou non, favoriser la réalisation de la possibilité la plus inquiétante et la plus menaçante, celle qui était précisément chargée de justifier le refus d’agir. Il est d’autant plus facile après-coup de dire « on vous l’avait bien dit » que l’on a soi-même directement contribué à faire de cette possibilité négative une réalité. Aujourd’hui, tout particulièrement, il convient de mettre en garde contre une telle attitude : le quiétisme politique fait le jeu de l’adversaire, et c’est en quoi il est impardonnable. L’urgence commande d’agir dans le mouvement tel qu’il est et avec les gilets jaunes en les prenant tels qu’ils sont et non tels que nous voudrions qu’ils soient, en appuyant résolument tout ce qui va dans le sens de l’auto-organisation et de la démocratie. Répétons-le, rien n’est encore joué. Le présent est neuf, l’avenir est ouvert et notre action importe, ici et maintenant. Acte V.
[1] Laurent Mauduit, « Emmanuel Macron, le candidat de l’oligarchie », 11 juillet 2016.
[2] Bertolt Brecht, « La solution », in Anthologie bilingue de la poésie allemande, 1993, La Pléiade, p. 1101.
[3] Cicéron, Traité du Destin, Les Stoïciens, 1978, La Pléiade, p. 484.
http://www.contretemps.eu/gilets-jaunes-macron/
Le fond de l’air est jaune
Cédric Durand 11 décembre 2018 Le fond de l’air est jaune2018-12-12T14:18:23+00:00
Soulèvement populaire pour la justice fiscale et le pouvoir d’achat, les gilets jaunes cristallisent la convergence de toutes les colères contre Emmanuel Macron et, au-delà, le capitalisme néolibéral mondialisé dont il est le nom. De l’événement gilets jaunes ou de la structure du macronisme, qui va digérer l’autre ? Le simple fait que la question se pose est déjà extraordinaire. Un examen de clinique politique rudimentaire ne peut que renforcer le constat. L’arrogance de classe présidentielle et sa proximité avec les milieux financiers ont beaucoup contribué à faire monter la pression dans la cocotte-minute qui explose aujourd’hui. Mais la question politique posée par les gilets jaunes dépasse le cas Macron. Une fissure historique est ouverte. La tâche de toutes les forces anticapitalistes est d’élargir la brèche.
Coup d’arrêt
Arrière-garde du néolibéralisme triomphant des années 1990, Emmanuel Macron et ses soutiens ont hérité du pouvoir par un concours de circonstance. Qu’en ont-ils fait ? Sans coup férir, ils ont engagé le programme d’ajustement structurel que des décennies de résistances sociales n’ont eu de cesse de ralentir. La blitzkrieg fut un succès. Droit du travail, fiscalité, privatisations… Jouant sur l’avantage psychologique d’une victoire électorale surprise, la nouvelle équipe avança simultanément sur tous les fronts, déroulant sans ménagement un agenda entièrement structuré par les mots d’ordre éternels du capital que sont la compétitivité et l’attractivité pour les investisseurs.
Les réformes s’enchainaient à un rythme si effréné que, par l’effet domino des complémentarités institutionnelles, on pouvait craindre qu’elles ne fassent éclater ce qui reste du compromis social qui singularise l’hexagone depuis le milieu du XXe siècle. D’ailleurs, c’était l’objectif. Emmanuel Macron avait fait d’une détermination totale sa marque de fabrique. Au printemps dernier, il déclarait sur Fox News qu’il n’y avait « aucune chance » qu’il recule sur la réforme de la SNCF car, disait-il, « si j’arrête, comment pensez-vous que je serai en mesure de moderniser le pays ? ».
Eh bien c’est chose faite ! Emmanuel Macron a été arrêté. Il a un genou à terre. Pour la première fois du quinquennat, le pouvoir a cédé à la rue. En décidant d’abord d’annuler les hausses prévues sur les carburants puis de prendre une série de mesures limitées sur le pouvoir d’achat, il a concédé sa subordination en dernier ressort au mouvement populaire. Et, comme Macron l’avait justement anticipé, la signification principale de ce coup d’arrêt, c’est que la normalisation néolibérale de la France qu’il s’était donné pour mission d’accomplir ne pourra pas avoir lieu dans l’immédiat.
Montée des profondeurs du pays, la colère des gilets jaune a brutalement donné corps à L’illusion du bloc bourgeois identifiée par Bruno Amable et Stefano Palombarini[1]. Faire de la France une Start-up Nation, mobiliser la finance pour sauver le climat et jouer les premiers de cordée… les signifiants positifs auxquels se rattache la feuille de route macroniste sont très minoritaires dans le pays. Et ils le sont d’autant plus qu’à l’heure des premiers bilans ils n’ont pas trouvé de confirmation dans le mouvement réel du revenu disponible et de l’emploi.
En haut, les firmes et les très riches ont tout de suite perçu les dividendes de l’élection de leur candidat. Mais en bas, les classes moyennes et populaires ont pris de plein fouet les politiques de la nouvelle majorité. Ces politiques ont accru la pression fiscale à laquelle la fraction de droite des classes moyennes et populaires est particulièrement sensible et, en même temps, mis en joue les garanties collectives, les services publics et la protection sociale auxquelles les fractions de gauche tiennent par dessus tout. Le mouvement des gilets jaunes est une contre-attaque sur ces deux fronts ; et de droite et de gauche donc, il a brutalement siphonné le carburant politique du pouvoir qui se retrouve en panne sèche sur la bande d’arrêt d’urgence.
Le temps de la discorde
En quatre semaines, la révolte des gilets jaunes est devenue un événement politique majeur, peut-être même le plus importants des cinquante dernières années en France. Sa puissance proto-révolutionnaire est le produit d’une combinaison inédite.
La géographie d’abord est très particulière. Il s’agit d’un mouvement périphérique qui, de péages en ronds-points, a tissé un maillage serré sur tout le territoire. C’est ainsi qu’il s’est donné une grande visibilité, une forte transversalité sociale – agrégeant de multiples catégories – et une puissante capacité de diffusion. Le fait que 20 % de la population française se considère comme « Gilet Jaunes »[2] est significatif. Une fois le gilet jaune comme signifiant flottant de la révolte fixé, la structure en réseau permet toutes les appropriations et toutes les déclinaisons, favorisant ainsi l’agrégation des colères et leur convergence en plein Paris, au plus près des lieux de pouvoir.
Initiée sur les réseaux sociaux, la mobilisation des gilets jaunes ne fait l’objet d’aucun encadrement syndical ou politique. Cela ne veut bien entendu pas dire que les ressources militantes ne s’y déploient pas. Souvent, parmi les groupes qui entrent en action, quelques individus ont eu des expériences syndicales, politiques, associatives ou furent impliqués dans des luttes citoyennes, dans des ZAD. Surtout, cette lutte produit une nouvelle synthèse dans laquelle l’accumulation de rage contenue pendant trop longtemps et d’expériences des combats de ces dernières années sonnent ensemble l’heure de la revanche.
En haut ça tangue. Très fort… Le fait que le premier recul consenti se soit fait dans la cacophonie – plus de 24h d’ambigüité les 4 et 5 décembre sur le caractère pérenne de la non-application de la taxe sur les carburants – est un symptôme du désarroi qui s’est emparé des plus hauts cercles du pouvoir. Au moment où la crise éclate, il ne reste plus rien de l’élan de la fulgurante victoire présidentielle. Le gouvernement s’est rétréci, la hiérarchie policière est fragilisée par l’affaire Benalla, la jeune garde de conseillers présidentiels sourde aux remontées de ses administrations est aveugle sur la situation politique, les parlementaires déboussolés sont aux abonnés absents, le parti présidentiel inarticulé, sans ancrage territorial s’avère complètement inopérant pour endiguer la vague. Échaudé par l’accueil reçu au Puy en Velay, Emmanuel Macron se terre dans son palais. Il est « un peu perdu » nous dit un conseiller. En réalité paniqué, craignant pour sa vie.
