Par Grégoire Lalieu
11 Oct 2018
Les Européens doivent se serrer la ceinture et entendent parler tous les jours de la crise des réfugiés. Résultat, le Vieux Continent se déchire. D’un côté, ceux qui veulent une politique migratoire plus ferme. De l’autre, ceux qui dénoncent un manque d’humanité. Le tout sur fond de montée de l’extrême droite. Pour Saïd Bouamama, auteur du Manuel stratégique de l’Afrique, nous vivons une séquence historique. Un processus de fascisation est bien en cours, et il ne faut pas le prendre à la légère. Mais le sociologue nous explique aussi comment l’arrêter.
Un peu partout en Europe et aux Etats-Unis, nous voyons des mouvements d’extrême droite monter en puissance. Quelles sont les causes de cette émergence ?
Les causes sont multiples. Tout d’abord, nous sommes dans une séquence historique que l’on peut qualifier de plus grande régression sociale depuis 1945. Ce n’est pas une simple petite crise qui amènerait quelques mesures d’austérité. Nous sommes véritablement confrontés à une offensive ultralibérale partie des Etats-Unis et qui a atteint l’Europe depuis trois décennies.
Les fameuses années Reagan-Thatcher…
Tout à fait. Mais j’insiste, nous vivons une nouvelle séquence historique, car le projet n’est plus le même. Il n’est plus question de rogner par l’austérité un certain nombre d’acquis sociaux. Ce qui est à l’œuvre aujourd’hui, c’est la remise en cause de l’équilibre issu des rapports de force après la Deuxième Guerre mondiale. Grâce notamment à la participation des communistes à la Résistance, ce rapport de force avait débouché dans les pays industrialisés sur un certain nombre de conquêtes pour renforcer l’État-providence et développer la protection sociale : retraites, indexation des salaires, assurance-maladie, etc. Tous ces avantages ne sont pas naturellement liés au fonctionnement du capitalisme. Ils ont été arrachés, parce que le rapport de force était favorable aux travailleurs après la Deuxième Guerre mondiale.
Mais ces conquêtes sociales sont remises en cause depuis plusieurs décennies. Leur démantèlement a provoqué des vagues de paupérisation successives, entraînant un déclassement social des travailleurs. Les classes moyennes sont mises en difficulté, elles ont de plus en plus l’impression d’être au même niveau que les ouvriers. Du côté des ouvriers, ceux qui jouissaient d’une certaine stabilité connaissent des situations de plus en plus précaires. Des classes moyennes jusqu’aux chômeurs longue durée, tous subissent un processus de déclassement. Et c’est la base qui explique le développement du fascisme.
Pourtant, les mouvements d’extrême droite ne proposent pas de reconquérir ces avantages sociaux. Pourquoi tant de personnes se tournent vers eux alors ?
Parce que dans une situation de déclassement aussi brutale, comparable à celle des années 30, l’important est de pouvoir désigner les responsables. Les mouvements de gauche pourraient définir les mécanismes économiques à l’origine de ce déclassement. Mais ces mouvements sont en crise depuis la chute du bloc de l’Est et la campagne idéologique qui l’a accompagnée.
On a jeté le bébé avec l’eau du bain quand l’Union soviétique s’est effondrée ?
Les libéraux en ont profité pour dire qu’il n’y avait pas d’alternative au capitalisme. La résistance à gauche était trop faible. Si bien qu’aujourd’hui, l’extrême droite a un boulevard devant elle pour récupérer la colère populaire. Elle peut désigner une catégorie de la population comme responsable du déclassement social : les immigrés.
Les immigrés sont pointés du doigt. L’Union européenne aussi. L’establishment et ses partis traditionnels sont également attaqués…
Ce sont trois caractéristiques traditionnelles du fascisme. La première consiste à désigner un bouc émissaire au sein de la population. La seconde vise à développer un discours critique sur un pouvoir occulte. Dans ce cas-ci, c’est l’Union européenne. Cette structure n’a pourtant rien d’occulte puisque ceux qui y prennent les décisions, ce sont les États qui en sont membres. Quand on dit que c’est la faute de Bruxelles, c’est faux. C’est la faute de notre gouvernement qui, à Bruxelles, accepte toute une série de mesures injustes. Enfin, la critique de l’establishment est une troisième caractéristique faisant partie du patrimoine historique du fascisme. Nous sommes donc bien dans une séquence historique de fascisation. Certains relativisent et disent que c’est un petit coup passager, que ce n’est pas très grave. Non ! Nous sommes bel et bien dans une phase de fascisation.
