Si on veut une gauche de gauche, il va falloir changer de paradigme et de pratique

Jun 12, 2023

La manifestation du 6 juin 2023 marque le reflux du mouvement social avant la trêve estivale. À noter des attaques de cortège à Paris et à Lyon résumées par le communiqué de la Fédération syndicale unitaire (FSU) : « À Paris, alors que ces manifestants défilaient pacifiquement derrière la banderole de la FSU, le service d’ordre a été pris à partie sans raison lors d’une intervention de la police contre un manifestant : coup de poing totalement gratuit de la part d’un policier contre un membre du service d’ordre (SO), projection à terre d’un autre, coup à la jambe contre une militante. À Lyon, le cortège intersyndical a également été l’objet de charges policières d’une violence inouïe, plusieurs militantes et militants sont blessés. »

Le charivari du 8 juin 2023 à l’Assemblée nationale s’est passé comme prévu. L’extrême centre macroniste soutenu par la droite LR est passé du côté obscur de la force. Il entraîne la France dans un régime illibéral qui rejoint la façon de faire de la politique d’autres pays illibéraux européens telle la Hongrie d’Orban. L’utilisation d’articles de la Constitution et des lois pour tuer à petit feu la démocratie devient un mantra pour Emmanuel Macron qui préfigure les futurs empiétements que certains se proposent de développer (par exemple, les discours de l’ex-Premier ministre Edouard Philippe sur l’immigration ou l’appel à la tenue dès le 8 juin après-midi d’une conférence de presse anti-immigration des Républicains). L’abominable attaque contre des enfants et des personnes âgées à Annecy a mis fin au charivari et à l’examen de la proposition de loi (PPL) du groupe Liot qui a retiré son texte en séance. Fin de la saga parlementaire sur la contre-réforme des retraites.

L’intersyndicale a décidé qu’elle va continuer à travailler ensemble, qu’elle va créer des groupes de travail, qu’elle compte bien reprendre ce combat à la rentrée, mais qu’elle suspend toute action d’ici là.

Quatorze journées de grèves et de manifestations, le corps politique, des citoyens hostiles à la contre-réforme des retraites, une très grande majorité de travailleurs actifs également, une mobilisation que nous n’avions pas connue depuis plus d’un quart de siècle, un front syndical unitaire. Mais nous avons perdu la bataille et nous n’avons pas de ligne stratégique d’avenir appuyée sur un bloc historique populaire conséquent.

Et nous ne sommes pas rassurés par les discours de certains dirigeants de l’intersyndicale à la sortie des entretiens individuels avec la Première ministre déclarant en substance qu’ils avaient gagné puisque la majorité du peuple a soutenu l’intersyndicale ! Pour ces derniers, perdre en étant majoritaire, c’est le fantasme masturbateur qu’ils espéraient depuis longtemps. Et ce n’est pas ceux qui disent en substance qu’« il faut décréter la grève générale tous les matins à 8 h 30 » qui vont nous montrer la voie. Et ceux qui disent en substance, sans le dire tout en le disant, « nous maintenons la revendication du non aux 64 ans, sans rien changer de notre ligne stratégique génialissime qui nous a fait perdre », non plus.

Et nous sommes loin d’être béats d’admiration devant l’offre des partis politiques de gauche ; notamment pour avoir tenté de disputer la direction du mouvement social avec la montée à Paris du 21 janvier 2023 qui n’a mobilisé que 30 à 40 000 manifestants, chiffres ridicules pour une montée nationale. Nous rappelons que la montée nationale du 16 janvier 1994 avait mobilisé un million de manifestants à l’appel d’une intersyndicale et avait été victorieuse. Ensuite, pour avoir alimenté à l’Assemblée nationale, par leur « bruit et leur fureur », sur des propos futiles et inutiles, l’œuvre de désinformation des médias dominants qui étaient ravis de publier des images de type « cour d’école d’enfants qui ont besoin de se dissiper » au lieu de propos sur le fond de la bataille des retraites. Les uns en faisant des concours de happenings, les autres en parlant plus de sociétal (la palme d’or revenant à l’attaque contre les barbecues), plutôt que de la gigantesque bataille sociale engagée par le mouvement contre l’augmentation de l’âge légal de départ à la retraite.