Tous ces éléments participent de l’isolement de l’exécutif. Un isolement qu’il s’efforce de briser à partir du 5 décembre. D’abord en constituant une coalition contre « les désordres » et les « violences », ce qu’il est parvenu à réaliser avec un certain succès pour la journée du 8 décembre. Le premier ministre se payant le luxe de remercier tous les responsables politiques, syndicaux et associatifs qui ont accepté de rejoindre son appel au calme. Un moyen d’essayer de contrebalancer une réalité contrariante. En dépit d’une stratégie de la tension maximale et d’une répression à la fois brutale et massive, la mobilisation ne faiblit pas mais s’enracine. Il y a toujours autant de monde dans la rue et des jonctions s’opèrent avec les écologistes des marches pour le climat et avec la jeunesse scolarisée.
Au lendemain du 8 décembre, l’exécutif poursuit sa manœuvre de désencerclement, se met en quête d’une nouvelle combinaison politique qui lui permette de renforcer son assise. Consultant tous azimuts, il lâche un peu de lest sur le pouvoir d’achat et cherche de nouveaux appuis, au-delà d’une majorité parlementaire numériquement forte mais socialement très étroite. C’est à ce stade des développements politiques que correspond l’intervention présidentielle du 10 décembre. Quelques rodomontades sur l’ordre républicain, un acte de contrition forcé et des concessions calculées au plus juste pour espérer faire baisser la pression. Rien de plus.
C’est un aveu de faiblesse et un encouragement à la poursuite de la mobilisation. Mais cela ne doit pas faire oublier qu’il reste encore au pouvoir de nombreuses cartes en main, jusqu’à la suspension complète des libertés démocratiques ordinaires. La constitution donne la possibilité au Président de la République de recourir aux pouvoirs exceptionnels. Si, en 1958, De Gaulle pouvait tenter de rassurer en déclarant : « Pourquoi voulez-vous qu’à soixante sept ans je commence une carrière de dictateur ? ». Maintenant c’est Emmanuel Macron qui dispose de l’article 16 et lui n’a que 40 ans… L’ombre d’un devenir autoritaire plane sur un régime entré dans une crise existentielle.
Des contradictions au sein du peuple gilets jaunes
Une des singularités de ce mouvement est de poser frontalement la question du pouvoir : « Macron démission ! » est un mot d’ordre unanime qui sature tous les autres. Mais le contenu social de cette revendication reste indéterminé. Une bataille qui se joue sur les réseaux sociaux, dans les prises de parole, sur les chasubles jaunes, sur les pancartes, sur les murs… C’est évidemment une difficulté majeure.
Dans ce mouvement cohabitent, dans une grande confusion, des affects de gauche et des affects de droite, une grande masse de gens peu politisés, des militants anticapitalistes et des fascistes. De plus, il est impossible d’ignorer que les accessions au pouvoir de Bolsonaro au Brésil, l’alliance M5S–Legga en Italie et même, à la limite, Trump aux États-Unis sont, à des degrés divers, des répliques de mobilisations sociales au contenu initialement indéterminé : contre la hausse du prix des transports au Brésil, contre la corruption et contre des impôts considérés comme injustes en Italie ou encore, même si là l’ancrage côté républicain était plus évident, contre les sauvetages bancaires avec le Tea Party étatsunien.
Pour le dire vite, il y a dans les mouvements décadrés qui caractérisent cette décennie 2010 la recherche d’une issue hors du néolibéralisme. Une sortie qui peut se faire dans deux directions. La première est celle d’un réencastrement dans la communauté nationale : il s’agit alors de tenter de colmater la polarisation de classe à coup de panique identitaire. Si l’ennemi principal devient le migrant ou l’importateur chinois, une autre politique pro-capitaliste est possible.
C’est la stratégie Trump-Salvini-Wauquiez-Le Pen qui rompt avec l’idéologie de la mondialisation heureuse pour mieux consolider les acquis politiques arrachés par les classes les plus riches ces dernières décennies. Mais cette ligne inspire jusqu’au gouvernement. En témoigne la manipulation grossière tentée par le Ministre de l’Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin, lorsqu’il répond aux questions du Figaro le 7 décembre:
« Il ne s’agit pas seulement d’un ras-le-bol fiscal, mais d’une crise identitaire. (…) ils se posent la question de l’avenir de nos enfants, s’interrogent sur la place des religions et notamment de l’islam. ».
Mêler l’Islam au prix de l’essence et le pouvoir d’achat, il fallait oser ! Malheureusement, cette réaction résonne avec les efforts de l’extrême droite pour mettre la question du pseudo « pacte de Marrakech » sur les migrations au cœur des discussions des gilets jaunes. La lucidité oblige à s’en inquiéter. A l’échelle internationale, les droites nationalistes ont une longueur d’avance. Et, du point de vue du capital, c’est aussi le chemin qui est le moins dangereux.
La seconde voie, est celle de la gauche et des mouvements sociaux. Une direction solidement élaborée dans la critique du néolibéralisme depuis les années 1990. Au sein des gilets jaunes, les demandes de justice sociale, de hausse des salaires, de défense des services publics et d’hostilité à l’oligarchie se nourrissent de plusieurs décennies de critique du capitalisme mondialisé et financiarisé. La centralité des revendications sur le rétablissement de l’ISF, la circulation des vidéos de François Ruffin ou d’Olivier Besancenot témoigne de la vitalité de cette main gauche du mouvement.
Mais le fait que ces demandes prennent corps hors des cadres de la gauche et des mouvements et que la mobilisation pose abruptement la question du pouvoir, est aussi un désaveu. La dénonciation du néolibéralisme par la gauche ne s’est pas imposée comme une perspective stratégique clairement articulée. Si l’on veut faire une autre comparaison internationale, l’émergence de Podemos en contrepoint au mouvement espagnol des places, apparaît comme l’exemple d’un débouché politique à gauche. Mais, hélas, un débouché qui est déjà acculé à un accord de soutien d’un gouvernement socialiste PSOE et semble toucher ses propres limites.
Il ne s’agit pas de détailler les circonstances, batailles et bifurcations qui singularisent les différentes trajectoires évoquées. Il s’agit seulement de se souvenir de ces expériences récentes pour souligner que l’énergie politique formidable déjà dégagée par les gilets jaunes ne restera pas sans lendemain. Aujourd’hui, l’urgence c’est de tenir et d’élargir le front, d’arracher tout ce qui est possible au gouvernement, de tenter de le déstabiliser jusqu’à le faire chuter, d’apprendre et de découvrir ensemble de nouveaux horizons politiques. Mais c’est aussi, dans le même mouvement, d’anticiper sur la bataille qui viendra après. Et là, c’est déjà une polarisation entre droite extrême et gauche conséquente qui se profile.
Questions de fins
Bien sûr, le fait que la hausse des prix des carburants ait mis le feu à la plaine de l’exaspération sociale n’a rien d’anecdotique. C’est même le symptôme d’une discordance des temps bien plus profonde que l’aporie du macronisme. Cela a été répété sur tous les tons, un des aspects clés des turbulences actuelles, c’est la désarticulation du temps long du réchauffement climatique et du temps court des fins de mois difficiles. Mais il n’est pas moins important de noter que la conflagration actuelle résulte aussi de la collision entre la discipline de fer de la mondialisation et les aspirations démocratiques.
À ce propos, Olivier Blanchard, l’ancien économiste en chef du FMI postait le 6 décembre ce tweet surprenant :
« Se pourrait-il que, compte tenu des contraintes politiques pesant sur la demande de redistribution et les contraintes liées à la mobilité des capitaux, nous ne soyons pas en mesure de réduire suffisamment les inégalités et l’insécurité pour prévenir le populisme et les révolutions ? Qu’est-ce qui vient après le capitalisme ?« .
Qu’est-ce qui vient après le capitalisme ? C’est bien l’éléphant dans la pièce où se bousculent exigences populaires, crise écologique et impasses économiques.
Le philosophe Fredric Jameson écrivait qu’il est aujourd’hui « plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme ». Enfermées dans l’éternel présent du néolibéralisme, assignées à résidence par le tourbillon incessant des injonctions marchandes, nos sociétés ont perdu le sens de l’histoire. Le futur se réduit à deux options également déprimantes : la répétition éternelle de ce qui est déjà ou bien l’apocalypse. Pour Jameson, ce qui importe vraiment c’est que le temps recommence à transmettre les signaux de l’altérité, du changement, de l’utopie :
« Le problème à résoudre est celui de sortir du présent sans vent du postmoderne pour revenir à un temps historique réel, à une histoire faite d’êtres humains »[3].