L’immigration est un cheval de bataille de l’extrême droite. Mais les partis traditionnels et les médias se sont également emparés du sujet. Pas un jour ne passe sans que l’on entende parler de la crise des réfugiés. L’immigration est-elle vraiment plus importante ?
Non, l’immigration n’est pas vraiment plus importante aujourd’hui, même si nous avons connu un pic en 2015. Mais le nombre de demandes d’asile a déjà fortement diminué depuis. De plus, d’après les chiffres Eurostat, 3.435.000 demandes ont été enregistrées entre le début 2015 et mars 2018. Ça ne représente que 0,67 % de la population de l’Union européenne. Nous avons déjà connu dans l’histoire du capitalisme des moments où l’immigration était beaucoup plus importante. Notamment dans des périodes où l’économie se portait mal. Le discours sur la crise migratoire est donc un faux discours, il n’y a pas d’invasion. Par contre, l’extrême droite a réussi à imposer ce thème et à développer l’idée qu’on ne peut pas accueillir tout le monde. Cela reste une idée, et quand on parle de crise migratoire, nous sommes vraiment dans l’idéologie. Et c’est sans doute l’aspect le plus dramatique du débat actuel dans tous les pays européens. Pourtant, tous les analystes et démographes sérieux le disent : objectivement, il n’y a pas de crise migratoire.
Ce qui a changé, c’est qu’on en parle beaucoup plus alors ?
Tout à fait. Et on en parle en termes de crise, même dans les médias. C’est un faux discours. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de causes à la migration pour autant. Mais cette migration, elle touche d’abord et principalement les pays pauvres. Rappelons tout d’abord que l’écrasante majorité des personnes qui migrent le font à l’intérieur de leur propre pays. Les migrants internationaux représentent quant à eux 3 % de la population mondiale. Ce taux est resté stable au cours des cinquante dernières années. Pour ce qui est des réfugiés, les Nations unies soulignent qu’ils migrent avant tout dans des pays voisins. 84 % des réfugiés sont ainsi accueillis par des pays en développement. C’est important de le rappeler, car l’extrême droite a imposé l’idée qu’il y a un flux important vers l’Europe. En réalité, les migrants fuient la misère. Mais quand c’est possible, ils préfèrent rester près de chez eux. L’humanité n’a pas changé. La plupart des gens, qu’ils soient asiatiques ou africains ou que sais-je, continuent à vouloir vivre chez eux, comme tout le monde. Risquer sa vie pour traverser la méditerranée sans savoir de quoi demain sera fait, ce n’est pas un rêve. C’est quand la situation devient invivable qu’ils s’en vont. Et ils partent d’abord près de chez eux, avant de tenter l’aventure très loin, quand il n’y a pas d’autre solution.
Comment expliquez-vous que la question des réfugiés divise autant en Europe, entre ceux qui voudraient des frontières plus hermétiques d’une part, et ceux qui dénoncent un manque d’humanité d’autre part ?
Si les Italiens, les Espagnols, les Français ou les Belges entendent parler à longueur de journée de la “crise des réfugiés”, vous n’empêcherez pas que dans leur tête, ils établissent un lien entre cette “crise” et leur déclassement social. Mais ce déclassement social et les attaques contre les acquis sociaux datent de bien avant la soi-disant crise migratoire. Ça a commencé il y a trente ans !
Ceux qui parlent de crise migratoire ont donc une responsabilité énorme. Pas étonnant d’ailleurs que ce message dépasse les cercles d’extrême droite. En effet, ne pas parler de crise migratoire contraindrait à expliquer d’où vient le déclassement social. Ça nous ramènerait à toutes les politiques mises en place par les partisans du libéralisme, à droite comme à gauche.