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Que faire ? En premier lieu, mieux analyser le réel

Il était une fois, on parlait de la nécessité d’une analyse concrète de la situation concrète. Le capitalisme progresse partout, les conquis sociaux sont démantelés un par un, il ne craint plus qu’une action consciente du plus grand nombre montrant sa capacité à bloquer le pays.

  • Situation internationale : terminé le libre-échangisme mondial, nous sommes devant une bataille gigantesque entre l’impérialisme étasunien et ses vassaux et l’émergence d’un impérialisme structuré autour du groupe des cinq pays Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du sud (BRICS) animé par la Chine sans qu’il y ait un camp de la résistance populaire en France qui puisse éviter le campisme proétasunien ou celui prochinois et prorusse.
  • Situation européenne : la perspective d’une Europe puissante n’existe plus depuis sa vassalisation volontaire à l’impérialisme étasunien, l’ordolibéralisme allemand façonne l’avenir européen, la bureaucratie de l’Union européenne se renforce face au recul du peu de démocratie existante, la poussée de toutes les droites progresse très vite.
  • Situation française : l’extrême centre macroniste est entré dans une phase illibérale détruisant sur son passage le peu de citoyenneté et de démocratie que nous avions encore, il rejoint de ce point de vue les autres pays européens illibéraux, le déclin économique et social français se poursuit malgré les discours médiatiques du pouvoir. L’incapacité de la gauche française à se mettre à la hauteur des enjeux fait le jeu du Rassemblement national qui se renforce dans le pays avec la perspective d’une union de toutes les droites comme dans la plupart des pays européens (voir ce qui se passe en Finlande et en Espagne récemment). De tout cela découle l’impératif catégorique de multiplier les lieux de débats pour construire une analyse concrète de la situation concrète. D’autant, que ce n’est pas demain matin à 8 h 30 que l’extrême centre macroniste aura une majorité de députés derrière lui. Mais il faut que nous allions vite !

Où en est la gauche actuelle ? Que faire si on veut aller vers une gauche de gauche ?

Sur le plan syndical, l’intersyndicale n’a pas effectué la liaison entre le combat pour la retraite et le combat pour le pouvoir d’achat en période de forte inflation. L’intersyndicale n’a aucunement tenu compte de la bagarre en Grande-Bretagne avec des luttes parfois gagnantes parfois perdantes… mais pas une défaite frontale comme en France alors que l’opinion était de son côté. À noter la victoire des femmes de Vertbaudet sur la bataille des salaires !

Par ailleurs, la mobilisation par journées d’action (dite manifestations saute-mouton) a empêché une mobilisation à la base sur les salaires et leurs revalorisations ! À part perdre de l’argent en faisant grève deux fois par mois, les grévistes n’ont rien gagné sur le plan pécuniaire. Oui, la grève générale est nécessaire pour obtenir l’ouverture du chemin de l’émancipation lorsqu’il y a blocage du patronat et de la droite, mais participer à une grève perdante n’est pas enthousiasmant ! Pourtant ReSPUBLICA par notre ami Philippe Duffau a tenté de faire comprendre que la situation de l’autre côté de la Manche était à étudier en détail ! Cette liaison non prise en compte entre le refus de la réforme des retraites et la lutte pour les salaires est en fait une seule et même lutte, car les retraites et les salaires directs sont tous les deux des formes liées au salaire total ou salaire super brut. Car les retraites sont financées dans l’esprit des fondements révolutionnaires de 1945-46 par du salaire socialisé, fruit uniquement du travail salarial. La séparation entre cotisation salariale et cotisation patronale n’est qu’un jeu d’écriture pour justifier la position patronale du paritarisme qui donne le pouvoir au patronat qui s’allie avec un syndicat complaisant minoritaire en lieu et place de la gestion de la Sécurité sociale par les assurés sociaux via des élections ad hoc(1), réalité détruite par les ordonnances du Général de Gaulle de 1967 (Voir notre précédent article : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-societe/respublica-protection-sociale/pour-renouer-avec-les-quatre-conditions-revolutionnaires-de-la-creation-de-la-securite-sociale/7433838).