Une histoire faite d’êtres humains. Pour que cela advienne, la colère qui fait monter les barrages et les barricades est une énergie indispensable. Mais elle ne suffira pas. Il lui faudra aussi l’ambition collective d’inventer un futur qualitativement différent de l’éternité marchande.
Notes
[1] Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’iIllusion du bloc bourgeois, Raisons d’agir, 2017.
[2] http://premium.lefigaro.fr/vox/societe/2018/12/06/31003-20181206ARTFIG00255-gilets-jaunes-un-mouvement-en-voie-de-durcissement.php
[3] Fredric Jameson, « Future City », New Left Review, May-June 2003
Sophie Wahnich: «La structure des mobilisations actuelles correspond à celle des sans-culottes»
4 décembre 2018 Par Joseph Confavreux
L’historienne Sophie Wahnich confronte la période actuelle avec la Révolution française, de La Marseillaise au portrait de Macron en Louis XVI : parallèles possibles, comparaisons outrées et potentialités à l’œuvre.
Sophie Wahnich est historienne, directrice de recherche au CNRS, spécialiste de la Révolution française, à laquelle elle a consacré de nombreux livres, le dernier étant La Révolution française n’est pas un mythe, qui vient de paraître aux éditions Klincksieck. Dans cet ouvrage, elle poursuit la réflexion déjà à l’œuvre dans son précédent ouvrage, L’Intelligence politique de la Révolution française (Textuel, 2012), où elle jugeait qu’il ne fallait pas aller puiser dans le passé des « modèles », mais plutôt des « lumières », afin de transmettre « un esprit et des outils plus que des modèles ».
Pour Mediapart, elle confronte les mobilisations actuelles, où La Marseillaise ne cesse d’être chantée et la référence à 1789 est assumée, avec la période révolutionnaire. Entretien.
Comment une historienne de la Révolution française regarde-t-elle ce qui est train de se passer en France ?
Sophie Wahnich : La scénographie qui se déploie ressemble sans doute davantage aux séditions décrites en son temps par Machiavel dans les Discorsi qu’aux émeutes révolutionnaires dont le projet politique, même immanent, est sans doute plus clarifié. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de potentialités révolutionnaires dans ce qui se passe, d’autant que les raisons desdites séditions sont à chercher du côté d’une sorte de lutte de classe entre popolo minuto et popolo grosso et qu’elles sont déclenchées par les excès du popolo grosso, des grands.
« Le plus souvent, nous dit Machiavel, les troubles sont causés par les possédants, parce que la peur de perdre engendre chez eux la même envie que chez ceux qui désirent acquérir. En effet, les hommes ne croient pas posséder en toute sécurité s’ils n’augmentent pas ce qu’ils ont. En outre, possédant déjà beaucoup, ils peuvent plus violemment et plus puissamment susciter des troubles. » À force de vouloir toujours dominer davantage et accumuler davantage et ainsi appauvrir et exaspérer le petit peuple qui, lui, veut simplement vivre dignement.
Car selon Machiavel « le peuple désire n’être ni commandé ni opprimé par les grands, tandis que les grands désirent commander et opprimer le peuple ». Si, pour lui, tous les hommes sont « méchants », ils ne le sont donc pas à parts égales. Les grands ou la noblesse le sont par nature bien davantage que les autres car leur désir vise leur bien particulier tandis que le désir du peuple vise par nécessité un « bien » universel – la liberté de tous identifiée à leur sécurité.
Cette dissymétrie des désirs n’est de fait pas réductible à un antagonisme ordinaire, à un simple conflit d’intérêts, ce qui s’y joue à chaque fois, c’est la possibilité d’inventer une conception de la liberté comme non-domination. Et cela, oui, a des potentialités révolutionnaires.
Mais les données structurelles entre la période actuelle et la période révolutionnaire ne sont pas les mêmes. Entre la fin du XVIIe siècle et 1789 existe un processus d’élaboration de la liberté, une critique de l’autoritarisme, une acculturation aux Lumières qu’on retrouve aussi bien dans les couches populaires, avec les idées véhiculées dans les almanachs et les encyclopédies populaires, que dans les cercles lettrés qui fréquentent les académies et les salons.
Le moment actuel paraît plus ambivalent. Bien sûr, les gens sont éduqués, et les lieux d’éducation populaire se sont multipliés, mais ils ne sont pas tous outillés de la même manière, les buzz sur les réseaux sociaux et la téléréalité ne préparent pas à résister à l’air du temps délétère, mais encouragent à se manifester.
Le sentiment que nous avons d’une grande hétérogénéité politique du mouvement vient sans doute de là. Il n’y a pas de formation idéologique discursive unifiée, chacun a sa propre grammaire. Dans ce contexte de déréliction, les luttes se mènent dans l’événement et la contre-hégémonie culturelle d’extrême droite est loin d’avoir gagné la partie. C’est une bonne nouvelle d’avoir affaire à des gens « fâchés mais pas fachos ». Même si on voit un effort de l’extrême droite, en Allemagne ou aux Pays-Bas, de ramener les gilets jaunes de ce côté.
Cela dit, la structure sociologique des mobilisations actuelles est très intéressante car elle correspond à celle des sans-culottes, en plus féminin. On a affaire, aujourd’hui comme hier, à des « hommes faits », pour reprendre l’expression de l’historien Michel Vovelle : des pères de famille, avec un travail, qui ne veulent pas que les générations suivantes vivent plus mal qu’eux. C’était en tant que tels, en tant qu’ils avaient fondé une famille et qu’ils voulaient une vie bonne que les sans-culottes faisaient la révolution.
Ainsi le journal Le Père Duchesne d’Hébert interrogeait-il : « Braves sans-culottes, pourquoi avez-vous fait la révolution ? N’est-ce pas pour être plus heureux, foutre ? » Il jugeait qu’il « y a trop longtemps que les pauvres bougres de sans-culottes souffrent et tirent la langue. C’est pour être plus heureux, qu’ils ont fait la révolution ». C’est comparable aujourd’hui et, en cela, ce qui se passe en ce moment est très différent des émeutes de 2005 qui réclamaient la fin de l’invisibilisation, le respect et l’inclusion des habitants des banlieues ghettoïsées.
L’autre point de comparaison, banal mais qu’il faut répéter, c’est l’inégalité de l’assiette de l’impôt. Les gravures de l’époque révolutionnaire montrent des figures populaires écrasées par des nobles et des clercs. Aujourd’hui, ce serait la même chose avec des banquiers ou des actionnaires, et les gouvernants qui les protègent. Le sentiment de commune humanité suppose une égalité devant l’impôt.
Les gens aujourd’hui sont suffisamment conscients par expérience des dégradations du niveau de vie pour se rendre compte que la facture de l’écologie est inégalement répartie. Et ils refusent non pas la transition écologique, mais le fait que cela pèse inégalement sur les citoyens.
Le troisième point de comparaison possible serait dans le fait que le pouvoir a été trop loin, et a perdu beaucoup de crédibilité. Avec une configuration particulière à notre époque, qui est que Macron a fait des promesses à droite et à gauche, donc que certains ont cru qu’il ferait une politique de père de famille, et qu’une partie d’entre eux est d’autant plus fâchée qu’il prend les traits d’un tyran.
On entend aujourd’hui les mots « émeute », voire « insurrection », mais encore peu celui de révolution… Une révolution commence-t-elle toujours par des émeutes ?
Non. La Révolution française n’a pas commencé par une émeute, mais comme une subversion, si on considère qu’elle débute avec les États généraux. Le 14 juillet, le peuple est dans la rue pour défendre ce qui a lieu de mai à juillet.
Mais il peut y avoir des apprentissages qui circulent rapidement dans des périodes pré-révolutionnaires. Même si la plupart des gens qui manifestent aujourd’hui n’ont pas participé aux luttes contre la loi sur le travail, même si c’est pour beaucoup la première fois qu’ils manifestent, ils ont pu voir circuler des répertoires et n’arrivent pas dans la rue en toute naïveté.
«Il n’y a pas de possibilité d’adresse au pouvoir, sinon les manifestations»
Êtes-vous surprise de la place que tient La Marseillaise dans les mobilisations de ces dernières semaines ?