On ne parle pas des causes du déclassement social. Mais on ne parle pas beaucoup plus des causes de l’immigration…
Il faut absolument rompre avec l’antiracisme moral et dépasser la seule dimension humanitaire. Les migrants ne rêvent pas de venir s’installer ici. Il est donc impératif de s’interroger sur ce qui les pousse à partir. Le combat pour l’accueil des réfugiés est nécessaire évidemment. Mais il y a un travail à faire parallèlement sur l’exploitation économique des pays du Sud. C’est à cause de cette exploitation que des gouvernements ne peuvent plus permettre à leur population de vivre correctement. Vouloir accueillir les migrants sans développer en même temps un mouvement anti-impérialiste, antiguerre et anticolonial, c’est répondre à la moitié de notre responsabilité si nous sommes partisans d’un monde égalitaire.
Il y a du retard à rattraper à ce niveau-là ?
Je pense effectivement que la faiblesse du mouvement anti-impérialiste en Europe fait qu’on ne peut aborder la question des migrants que sur une jambe. Pourtant, il y a urgence. En effet, depuis deux ans, le Fonds monétaire internationale (FMI) et la Banque mondiale ont lancé une nouvelle offensive de plans d’ajustement structurel dans les pays du Sud. Pour rappel, à partir des années 80, ces institutions internationales avaient conditionné leurs prêts aux pays en voie de développement à toute une série de réformes économiques. Cela consistait essentiellement à libéraliser les économies du Sud, ce qui finalement profitait aux multinationales occidentales. Les plans d’ajustement structurel avaient créé de véritables catastrophes sociales. Si bien que le FMI et la Banque mondiale avaient dû les mettre un peu de côté. Ce n’était qu’une pause, ils reviennent à la charge. Cela va provoquer une paupérisation encore plus massive et donc, provoquer plus de migrations.
Nous pouvons aussi parler des Accords de Partenariat économique (APE), que les États européens, réunis au sein de la Commission européenne, ont passés avec des pays africains. Ces accords impliquent la suppression de toutes les protections douanières. Autrement dit, le petit producteur de riz sénégalais qui fait vivre sa famille en vendant sa production sur le marché local va être mis en concurrence directe avec la multinationale européenne qui a les moyens de vendre du riz beaucoup moins cher. On fait ça pour le riz, mais aussi pour d’autres produits qui permettaient à la population la plus pauvre, la petite paysannerie du Sud, de survivre. Même chose pour la distribution. Auchan par exemple peut aller s’installer librement dans des pays africains et peut casser le commerce du petit épicier qui faisait vivre sa famille. Au Sénégal, la population s’organise pour lutter contre ça. Il y a une campagne : “Auchan dégage !” Bref, avec cette nouvelle offensive, on va chercher le profit jusque dans les dernières franges de la population qui étaient négligées jusqu’ici. Ce sont des causalités qui vont inévitablement provoquer paupérisation et immigration. Et nos gouvernements sont directement responsables. Par conséquent, si on lutte pour l’accueil des réfugiés, on doit aussi nécessairement se battre contre cette exploitation des pays du Sud.
La pauvreté fait fuir les réfugiés. Tout comme la guerre. Là aussi, nous avons une responsabilité ?
Évidemment, c’est d’ailleurs tout l’objet de mon dernier livre, le Manuel stratégique de l’Afrique, qui analyse les causes de ces guerres. Il y a tout d’abord les guerres pour le contrôle des matières premières comme le pétrole ou les minerais. Il y a aussi les guerres pour le contrôle de régions stratégiques. Là où les Etats-Unis veulent prendre pied, la France manipule et instrumentalise les gouvernements locaux pour défendre ses positions. Et inversement. Enfin, il y a les guerres pour empêcher des puissances émergentes comme la Chine, l’Inde, le Brésil ou la Russie, de créer des liens avec les pays africains. Ces liens sont souvent plus intéressants pour l’Afrique, car pour s’implanter, les puissances émergentes doivent pouvoir offrir des conditions plus avantageuses. Les puissances occidentales, elles, font tout pour bloquer ça. Si nous ne faisons rien, si nous ne dénonçons pas les guerres et le pillage du Sud, les conflits vont continuer et provoquer de nouveaux départs de réfugiés.
Les puissances impérialistes sortent les armes pour défendre ce qu’elles considèrent comme leurs possessions… Rien de neuf finalement ?