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Aujourd’hui, où en sommes-nous sur le terrain de la perte du pouvoir d’achat et donc de la paupérisation des couches populaires ? Nous en sommes au point mort !

Mais toujours sur le mouvement syndical :

  • manque de démocratie interne,
  • nécessité de nouvelles réflexions sur les modes d’action (montée à Paris, préparation des mouvements de grève plusieurs mois à l’avance, contacts directs fréquents entre les responsables syndicaux et les travailleurs, priorité des responsables syndicaux aux contacts avec les travailleurs plutôt qu’aux réunions bidons avec les directions, le syndicat doit redevenir la chose des travailleurs et ne plus revendiquer de leur être utile, ce qui le place hors du monde du travail, etc.),
  • engager des formations des militants et des responsables,
  • retrouver l’éducation populaire refondée pour les travailleurs, les usagers, le grand public en général,
  • rechercher et trouver des moyens de rassemblement et d’action pour les travailleurs précaires,
  • créer et renforcer en moyens matériels et financiers les unions locales et départementales interprofessionnelles pourquoi pas unitaires (?) pour préparer les prochaines échéances interprofessionnelles qui ne sauraient tarder,
  • inverser la tendance à la bureaucratisation des syndicats,
  • sortir d’un financement opaque des syndicats et supprimer les conflits d’intérêts financiers entre leur programme et les besoins de financement,
  • travailler à la recomposition, restructuration et unification syndicales pour que la démocratie syndicale soit plus représentative,
  • retrouver une pratique de double besogne (intégrer les revendications immédiates avec l’objectif d’un modèle politique souhaité) par exemple en donnant un contenu concret au nouveau statut du travailleur salarié et de la Sécurité sociale professionnelle,
  • lutter contre la professionnalisation du « métier » de syndicaliste,
  • travailler à des convergences de revendications et de luttes avec les syndicats européens,
  • promouvoir le principe de laïcité pour unifier contre l’idéologie woke qui divise,
  • intégrer tous les combats laïques, antiracistes, féministes, écologiques dans une vision holistique tout en gardant le primat de la question sociale, etc.

Quant aux mouvements politiques de gauche :

  • clarifier la ligne stratégique et développer le débat sur ce thème,
  • développer la pratique de la double besogne,
  • lutter contre la faiblesse de la formation tant des militants que des responsables politiques pour faire autre chose que de la communication dans leurs discours,
  • revenir à une pratique d’éducation populaire refondée pour les électeurs,
  • développer les contacts avec les « vrais gens » du grand nombre,
  • lutter contre la verticalisation du pouvoir politique et instituer une démocratie interne pleine et entière,
  • mener une campagne nationale pour une nouvelle hégémonie culturelle,
  • travailler à un nouveau bloc historique populaire autour de la classe populaire ouvrière et employée et des jeunes de moins de 35 ans,
  • faire enfin de la politique au niveau européen,
  • ne pas empiéter sur les rôles spécifiques des syndicats,
  • développer les préoccupations laïques qui unifient contre l’idéologie woke qui divise,
  • unifier dans un combat holistique les préoccupations laïques, antiracistes, féministes, écologiques, mais toujours avec un primat de la question sociale.