Je pense que c’est grâce/à cause du foot. Cela permet d’être ensemble, de chanter à l’unisson, d’être dans la joie du chœur. C’est une manière de produire des effets de foule, au sens traditionnel du terme. C’est un objet qui fait le lien entre chacun et permet à chacun de se sentir plus fort. S’il n’y avait pas le foot, et seulement l’école, les gens ne sauraient pas La Marseillaise et n’en auraient pas un tel usage.
Mais c’est un usage dialectique. Il se trouve qu’en France, l’hymne national, contrairement à d’autres pays, est aussi un chant révolutionnaire. D’ailleurs, il me semble qu’il ne faut pas entendre les mots de ce chant du XVIIIe siècle avec les cadres d’aujourd’hui. Le fameux « sang impur », à l’époque, désigne la question du sacré et de la liberté qui est sacrée. Le sang impur est ainsi celui de ceux qui refusent la liberté. Peut-être qu’aujourd’hui, certains disent « sang impur » parce qu’ils sont fascistes, mais ce n’est pas le sens initial.
Ce qui est vrai est que la mobilisation actuelle n’a pas de vision autre que nationale. Elle ne s’intéresse ainsi pas du tout à ce qui s’est passé récemment en Grande-Bretagne, avec le mouvement Extinction Rebellion. Toutefois, même si l’extrême droite est présente dans les manifestations, il y a une hétérogénéité des manifestants qui me paraît, factuellement, contraire à ce que veulent les mouvements d’extrême droite.
Depuis samedi dernier, existe une focalisation sur la « violence » des manifestations, mais elle semble moins choquer que dans d’autres situations où le niveau de violence semblait pourtant moins fort. Comment l’expliquer ?
Domine le sentiment que la violence produite dans les mobilisations est une violence retournée. Il y a là quelque chose de révolutionnaire, dans cette manière de retourner la violence subie. Pour que la violence puisse paraître acceptable, voire légitime, aux yeux de beaucoup, il faut qu’il y ait eu beaucoup de retenue avant.
Ce qui se passe ressemble à la prise des Tuileries, qui ne se situe pas au début de la Révolution française, mais arrive après des tentatives calmes de réclamations en faveur de la justice, après que cela n’a pas marché. Cela crée une forme de violence qui rend quelque peu hagard, parce qu’on sent que c’est inévitable. Cela fait vingt ans qu’on répète que cela ne peut que « péter », donc quand ça pète, on ne peut trouver ça complètement illogique ou illégitime.
Pendant la Révolution, le citoyen Nicoleau, de la section de la Croix-Rouge, avait défendu l’idée d’un peuple « véritable souverain et législateur suprême » qu’aucune autorité ne pouvait priver du droit d’opiner, de délibérer, de voter et par conséquent de faire connaître par des pétitions le résultat de ses délibérations, les objets et motifs de ses vœux. Il espérait « que les Français ne se trouvent pas dans la fâcheuse nécessité de suivre l’exemple des Romains, et d’user contre les mandataires, non du droit humble et modeste de pétition, qu’on a cherché à leur ravir, mais du droit imposant et terrible de résistance à l’oppression, conformément à l’article 2 de la déclaration des droits ».
. L’abbé Grégoire disait également : « Si vous ôtez au citoyen pauvre le droit de faire des pétitions, vous le détachez de la chose publique, vous l’en rendez même ennemi. Ne pouvant se plaindre par des voies légales, il se livrera à des mouvements tumultueux et mettra son désespoir à la place de la raison… » Nous y sommes.
En France, il n’y a que le droit de vote et pas de possibilité d’adresse au pouvoir, sinon les manifestations. Macron n’aime pas les corps intermédiaires, mais sans corps intermédiaires le tumulte est vite là.
Comment comprenez-vous que les références à Mai-68, ou même à la Commune de Paris souvent citée dans les mobilisations contre la loi sur le travail, soient nettement moins présentes que celles à la Révolution française ?
La Commune demeure une référence du mouvement ouvrier et une référence intellectuelle. Elle intéresse certains groupes mais pas l’universalité des citoyens. Et puis elle n’est pas si joyeuse que cela, parce que la Commune demeure une défaite, tandis que la Révolution française est, au moins partiellement, une vraie victoire. Même si celle-ci n’a pas été totale, la Restauration n’a pas permis de retour à l’Ancien Régime pur et simple, et il est plus agréable de se référer à une victoire qu’à une défaite.
En outre, les gilets jaunes n’appartiennent pas au mouvement ouvrier, même s’ils peuvent être ouvriers. Beaucoup n’ont jamais manifesté auparavant, ce qui était aussi le cas dans les mobilisations contre Ben Ali en Tunisie.
Et, contrairement à 1968, l’enjeu n’est pas libertaire, il est familial. En 1968, il s’agissait d’inventer une vie fondée sur d’autres normes. Ici, il s’agit davantage d’une forme de lutte des classes, dans le rapport à l’État plus que dans les usines, qui fait que Mai-68 demeure une référence moins disponible que la Révolution.
Tout le monde se demande vers quoi on peut se diriger maintenant. Est-ce que l’historienne possède quelques éclaircissements ?
L’historien peut dire ce qui est nouveau dans le mouvement, faire le « diagnostic du présent », comme disait Michel Foucault, mais son travail n’est pas d’imaginer. Personne ne peut savoir où cela va, même pas ceux qui participent au mouvement. Même s’il est intéressant de voir que les gens assument ce qu’ils font, assument un geste politique et tragique, assument y compris l’impureté, alors que l’état ordinaire de l’époque est de ne plus assumer de gestes politiques.
Les deux hypothèses actuelles, l’état d’urgence et la dissolution de l’Assemblée, sont toutes deux cohérentes. La première signifierait plus d’autoritarisme. L’autre conduirait à reconnaître que la crise politique est réelle et qu’il faut de nouveaux représentants. Une telle option prendrait alors une vraie dimension révolutionnaire.
Mais si l’on veut défendre l’ordre néolibéral, il va falloir faire davantage de maintien de cet ordre aujourd’hui contesté, bien que cela semble compliqué, car ce qu’on vit, ce sont aussi les effets de la destruction progressive de l’appareil d’État, le fait qu’il y ait moins de policiers disponibles, et qu’il serait sans doute impossible de tenir en même temps Paris et la province.
D’autant qu’on voit bien que beaucoup de policiers en ont ras-le-bol, et partagent certaines colères qui s’expriment. Si l’appareil d’État qui a le monopole de la violence est susceptible de basculer du côté des insurgés, c’est vraiment une révolution. On n’en est pas là, mais cela peut aller vite.
Ce mouvement se place frontalement contre les lieux et symboles du pouvoir, que ce soit avec sa volonté d’atteindre l’Élysée ou de s’en prendre aux emblèmes du capitalisme mondialisé dans les quartiers huppés d’une métropole emblématique. Est-ce un indice du caractère révolutionnaire d’une lutte ?
Je n’en suis pas certaine. On peut imaginer que l’extrême gauche a ainsi exprimé son anticapitalisme. Mais si on prend du recul, au départ, la mobilisation se fait sur les ronds-points. Aujourd’hui, elle se rapproche des lieux du pouvoir, parce que ce dernier ne répond pas à la colère.
De ce point de vue, l’incendie de la préfecture du Puy-en-Velay me paraît davantage symptomatique. Elle a été attaquée comme on pouvait, à l’époque révolutionnaire, brûler les châteaux sans vouloir nécessairement tuer les châtelains. Ici, il me semble qu’on s’en prend davantage aux symboles d’un pouvoir républicain qui fabrique des mauvaises lois qu’aux lieux de l’argent.
L’abbé Grégoire disait également : « Si vous ôtez au citoyen pauvre le droit de faire des pétitions, vous le détachez de la chose publique, vous l’en rendez même ennemi. Ne pouvant se plaindre par des voies légales, il se livrera à des mouvements tumultueux et mettra son désespoir à la place de la raison… » Nous y sommes.
En France, il n’y a que le droit de vote et pas de possibilité d’adresse au pouvoir, sinon les manifestations. Macron n’aime pas les corps intermédiaires, mais sans corps intermédiaires le tumulte est vite là.
Comment comprenez-vous que les références à Mai-68, ou même à la Commune de Paris souvent citée dans les mobilisations contre la loi sur le travail, soient nettement moins présentes que celles à la Révolution française ?