Ce qui est nouveau, c’est que ces puissances impérialistes n’hésitent plus à balkaniser des pays pour mieux les contrôler, c’est-à-dire les faire éclater en morceaux. Nous l’avons vu avec le Soudan. La Somalie a également été morcelée. En Afghanistan, de grandes régions échappent au gouvernement central. La Libye, n’en parlons pas ! En Syrie, le projet était sur la table, mais il a pu être arrêté pour la première fois.
Mais au milieu du chaos, comment les puissances impérialistes peuvent-elles encore s’assurer un accès aux matières premières ?
La balkanisation et le chaos n’empêchent pas cet accès, pour autant qu’on ne se soucie pas de qui vend les matières premières. Nous sommes dans le brigandage complet. Nous l’avons vu en Syrie où des multinationales européennes ont acheté du pétrole à des mouvements jihadistes. Au Congo, des entreprises occidentales commercent avec des seigneurs de guerre dans des régions riches en minerais. Ça ne pose aucun problème tant que l’accès aux matières premières est garanti. Résultat, l’Afrique et le Moyen-Orient subissent une période de déstabilisation massive. Et ça provoque des migrations.
Y a-t-il un lien entre ces causes de la migration et le déclassement social des Occidentaux ?
Oui, c’est la même logique qui est derrière. Le projet mis en place dans les années Reagan-Tatcher vise une concurrence économique libre et complète. Il faut revenir à un modèle pur du capitalisme. Les acquis sociaux sont perçus comme des freins au développement économique. Dans les pays du Sud, nous retrouvons la même logique avec les plans d’ajustement du FMI : privatisation du secteur public, suppression des aides aux produits de première nécessité, etc. Le leitmotiv au Nord comme au Sud, c’est qu’il faut moins d’État ou pas d’État même pour favoriser l’économie. Tout le pouvoir aux chefs d’entreprise !
Le migrant qui fuit son pays en guerre et le travailleur qui perd ses acquis sociaux en Europe sont finalement les victimes d’un même processus alors ? Nous pourrions même dire que le réfugié et le petit militant d’extrême droite sont sur la même barque ?
Nous le voyons très clairement avec les plans d’ajustement structurel. Ce qui arrive aujourd’hui aux pays européens, les pays du Sud l’ont vécu il y a trente ans. Dans le programme d’Emmanuel Macron ou dans les réformes du secteur public en Italie par exemple, les mots employés et les mesures prises nous renvoient 30 ans en arrière, dans les pays africains, quand la Banque mondiale imposait ses conditions pour des prêts.
Les pays du Sud ont en quelque sorte servi de laboratoire pour expérimenter des programmes que nous connaissons aujourd’hui en Europe ?
Tout à fait. Par exemple, dans ses conditions aux pays africains, la Banque mondiale exigeait systématiquement de réduire le secteur public. Ça coutait trop cher, il fallait diminuer le nombre de fonctionnaires. En Europe, on n’entend plus que ça aujourd’hui.
L’aide aux produits de première nécessité est un autre exemple. Dans la plupart des pays d’Afrique, à cause de la pauvreté provoquée par la colonisation, les États subventionnaient toute une série de produits qui permettaient de survivre. C’était l’un des grands acquis des indépendances. Au lieu d’acheter votre huile deux euros, vous en payiez un et l’État prenait en charge la différence. Mais les plans d’ajustement structurel ont mis fin à cette pratique. En Europe, la forme est différente, mais le fond est le même. Les politiques d’aide aux plus pauvres sont présentées comme de l’assistanat, ça coûte trop cher, il faut s’en débarrasser. C’est la même logique.
Et l’extrême droite dans tout ça ? Elle ne remet pas en cause cette logique ni le modèle économique qui en est la base. Par conséquent, pourrait-elle faire passer des réformes que les partis traditionnels en perte de légitimité ne peuvent plus assumer ? Le fascisme est-il le plan B du capitalisme ?