Un mot sur les prochaines échéances électorales

La Nupes peut-elle survivre à un accord stratégique sur rien, à aucun programme sérieux, à aucune règle de conduite, entre les partis de la Nupes sur aucune de ces échéances ? Aux sénatoriales, aux Européennes, ni aux suivantes ? Comme les sondages actuels donnent pour les prochaines élections européennes une prime à la désunion (un sondage IFOP donnait en cas de division 10 % à la FI, 10 % au PS, 10 % à EELV et 5 % au PC et en cas d’union 26 %), on comprend le peu d’enthousiasme à l’union des trois grands perdants des dernières élections. Mais mesure-t-on les dégâts de la « guerre civile permanente » entre partis de gauche si ce sont les sondages (et leurs manipulations possibles lorsqu’on est loin de l’échéance) qui permettent par opportunisme de changer la stratégie politique de chaque parti ? Ce serait dévastateur. Sur cette base, les prochaines élections municipales sont mal parties.

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Peut-on militer sérieusement sans théorie, sans raison, sans démocratie, sans rigueur scientifique ?

Dit autrement, est-ce qu’il suffit pour être un militant efficace de participer uniquement à des distributions de tracts ou des collages d’affiches sans jamais participer à leur élaboration, de devenir un consommateur de discours politiques sans débat (même si tout cela est absolument nécessaire) sans jamais se former, débattre avec des arguments avec les citoyens, participer à la co-élaboration d’un tract, débattre régulièrement avec ses propres dirigeants, participer régulièrement à des débats d’actualité localement ? Peut-on promouvoir une transition énergétique et écologique sans un minimum de culture scientifique et politique ? Peut-on être un militant efficace sur les grands défis interprofessionnels de la sphère de constitution des libertés (école, services publics, sécurité sociale, santé, retraites, etc.) sans connaître les enjeux concrets de ces thématiques, sans connaissances concrètes des enjeux européens, internationaux et géopolitiques ?

Ces remarques sont-elles outrecuidantes ?

Nous constatons le développement des conférences des dirigeants d’organisations politiques de gauche aux adhérents de leurs organisations avec interdiction de poser des questions en séance, obligation de les poser par écrit avant le début de la conférence pour que celles-ci puissent être traitées par des assistants pour in fine répondre à deux ou trois questions les plus futiles et ne pas répondre à plusieurs dizaines de questions avec l’argument du manque de temps. Pour les visioconférences, interdiction de poser des questions en direct, mais seulement via le chat… Nous avons même remarqué qu’une des organisations politiques demandait que ses structures de base fassent un nombre minimal de distributions de tracts et de collages d’affiches pour rester certifiées alors que les organisations de débats et de réunions publiques n’ont aucun effet dans cette certification… Que dans une autre organisation existent des militants pro-Nupes et des militants anti-Nupes, n’est-ce pas le ver dans le fruit ?

Nous constatons que des militants défendent le projet NégaWatt pour 2050 sans nucléaire et énergies fossiles sans connaître toutes les hypothèses de l’étude alors que le débat sur les hypothèses est majeur… Nous constatons que des militants rechignent à intervenir auprès des publics sur les grands défis interprofessionnels de la sphère de constitution des libertés (école, services publics, sécurité sociale, santé, retraites, etc.) par méconnaissance d’arguments simples sur les principales caractéristiques de ces conquis sociaux… Nous constatons que des militants contestent la laïcité en n’étant pas capables d’en donner une définition… Nous constatons que des partisans des énergies renouvelables (dont nous sommes) ne savent pas que le bilan carbone est également fonction des lieux de fabrication des matériels et des énergies utilisées pour les construire, etc.

Rigueur scientifique, compréhension du réel et démocratie sont incontournables pour que nous puissions produire des utopies qui soient « des vérités prématurées » selon l’adage de Lamartine.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Les lois de 1946 donnaient aux assurés sociaux 75 % de tous les conseils d’administration des caisses de Sécurité sociale.

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