La Commune demeure une référence du mouvement ouvrier et une référence intellectuelle. Elle intéresse certains groupes mais pas l’universalité des citoyens. Et puis elle n’est pas si joyeuse que cela, parce que la Commune demeure une défaite, tandis que la Révolution française est, au moins partiellement, une vraie victoire. Même si celle-ci n’a pas été totale, la Restauration n’a pas permis de retour à l’Ancien Régime pur et simple, et il est plus agréable de se référer à une victoire qu’à une défaite.
En outre, les gilets jaunes n’appartiennent pas au mouvement ouvrier, même s’ils peuvent être ouvriers. Beaucoup n’ont jamais manifesté auparavant, ce qui était aussi le cas dans les mobilisations contre Ben Ali en Tunisie.
Et, contrairement à 1968, l’enjeu n’est pas libertaire, il est familial. En 1968, il s’agissait d’inventer une vie fondée sur d’autres normes. Ici, il s’agit davantage d’une forme de lutte des classes, dans le rapport à l’État plus que dans les usines, qui fait que Mai-68 demeure une référence moins disponible que la Révolution.
Tout le monde se demande vers quoi on peut se diriger maintenant. Est-ce que l’historienne possède quelques éclaircissements ?
L’historien peut dire ce qui est nouveau dans le mouvement, faire le « diagnostic du présent », comme disait Michel Foucault, mais son travail n’est pas d’imaginer. Personne ne peut savoir où cela va, même pas ceux qui participent au mouvement. Même s’il est intéressant de voir que les gens assument ce qu’ils font, assument un geste politique et tragique, assument y compris l’impureté, alors que l’état ordinaire de l’époque est de ne plus assumer de gestes politiques.
Les deux hypothèses actuelles, l’état d’urgence et la dissolution de l’Assemblée, sont toutes deux cohérentes. La première signifierait plus d’autoritarisme. L’autre conduirait à reconnaître que la crise politique est réelle et qu’il faut de nouveaux représentants. Une telle option prendrait alors une vraie dimension révolutionnaire.
Mais si l’on veut défendre l’ordre néolibéral, il va falloir faire davantage de maintien de cet ordre aujourd’hui contesté, bien que cela semble compliqué, car ce qu’on vit, ce sont aussi les effets de la destruction progressive de l’appareil d’État, le fait qu’il y ait moins de policiers disponibles, et qu’il serait sans doute impossible de tenir en même temps Paris et la province.
D’autant qu’on voit bien que beaucoup de policiers en ont ras-le-bol, et partagent certaines colères qui s’expriment. Si l’appareil d’État qui a le monopole de la violence est susceptible de basculer du côté des insurgés, c’est vraiment une révolution. On n’en est pas là, mais cela peut aller vite.
Ce mouvement se place frontalement contre les lieux et symboles du pouvoir, que ce soit avec sa volonté d’atteindre l’Élysée ou de s’en prendre aux emblèmes du capitalisme mondialisé dans les quartiers huppés d’une métropole emblématique. Est-ce un indice du caractère révolutionnaire d’une lutte ?
Je n’en suis pas certaine. On peut imaginer que l’extrême gauche a ainsi exprimé son anticapitalisme. Mais si on prend du recul, au départ, la mobilisation se fait sur les ronds-points. Aujourd’hui, elle se rapproche des lieux du pouvoir, parce que ce dernier ne répond pas à la colère.
De ce point de vue, l’incendie de la préfecture du Puy-en-Velay me paraît davantage symptomatique. Elle a été attaquée comme on pouvait, à l’époque révolutionnaire, brûler les châteaux sans vouloir nécessairement tuer les châtelains. Ici, il me semble qu’on s’en prend davantage aux symboles d’un pouvoir républicain qui fabrique des mauvaises lois qu’aux lieux de l’argent.
http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article387
supplément #2 au numéro 19
Sur cette révolte en général et sur celle des Gilets jaunes en particulier
décembre 2018 , Temps critiques
1 Nous l’avons déjà mentionné dans notre supplément1 au no 19 de la revue Temps critiques, la Révolution de 1789 est une référence du mouvement2. Mai-68 apparaît aussi en filigrane à travers des références au caractère d’événement que constituerait le mouvement des Gilets jaunes comme on a pu parler de « l’événement 68 ». En effet, il marque les esprits par sa soudaineté et son imprévisibilité, par le fait. Il transparaît comme une mémoire des scènes de l’époque et de la violence qui y est attachée. De là à penser que « la casse » puisse être productive, il n’ y a qu’un pas : « Il n’y a que la casse qui permet de nous faire entendre » dit un lycéen du lycée professionnel Lurçat à Lyon (mercredi 5 décembre 2018, Le Progrès), mais c’est une réflexion largement entendue ailleurs et partagée par un nombre de plus en plus important de Gilets jaunes qui s’aperçoivent que c’est cela qui a déjà fait bouger un peu les lignes. Après déjà plusieurs semaines de mouvement, est fréquemment exprimée l’idée générale que ce n’est pas le dialogue qui est productif, mais le blocage. Le 1er décembre a d’ailleurs un certain nombre de points communs avec la journée du 24 mai 1968. En effet, alors que les manifestations de 1968 semblaient se contenter d’une territorialisation étudiante de la lutte en tournant tout autour du Quartier latin et en ne s’en éloignant que pour y revenir, la manifestation du 24 avait rompu avec cette logique pour irradier toute la ville et se répandre dans les quartiers bourgeois, celui de la Bourse, etc. C’est bien ce qui s’est passé les 1er et 8 décembre ; pour les manifestants c’était une évidence. Les barricades mêmes symboliques comme celles de l’avenue Foch vont de soi comme les caillassages de banques qui ont accompagné certaines actions à Paris ou en régions. Les manifestants, au moins dans les grands centres urbains, n’ont pas de territoire à conserver, de base arrière où se replier car ils sont littéralement étrangers aux centres-villes et surtout aux quartiers du pouvoir et aux quartiers du luxe exhibé (Étoile, boulevard Haussmann). Et ce sont ces quartiers qui sont justement pris comme cibles ou objectifs loin des sempiternels défilés syndicaux Bastille-Nation, répétitifs et tristes à pleurer.
La représentation démystifiée
2 Et dire que Macron voulait commémorer Mai-68 ! En tout cas et contre tous ceux à l’extrême gauche qui pensaient que tout ce fatras commémoratif, c’était se rouler dans des histoires d’anciens combattants, il n’est pas impensable que cela ait réveillé certaines consciences ou simplement donné quelques idées. C’est d’ailleurs ce que nous pensons et deux ex-soixante-huitards transformés en acolytes de Macron, Romain Goupil et Cohn-Bendit sont montés en première ligne pour bien signaler la différence, séparer le bon grain de la révolte de l’ivraie de la dérive autoritaire. Le premier, dans une émission de Pujadas, « La Grande explication », le 27 novembre, accuse un représentant des Gilets jaunes de ne pas être élu (de qui est l’élu Goupil ?), de ne représenter personne (que représente Goupil ?), avant de dire qu’une manifestation qui ne fait pas l’objet d’une déclaration préalable et d’une désignation de trajet par la préfecture, est en soi un acte illégitime qui nécessite la répression de l’État (les manifestations du 24 mai 1968 en France ont-elles respecté cela ? Non). Quant à Cohn-Bendit, il fait fort dans la mystification : « En 68, on se battait contre un général au pouvoir. Les gilets jaunes aujourd’hui demandent un général au pouvoir » (France Inter, le 4 décembre) et encore « Le type de société qui peut émerger de ces tendances, ça me fait peur. On n’est pas dans une période révolutionnaire, arrêtez. Mais on est dans une période de tentation autoritaire, […] une tentation autoritaire totalitaire ». Plus tard, au cours de l’entretien, il assène : « Je n’accepterais jamais un mouvement qui me dit “tu passes, si tu mets ton gilet” ».