Tout d’abord, une erreur d’analyse à éviter : la bourgeoisie fait appel au fascisme uniquement quand elle en a besoin. Si c’est possible, elle préfère s’en passer. C’est plus intéressant pour elle d’avoir un visage plus conciliant. J’attire l’attention sur ce point afin que nous ne sombrions pas dans le défaitisme. En effet, c’est parce qu’elle a peur de la réaction populaire que la bourgeoisie peut faire appel au fascisme pour faire passer ses réformes économiques. Autrement dit, le fascisme se développe quand les mouvements de gauche sont en faiblesse et ne peuvent pas le contrer. Mais le fascisme se développe aussi parce que la bourgeoisie est elle-même en faiblesse et doit se baser sur un pouvoir fort. La colère populaire est là et légitime après des décennies de régression sociale. Il y a deux façons de la gérer. Soit de manière progressiste, en la canalisant vers une expression politique qui permettra de lutter contre les causes réelles du déclassement social. Soit en recourant au fascisme, avec la désignation de boucs émissaires. Si la colère populaire est ainsi détournée, la bourgeoisie pourra poursuivre son programme. Un programme qui est justement à l’origine de cette colère populaire. Nous sommes vraiment dans cette période qu’Antonio Gramsci avait magnifiquement décrite : “Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.”
Ce recours au fascisme, ça se passe comment concrètement ? Les grands de ce monde organisent un meeting et décident de passer au plan B après un vote à main levée ?
Non, ce n’est pas un grand complot évidemment. La bourgeoisie ne passe pas un coup de fil aux mouvements fascistes pour leur demander de prendre le relais. Concrètement, ce passage au fascisme s’inscrit dans un processus en plusieurs étapes. Il y a tout d’abord la reprise des thèmes, des raisonnements et des théories de l’extrême droite. Le but n’est pas de soutenir le fascisme, mais de masquer des questions comme les origines du déclassement social. Les partis traditionnels essaient également de ne pas perdre d’électeurs au profit de l’extrême droite. La seconde phase voit émerger des groupes mixtes. Ils ne sont pas ouvertement fascistes, mais reprennent des idées ou font des alliances avec des personnalités et des mouvements auparavant catalogués comme fascistes. La troisième étape part de chefs d’entreprise isolés, ils vont faire appel à des milices fascistes pour réprimer des mouvements sociaux dans leurs entreprises. Ça s’est vu en Italie ou en Allemagne dans les années 30 évidemment. Mais aussi dans les années 60 et 70, en France, dans l’industrie automobile notamment. Au printemps dernier, on a vu des milices attaquer des étudiants grévistes à Paris et Montpellier.
Il y a donc tout un processus à travers lequel l’extrême droite et ses idées se banalisent progressivement pour redevenir fréquentables. Le fascisme peut alors apparaitre comme une option acceptable avec laquelle des fractions de l’appareil d’État montreront ouvertement leurs liens. D’autant plus qu’un travail de banalisation des idées fascistes aura déjà été mené dans des structures comme la police ou l’armée. Des structures qui peuvent servir d’appui pour passer à l’offensive.
Le passage au fascisme est donc le fruit d’un long processus. Ce processus est en cours depuis pas mal d’années chez nous, non ?
Tout à fait. C’est pour ça qu’il faut parler de fascisation avant de parler de fascisme. Ce processus commence bien avant le fascisme. Et c’est seulement quand nous ne sommes pas parvenus à l’arrêter que le fascisme peut émerger. D’où l’importance de ne pas prendre ce processus à la légère, en se disant que c’est une petite phase passagère.
Les partis politiques traditionnels perdent la main avec la montée du fascisme. Pourquoi n’arrivent-ils pas à enrayer ce processus ?
Les seuls capables de le faire sont ceux qui sont ancrés dans la classe ouvrière au sens large, c’est-à-dire les classes populaires. Je ne dis pas ça pour déifier la classe ouvrière. Mais historiquement, là où le fascisme a pu être arrêté, c’était là où la classe ouvrière était la plus active. Il faut donc interroger les liens de ces partis traditionnels avec les classes populaires. Pour beaucoup, ces liens n’existent plus aujourd’hui. Bon nombre de partis ont renoncé à s’ancrer dans les endroits où étaient les travailleurs.
Comment en est-on arrivé là ?