3 Il ne s’agit pas de dire que cette pratique est la bonne, mais l’ex « Dany le Rouge » dénie-t-il le droit aux Gilets jaunes de faire ce que tous les ouvriers depuis cent cinquante ans ont fait aux « jaunes » qui voulaient briser leur grève ou qui, de fait, la brisaient ? Les arguments employés par Goupil et Cohn-Bendit, ces soixante-huitards ultra-minoritaires devenus conseillers du Prince3 reprennent en fait les critiques qu’Adorno et Horkheimer, les philosophes critiques de l’École de Francfort, adressaient au mouvement étudiant allemand en 1967-68 en se posant en garants des institutions démocratiques faute de mieux, face au manque de réflexivité (encore bien plus fort il est vrai aujourd’hui) du mouvement. Le mouvement contre la démocratie libérale serait fondamentalement autoritaire, voire fasciste. Comme si la démocratie libérale n’était pas elle-même autoritaire.
4 Le gouvernement s’est cru un temps au-dessus de tout soupçon, car il était censé représenter la « société civile » comme alternative à la politique politicienne d’un personnel spécialisé déconsidéré, corrompu et cumulard, mais le mouvement actuel a achevé de détruire cette image de l’existence d’une société civile, déjà supprimée réellement depuis le milieu du siècle dernier. Si la « société civile » est donnée comme « démocratique » ou « sociale » c’est par anachronisme, par détournement de l’histoire. Dans la philosophe politique classique et notamment chez Hegel (grand admirateur de la Révolution française), la société civile c’était la classe des propriétaires, la classe bourgeoise qui était porteuse de progrès et de puissance pour l’État-nation car elle a vaincu la noblesse et le clergé. La société civile ce n’était pas bien sûr la classe du travail, les salariés, etc. Nous ne sommes plus dans la société bourgeoise depuis longtemps, mais cette idéologie est encore diffusée par la caste politico-médiatique.
5 La société capitalisée d’aujourd’hui est justement la société dans laquelle il n’existe plus de société civile, ni d’ailleurs de « société politique » et où le rapport des « masses » à l’État devient direct. En effet, il s’exprime de plus en plus en dehors des fameux corps intermédiaires dont le rôle s’efface progressivement, à l’instar de celui des syndicats. En période calme, c’est un rapport individuel à l’État qui, forcément, s’exprime plus par la récrimination que par la revendication, parce que la première traduit mieux une frustration. C’est justement ce qui change quand un mouvement de lutte prend forme. Il est d’ailleurs piquant de constater que nombre de sociologues et politologues, et bien évidemment les médias, craignent que le mouvement ne bascule vers un populisme du type de celui du Mouvement Cinq Étoiles en Italie, alors que ce dernier mouvement a été en grande partie la conséquence de l’action menée par les médias contre les partis politiques italiens, particulièrement corrompus. Médias qui ont alors reporté leurs espoirs sur le gouvernement d’experts de Rienzi comme en France ils le font avec Macron. Les sergents-fourriers du fameux populisme sont ceux qui maintenant crient au loup !
De la revendication particulière à une révolte plus générale
6 À l’origine, le mouvement a fait apparaître des revendications qui semblaient fiscalistes, anti-étatiques telles qu’elles s’expriment parfois aux États-Unis, mais nous n’avons pas en Europe et particulièrement en France les mêmes références historiques à l’aide desquelles même l’anti-fiscalisme peut revêtir l’aspect d’une révolte populaire contre les puissants comme avant la Révolution française de 1789. Mais sa dynamique l’a porté assez loin de son origine et de façon assez nette, le mouvement s’affirme aujourd’hui autour de revendications simples qui réintroduisent la « question sociale », même si c’est en dehors de sa référence prolétarienne : retour de l’ISF, augmentation conséquente du SMIC (de 1180 à 1300 euros nets), échelle mobile des pensions et allocations, réallocation des subventions aux grandes entreprises pour l’investissement vers les services publics de proximité dans la France rurbaine, etc. Conditions de vie et pouvoir d’achat sont au cœur des exigences de la révolte d’individus qu’on pourrait définir comme sans qualités, alors que les syndicats sont incapables de se positionner sur un terrain qui pourtant est censé être le leur. Même ceux qui regardent avec plus de bienveillance le mouvement (certaines sections syndicales de SUD et de la CGT) sont désorientés parce que, justement, leur nature première, syndicaliste, qu’elle soit « dure » ou réformiste, est de qualifier les individus, uniquement à partir de leur identité de travailleurs ou retraités-travailleurs, avec leur statut, leur niveau hiérarchique, sans jamais rien mettre en cause de cet ordre-là et à fortiori le travail lui-même.
7 C’est sur ce point que le mouvement des Gilets jaunes met le doigt, là où cela fait mal. D’une part il pose la question de la représentativité à un niveau général, c’est-à-dire à celui de tous les niveaux de pouvoir et pas simplement celui du gouvernement et de l’État, même si son hétérogénéité ne lui fait pas critiquer la petite propriété des moyens de production et encore moins l’idéologie du travail ; d’autre part, il énonce en creux, parce que c’est contradictoire, que le travail ne détermine plus tout et que la question du revenu et du pouvoir d’achat est de plus en plus déconnectée de celle du salaire. Il s’ensuit que la lutte pour le salaire n’est plus une priorité ou du moins n’est plus la voie privilégiée de la lutte. Un autre point qui met hors jeu l’action syndicale.
8 Le revenu étant de plus en plus global, aussi bien du côté des cotisations et dépenses contraintes que des prestations, la lutte pour le pouvoir d’achat doit elle aussi être élargie (cf. par exemple, le poids exorbitant de la TVA par rapport à l’impôt en France qui accentue le caractère inégalitaire des taxes).
9 Paradoxalement, le mouvement ne met pas en tête de ses griefs la Commission européenne, pourtant il ne fait pas de doute que quelque chose se joue à ce niveau. Si on replace tout cela par rapport à notre analyse d’une restructuration en trois niveaux du capitalisme4, on peut dire que dans le niveau I, celui de l’hyper-capitalisme du sommet, l’action de la Commission européenne visait à maintenir une concurrence entre firmes multinationales (FMN) garantie, pour elle (théorie libérale de la concurrence parfaite) d’une baisse constante des prix et, en conséquence, source d’amélioration du pouvoir d’achat sans intervention d’augmentations de salaire, qui viendraient grever la politique de l’offre des entreprises mise en place depuis les années 1980-19905. Mais cette politique ne pouvait tenir que si les dépenses contraintes qui se situent au niveau II de la domination, celui du territoire national, n’augmentaient pas, or c’est pourtant ce qui s’est passé avec l’explosion des prix de l’immobilier et les taxes nouvelles, rognant les marges de réserve des salariés.
10 En répondant, avec beaucoup de retard, à ce qui fut la première expression de la révolte des Gilets jaunes, c’est-à-dire le volet fiscal, l’État démontre son incapacité à anticiper la dynamique interne du mouvement et à lui reconnaître sa dimension de mouvement social. En effet, si on observe la genèse des mouvements historiques de révolte, le fait est que la plupart sont partis d’une ou deux demandes précises, que le pouvoir juge donc anecdotiques ou peu importantes. De ce fait, il tarde à y répondre et quand il prend des mesures pour apaiser la révolte, il s’aperçoit que ce n’était que l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Les termes utilisés sont d’ailleurs éclairants puisque Macron « entend la souffrance des Français » (il a « ses lettres » donc il a lu Christophe Dejours). C’est certes un premier pas car aujourd’hui, dans la délégitimation qui a été produite de toute « la question sociale », au sens noble du terme du XIXe siècle, être victime reste la seule base ou position individuelle qui donne droit à l’attention. Mais en contrepartie, cela implique de la part des supposées victimes, une position de requérants respectueux de l’État et de ses dispositifs. Or, c’est bien ce que l’État et tous ses suppôts de différentes sortes et obédiences reprochent à ce mouvement, celui de dépasser le stade du « On n’est pas content » et qu’il risque, si on n’y prend garde, de passer au « On a la haine », même si ce n’est plus la haine de classe de la « rude race païenne » dont parlait Mario Tronti6. Une haine qui jusqu’à là semblait circonscrite, par le pouvoir, aux nouvelles classes dangereuses des banlieues. Le mouvement ne joue donc pas sur cette idée de victimisation, d’autant plus que les médias et la plupart des politologues le renvoient à une situation de basse classe moyenne, bien moins à plaindre que la population des banlieues ou des migrants. Certes, les Gilets jaunes décrivent parfois individuellement leur misère sociale, mais l’action collective leur donne les ressources pour dépasser les plaintes et poser des exigences qui ne sont pas non plus réductibles aux 42 revendications du cahier central de doléances qui a été présenté publiquement et dont beaucoup de Gilets jaunes ne connaissent pas le contenu. Ils ne se concentrent, à la base, dans les lieux de rassemblement, que sur quelques unes jugées non négociables.
Le retour des « lascars » de banlieue
11 Cette dimension de mouvement social n’a pourtant pas échappé au mouvement lycéen. Celui-ci est aujourd’hui tiré par les lycéens de banlieue inversant ainsi la tendance qui existait depuis les années 2000 d’une jeunesse coupée en deux qui avaient vu sévir la « dépouille » au sein de certains cortèges et la révolte des banlieues de 2005 être quasiment ignorée par la lutte étudiante de 2006… et réciproquement. Pendant toutes ces années, ce sont souvent les établissements des centres-villes avec des lycéens relativement conscientisés qui se sont principalement mobilisés, mais sont restés isolés sur leurs objectifs propres ou des positionnements idéologiques généraux auxquels les autres lycéens restaient insensibles. Ce ne semble plus être le cas aujourd’hui où on retrouve dans le mouvement lycéen qui se manifeste depuis fin novembre, des aspects de la lutte contre le projet de loi sélectif de Devaquet en 1986, dans lequel les « lascars » des lycées professionnels avaient joué un grand rôle et du mouvement lycéen-étudiant contre le CIP en 1994 où là aussi de nombreux établissements de banlieue avaient joué un rôle et où les manifestations et affrontements avec la police avaient été massifs et récurrents, à Lyon, Nantes et Paris particulièrement. Et ces élèves des établissements de banlieue ou de la « périphérie », sont aujourd’hui ceux qui se sentent les plus proches de la misère sociale que ressentent aussi les Gilets jaunes et aussi du plus grand mépris dans lequel ils sont tenus7.
12 Au grand dam de la plupart des enseignants, leurs élèves, certes encore minoritaires, réagissent comme les Gilets jaunes, c’est-à-dire en désobéissant, en ne disant rien de leurs intentions jusqu’au dernier moment, en ne cherchant pas à s’organiser ou à se coordonner, même si l’idée d’un rassemblement central, souvent en fin de matinée, commence à se dessiner avec éventuellement des assemblées générales de lutte que souhaitent d’ailleurs les syndicats enseignants car, dans ce cas, ils les encadrent du fait de leur présence. Certains lycéens s’étaient bien glissés dans les « cortèges de tête » depuis les manifestations contre la loi travail, mais là il s’agit d’autre chose. Plus personne ne veut de tête. Jusqu’à quel point cela peut-il constituer une limite ? C’était déjà une caractéristique du mouvement des places et de Nuit debout, mais là cela ne correspond pas à une volonté idéologique, initiée en sous-main par les tenants de l’action horizontale, les Fakir et Lordon de service, repris par des étudiants et autres travailleurs intellectuels. Il s’agit d’une exigence générale… qui n’est pas sans risque car la nature a horreur du vide si on ne lui donne pas un contenu conséquent.
Un corps collectif en formation
13 Que ce soit les Gilets jaunes ou les lycéens, il y a l’expression nouvelle d’un corps collectif en construction dans la lutte ; un collectif formé par les subjectivités qu’il dégage malgré ses fragmentations objectives. Il n’est pas un néo-prolétariat et on ne peut non plus l’appeler « peuple » car ces deux référents historiques ne lui correspondent pas. C’est ce corps collectif qui peut se passer d’une convergence abstraite des luttes quand on voit par exemple de nombreux cheminots venir en simples gilets orange, sans indication de syndicat, même si parfois on entrevoit quelques gilets CGT, sur ces points de rassemblement (ce ne sont pas des piquets de grève, Ô désarroi des « de gauche » !) qui servent de camps de base aux Gilets jaunes. Et ils n’y viennent pas pour la défense d’un statut qui leur a valu de rester isolés il y encore quelques mois, mais pour tout autre chose, la solidarité, un sentiment partagé d’exploitation et de domination au-delà des particularités professionnelles ou générationnelles8.
14 Dans ses différentes formes d’action, ses initiatives, sa spontanéité, il crée une brèche au sein de la société capitalisée, une brèche qu’il doit entretenir et creuser sans que cela soit obéré par la stratégie d’opposition frontale que lui impose l’État et les violences qui lui sont inhérentes, violences certes nécessaires pour montrer le niveau de détermination et définir un rapport de forces, mais qui ne peuvent constituer une fin en soi.
15 Dans l’affrontement avec la police envers laquelle aussi bien Gilets jaunes que lycéens sont divisés quant à l’attitude à avoir, c’est en fait un corps à corps qui se joue entre manifestants et l’État. Deux corps qui deviennent antagoniques jusqu’à se faire peur. Ainsi, avant les manifestations du 8 décembre, les pouvoirs d’État ont diffusé partout la menace du vaste déploiement de forces policières prévues contre les manifestants et les médias ne se sont pas fait faute d’annoncer des morts certaines avec des prévisions complètement fantaisistes sur ces probabilités et en agitant la présence de blindés de l’armée qui se sont révélés être des blindés d’opérette.
16 Cette orchestration de la peur n’a pas empêché une détermination toujours au moins égale à celle de la semaine précédente. Et le langage du pouvoir politique et de l’État, comme celui des médias, à savoir le langage qui oppose gentils manifestants en gilets jaunes et « casseurs » cagoulés ou habillés de noir tombe particulièrement à plat. D’abord parce que n’importe qui peut mettre un gilet jaune et que tout Gilet jaune sait à sa seconde manifestation ou d’après les images de la télévision qu’il vaut mieux se protéger, se cagouler, se couvrir le visage avec un foulard ou un masque, etc., bref ressembler à un méchant. Ensuite, le recensement des personnes arrêtées et parfois déjà condamnées est sans appel : la plupart des personnes interpellées n’avaient jamais été auparavant arrêtées (c’est encore le cas pour Paris ce 8 décembre) et les jeunes interpellés devant les lycées sont tous lycéens même s’ils ne sont pas forcément interpellés devant leur établissement d’inscription.
Que faire ?
Quelques constatations
17 — Remarquons tout d’abord que cette demande de démocratie directe est sûrement plus formelle qu’athénienne et que les Gilets jaunes n’arrivent même pas à s’y tenir puisqu’ils invalident en fait leurs propres représentants dès qu’ils les ont nommés ou plus précisément dès qu’ils se sont auto-désignés « représentants ». C’est que le mouvement n’est pas sur le terrain de la représentation ou du moins que ce n’est pas son objectif prioritaire puisqu’il ne veut pas négocier. Donc ce qui s’impose immédiatement c’est plus des décisions sur le quoi faire et pourquoi le faire sur les barrages ou les blocages en semaine et le week-end et cela ne passe pas par un vote, mais par une estimation du rapport de force, de sa propre détermination, etc.
18 — le second point s’enchaîne puisque beaucoup de militants issus de l’ultra-gauche ou du gauchisme se posent la question de savoir quelle parole communiste développer sur le terrain. C’est le même formalisme que celui de la démocratie directe qui a été le problème constant (et sans solution sur ces bases) des différentes variantes de conseillisme ; problème bien concentré dans les échanges Chaulieu-Pannekoek des années 50.
19 Il n’y a rien de particulier à apporter ou à introduire de l’extérieur, les Gilets jaunes et autres protagonistes lycéens et demain d’autres catégories, sont nombreux à participer pour la première fois à une expérience de lutte collective. Dans la mesure où cette dimension collective se renforce par la durée et l’extension du mouvement (rien n’est joué, mais c’est la condition) elle aura tendance à balayer les scories individualistes, corporatistes, identitaires, récriminatoires qui participent de refoulés ressentis dans l’individualisation des conditions de vie qui poussent à chercher des boucs émissaires. Mais cela ne veut pas dire qu’on doive garder sa langue dans sa poche.
20 Prenons, un exemple. Figurent souvent sur les barrages ou sur des banderoles l’allusion au « peuple français ». Il semble évident que dans ce cas, il faut essayer d’en comprendre le sens. L’appel au peuple français n’est pas forcément un référent identitaire. On peut très bien le comprendre comme une remise en cause d’un processus de représentation imposé par les élites politiques et cautionné par les médias, qui leur fait dire que toute contestation d’un pouvoir issu des urnes se produisant dans la rue serait anti-républicaine (Joffrin dans les éditoriaux du journal Libération et Fottorino dans le journal le Monde). C’est une interprétation particulièrement restrictive de la République et en tout cas pas celle que prônaient les révolutionnaires de l’an III dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen9.