Il y a un facteur économique et idéologique. Le facteur économique, c’est l’intégration d’un capitalisme régulé dans le programme de nombreux partis. Ils considèrent que le socialisme n’est plus possible. Un capitalisme modéré est donc devenu l’objectif à atteindre. C’est une erreur d’analyse. La régulation du capitalisme peut être un objectif intermédiaire quand on se bat pour le socialisme. Mais si on fait de cette régulation le programme maximum, on renonce à un autre modèle de société. Et on se coupe des classes populaires en prenant des mesures qui vont contre leurs intérêts. Il y a une conséquence sociale à cela : bon nombre de militants ont perdu la température des classes populaires. Ils n’habitent plus là où ça se passe. Et malgré leur sincérité, ils n’arrivent pas à comprendre ni à réagir à ce qui se passe dans les quartiers populaires.
Tout cela s’inscrit dans un cadre idéologique lié à la chute de l’Union soviétique. Beaucoup de militants ont été déstabilisés par cet événement. Ils avaient l’impression que tout était fini, que toute l’histoire de l’émancipation était remise en cause. Ça a provoqué beaucoup de départs dans les mouvements de gauche, beaucoup d’isolement et de défaitisme. Mais ça change. Durant les deux années qui viennent de passer, j’ai tenu beaucoup de conférences en Grèce, en Italie et en Espagne. J’étais frappé par la jeunesse des militants. J’ai l’impression qu’il y a une nouvelle génération qui n’a pas été touchée par la chute de l’Union soviétique. Ces militants ont dû se construire après et vont sans doute nous permettre de tourner la page, après vingt années de traumatisme.
Si historiquement, la classe ouvrière est la plus active contre le fascisme, la société a bien évolué depuis, avec le développement important de la classe moyenne. Cette classe est aujourd’hui très marquée par l’antiracisme moral. Mais peut-elle être amenée à jouer un autre rôle contre le fascisme ?
L’apparition du fascisme est fonction de la classe moyenne. Les catégories les plus délaissées suivent, mais la classe moyenne fournit l’encadrement des mouvements fascistes. C’est important de l’avoir en tête, car tout va dépendre de quel côté la classe moyenne va basculer.
La bonne nouvelle, c’est qu’aujourd’hui, cette classe moyenne s’inscrit de manière assez forte dans l’antiracisme, même si ça reste d’un point de vue moral. Pour les mouvements progressistes, tout l’enjeu est de ne pas agir seulement en direction des classes populaires, mais aussi en direction de la classe moyenne. Elle subit aussi le déclassement social. Tout dépendra donc de la force sur laquelle elle s’appuiera. Soit la classe moyenne ira vers l’antiracisme politique et la remise en cause du système, soit elle régressera et finira même par renoncer à son antiracisme moral.
Pour conclure, que faire contre la montée du fascisme ?
Un travail doit être réalisé pour rétablir le lien entre les militants et les classes populaires dont il faut traduire politiquement la colère. Les syndicats sont déjà dans les entreprises. Mais ce n’est pas suffisant, car le monde du travail a changé. Aujourd’hui, certains passent deux mois au boulot puis deux mois au quartier, sans sortir de leur maison. Si bien que toute une partie des travailleurs n’est plus socialisée dans l’entreprise. Il faut donc rompre cet isolement et retourner dans les quartiers populaires. C’est très important, car les personnes isolées sont une cible pour l’extrême droite. Ces personnes sont seules, elles se ramassent la violence sociale en pleine figure et l’extrême droite vient leur dire : “Ben oui, c’est à cause de ton voisin Mohamed qui profite du système.” Mohamed, il y a vingt ans, je le connaissais. Aujourd’hui, je ne le connais plus. Et si on reste seul dans son coin, on se fait attraper par cette extrême droite qui n’a pas besoin d’expliquer les problèmes. En réalité, l’extrême droite ne fait pas de politique, il lui suffit de désigner des coupables. Ça fonctionne parce qu’il y a une carence d’espaces collectifs pour analyser et comprendre la réalité. Nous devons redévelopper toutes les formes d’espaces de rencontre, des endroits où les gens peuvent sortir de l’isolement et où on peut parler de politique avec eux. Les médias ou les tracts d’extrême droite ne permettent pas de comprendre la réalité. Il faut rétablir des rapports humains pour parler de la crise et de la colère légitime. Cette colère pourra alors se traduire contre les véritables responsables, pas ceux que l’extrême droite nous désigne.