21 Mais en appeler au peuple français c’est aussi ne pas supporter le fait qu’au 2e tour Macron fût en fait élu par une minorité des électeurs (43,6 % du corps électoral ; abstentions, nuls et blancs représentant 34 % ; Le Pen 22,4 %). La formulation « peuple français » peut se référer à cette réalité électorale tronquée. Mais surtout et au-delà de cela, en quoi le « nous sommes le peuple français » supposerait-il implicitement l’exclusion des immigrés de différentes générations, alors que la France est une terre historique de migration politique et économique. Et pourquoi La Marseillaise, qui nous a fait si souvent grincer des dents, tant elle a servi les différentes formes de domination de la bourgeoisie, ne redeviendrait-elle pas un chant révolutionnaire, puisqu’à l’origine elle a été chantée aussi bien par les petit-bourgeois jacobins que par les « bras nus » de 1793, que des versions ont été réécrites et détournées par les anarchistes historiques, comme plus récemment par Gainsbourg (en réponse aux anciens parachutistes ou légionnaires qui voulaient se l’approprier) ? Certes, le mouvement n’en est pas encore là, mais « le sang impur » des nobles10 de l’époque n’est-il pas remplacé par celui des riches, dans la sombre colère qui se développe aujourd’hui ?
22 — le troisième point porte sur la violence et ça concerne aussi les lycéens qui la subissent surtout depuis plus d’une semaine. Ce n’est pas une question qui doit être traitée abstraitement. D’abord il faut partir de la réalité qui est que la violence est celle du capital et qu’elle s’exerce tous les jours (exploitation, chômage, accidents du travail, misère, etc.), que c’est toujours le pouvoir qui impose son niveau de violence, le mouvement n’imposant que sa détermination. Par exemple, le fait que le mouvement ne respecte pas la déclaration officielle de manifester et n’annonce pas ou ne respecte pas de trajet prévu à l’avance n’est pas en soi une violence contrairement à ce que dit Goupil. Face à cette détermination, l’État ne peut que céder ou répondre par la violence. Ce qu’il fait puisque la répression est féroce avec l’usage de certaines armes qui ne sont utilisées que dans ce pays, en Europe du moins. Qu’il y ait ensuite des « dérapages » ne doit pas dicter la conduite du mouvement sous prétexte que cela le décrédibiliserait, mais il ne doit pas non plus se fixer sur ces grandes manifestations de grandes villes, l’impasse de la « montée » systématique à Paris se faisant jour au fur et à mesure des échecs à prendre une nouvelle Bastille ou un palais d’Hiver. Maintenir et multiplier la pression dans tout le pays pour que la police, requise partout, ne soit en fait presque nulle part est une stratégie déjà plus efficace. On a pu le constater lors de la journée du 8 décembre, mais cela ne règle pas tout. Tout ne se joue pas dans le blocage des flux et des nœuds de connexion. Dans le procès de capitalisation, production et circulation ont tendance à être « totalisées », alors il faut aussi que cela soit effectif dans les luttes. Les cheminots battus il y a quelques mois dans leur grève, mais présents sur les ronds-points ont peut-être quelques idées à nous soumettre…
Temps critiques, le 10 décembre 2018
Notes
1 – http://tempscritiques.free.fr/spip….
2 – C’est d’ailleurs la seule référence explicite à une révolution avec celle sur la Commune ou des doctrines communalistes (cf. L’Appel de Commercy https://manif-est.info/L-appel-des-gilets-jaunes-de-Commercy-853.html) qui apparaissent parfois sur quelques écriteaux dans les manifestations. Aucun drapeau rouge. Très peu d’Internationale, même chez ceux qui l’entonnent systématiquement d’habitude.
3 – Cohn-Bendit encore, en parlant de Macron : « Il n’a pas le choix, il faut qu’il reconnaisse que le problème vient aussi de lui […] Il a trahi sa promesse, celle d’une démocratie bienveillante et participative » (Libération du 5 décembre).
4 – cf. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article206
5 – Si on veut schématiser, Trente glorieuses : augmentation générale des salaires et baisse des prix ; années 1980-1990 : stagnation des salaires moyens et baisse des prix ; depuis les années 2000, les indices de prix ont été complètement faussés, d’abord par le passage à l’euro qui a créé de gros écarts entre pays européens et par l’augmentation des dépenses contraintes qui ne sont que très peu comptabilisées dans l’indice des prix. D’où des décalages importants entre statistiques, situations concrètes et ressentis. Un aspect nullement pris en compte par l’État et les « partenaires sociaux ».
6 – Mario Tronti, Nous opéraïstes, L’éclat, 2013.
7 – L’image des 200 élèves d’un lycée de Mantes-la-Jolie mis à genoux (sans jeu de mots) et les mains entravées dans le dos ou sur la tête, dans leur établissement, représentent un « message fort » comme le disent les gens au pouvoir quand ils parlent des signaux qu’ils envoient à la population. Gageons que pour les jeunes et moins jeunes celui-ci, sera entendu et compris. Il y a des maladresses sur le terrain qui trahissent des pratiques plus générales de domination.
8 – Avec l’entrée en lutte des lycéens et la forte présence des retraités sur les points de blocage, le mouvement concerne toutes les classes d’âge.
9 – « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs » (article 35). Ce droit n’existait pas dans la première déclaration de 1789 et il sera supprimé en 1795 marquant le triomphe de la bourgeoisie.
10 – Contrairement à toutes les interprétations anti-historiques postmodernes et décoloniales, ce « sang impur » n’a jamais été celui des « non-blancs ».
L’envoi est trop lourd – du moins pour certaines adresses – Je me permets de vous conseiller “lundi matin” : il y a de nombreux articles très intéressants et l’accès est libre ; voici quelques exemples
https://lundi.am/Que-veulent-les-gilets-jaunes
Que veulent les gilets jaunes ? – Jacques Fradin
Une seule chose, une simple chose : la démocratie
paru dans lundimatin#169, le 14 décembre 2018
https://lundi.am/Interpele-par-5-voitures-de-la-DGSI-place-36h-en-garde-a-vue
Interpelé par 5 voitures de la DGSI, placé 36h en garde à vue
Il mangeait des croissants avec Julien Coupat, deux gilets jaunes dans le coffre
paru dans lundimatin#169, le 14 décembre 2018
https://lundi.am/Pour-une-nouvelle-nuit-du-4-aout-ou-plus
Pour une nouvelle nuit du 4 août (ou plus)
– Jérome Baschet
La Grande Peur des gouvernants
« Tout atteste que le point de bascule est proche »
paru dans lundimatin#169, le 14 décembre 2018
https://lundi.am/Ne-demeurons-pas-a-genoux-cependant-que-le-roi-est-nu
Ne demeurons pas à genoux cependant que le roi est nu
Retour sur les images de Mantes-la-Jolie à l’aune des concepts d’exception et de vie nue.
paru dans lundimatin#169, le 13 décembre 2018
https://lundi.am/Toulouse
Toulouse implose
1-8 décembre, retour sur une folle semaine
paru dans lundimatin#169, le 13 décembre 2018
https://lundi.am/L-ecologie-du-mensonge-a-terre
L’écologie du mensonge à terre – Jean-Baptiste Vidalou
« Elle pourrait bien ne plus s’en relever. Et avec elle un pouvoir qui n’a plus que ses infrastructures médiatiques comme légitimité face à l’urgence d’un monde qui va au gouffre. »
paru dans lundimatin#169, le 13 décembre 2018
https://lundi.am/Prochaine-station-destitution
Prochaine station : destitution
« Contrairement à tout ce que l’on peut entendre, le mystère, ce n’est pas que nous nous révoltions, mais que nous ne l’ayons pas fait avant. »
paru dans lundimatin#168, le 7 décembre 2018
https://lundi.am/Contribution-a-la-rupture-en-cours
Contribution à la rupture en cours
« Viser juste, donc, mais aussi durer, avant toute chose. »
paru dans lundimatin#168, le 7 décembre 2018