Par Bertrand Heilbronn
6 décembre 2019
Le mardi 3 décembre à Paris, le Parlement français, déserté par la moitié de ses députés, a adopté une résolution « approuvant la définition de l’antisémitisme de l’IHRA ». À peine plus d’un quart des députés ont voté pour, et la proportion n’a pas été plus importante dans les rangs des groupes de la majorité présidentielle.
Le malaise était tel que le député porteur de la résolution a dû confirmer à la tribune que celle-ci « exclut les exemples de l’IHRA », une déclaration qui devrait, logiquement, réduire considérablement la portée de ce vote.
Le malaise profondément ressenti par les députés était révélateur du choc violent entre deux logiques : la logique de la propagande israélienne et de ses relais en France, avançant sous le masque de la lutte contre « les formes modernes de l’antisémitisme », et la logique de la tradition antiraciste et universaliste profondément ancrée et active en France.
C’est ce choc que nous allons tenter de décrypter ici, avant de nous interroger sur les conséquences de l’épisode que nous venons de vivre et du vote qui l’a conclu.
La « définition IHRA » : une arme de la propagande israélienne
La stratégie menée par l’État d’Israël contre les droits du peuple palestinien est globale. Sur le plan international, elle s’est encore intensifiée avec l’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Sur le terrain, elle menace le peuple palestinien dans son existence même. La volonté de s’attaquer aux voix qui défendent les droits du peuple palestinien, en tentant de les faire taire ou de les rendre inaudibles, fait partie intégrante de cette stratégie.
Le projet d’imposer une définition de l’antisémitisme qui soit liée à la critique de la politique israélienne en est l’un des moyens. En 2004, une définition avancée par un lobby états-unien apparaissait en Europe pour des études statistiques. Déjà à l’époque, l’introduction d’exemples liés à l’État d’Israël faisait débat. Finalement, cette définition controversée a été retirée du site internet de l’organisme européen compétent.
La propagande israélienne ne pouvait pas s’en satisfaire et a ciblé l’IHRA, l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, pour faire adopter sa définition. Après une première tentative infructueuse en 2015, l’assemblée plénière de l’IHRA a adopté par consensus en 2016 la définition de l’antisémitisme déjà proposée en 2004 : « L’antisémitisme est une certaine perception des juifs, qui peut se traduire par la haine des juifs ».
C’est tout ? Formellement, oui, car l’assemblée de l’IHRA n’a pas adopté les « exemples » censés illustrer la définition. Ceux-ci ont cependant été introduits dans le communiqué final en indiquant qu’ils pouvaient « guider l’IHRA dans son travail ». Pour la propagande israélienne, le tour était joué…
L’introduction de ces « exemples » est au cœur de la stratégie israélienne. Le ciblage de l’État d’Israël, « conçu comme une collectivité juive », y est désigné comme une manifestation d’antisémitisme, tout en précisant que la critique « au même niveau que les autres pays » n’est pas antisémite. « Au même niveau », qui peut le définir ?
Une définition de l’antisémitisme comportant un tel flou, et visant des opinions politiques, serait inacceptable en tant qu’objet juridique. Mais il suffit alors que ses promoteurs la déclarent comme étant « non contraignante », et le flou lui-même devient une arme, permettant de jeter le doute et la suspicion sur toute critique de l’État d’Israël et de sa politique. Peu importe l’absence de valeur juridique, l’outil était prêt.
La machine de la propagande pouvait alors se mettre en route. Elle a atteint successivement le Royaume-Uni, le Parlement européen, l’Allemagne et d’autres pays européens, et enfin le Conseil de l’Union européenne en décembre 2018.
La France était l’objectif suivant des promoteurs de la définition. Mais ils allaient se heurter à la logique même de la lutte antiraciste.
La tradition universaliste du combat contre le racisme en France
La lutte contre l’antisémitisme plonge ses racines dans l’« affaire Dreyfus », un déferlement de haine contre les Français juifs à la fin du XIXe siècle qui a conduit de grandes consciences à s’engager dans le combat antiraciste.
Puis la conscience du génocide nazi et de la complicité du régime de Vichy, qui avait ouvertement collaboré avec les nazis dans leur entreprise de persécution et de massacre des juifs français ou vivant en France, ont renforcé la lutte contre l’antisémitisme comme une composante essentielle du combat antiraciste.
Mais ce combat n’avait jamais été séparé du combat universel contre le racisme et pour les droits de l’Homme. Cette tradition universaliste s’est traduite par une implication active de grandes personnalités françaises, dont René Cassin, dans la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, au lendemain des horreurs de la Seconde Guerre mondiale et du génocide nazi.
Comme dans beaucoup d’autres pays, les grandes organisations de défense des droits de l’Homme et de lutte contre le racisme sont engagées dans les combats contre toutes les formes de racisme, tels que les racismes anti-Arabes, anti-noirs, anti-Rroms et, bien sûr, contre l’antisémitisme.
La loi française sur la presse réprime l’appel à la haine, et la loi pénale réprime la discrimination, particulièrement lorsqu’elle revêt un caractère raciste. Elle punit aussi la négation des crimes contre l’humanité. Aucune de ces lois n’est spécifique d’un racisme en particulier.
Une autorité officielle indépendante de l’État, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), réunit les grandes organisations de défense des droits de l’Homme et des personnalités reconnues. Elle est chargée par la loi d’établir un rapport annuel sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie en France.
Dans son rapport annuel de mars 2018, elle avait déjà pris position contre la « définition IHRA » de l’antisémitisme : la définition d’une forme particulière de racisme allait à l’encontre de la tradition juridique française, et les nombreux « exemples » relatifs à Israël écartaient le texte de son objectif annoncé.
À l’opposé, le CRIF, qui se définit un peu vite comme « représentatif des institutions juives en France », a poursuivi sa dérive vers une allégeance de plus en plus marquée vis-à-vis de la politique israélienne, allant jusqu’à réclamer au président Emmanuel Macron, en décembre 2017, qu’il suive l’initiative de Trump de reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël, au mépris du droit international.
L’offensive du lobby pro-israélien
Dès juillet 2017, peu après son élection, le président Macron avait déclaré que « l’antisionisme [était] la forme réinventée de l’antisémitisme », soulevant nombre de protestations notamment chez les intellectuels, les historiens et de nombreuses associations et ONG.
En février 2019, une séquence d’événements a créé l’émotion : des statistiques d’actes antisémites en forte hausse par rapport à l’année précédente ont été publiées, tandis que la profanation d’un cimetière juif portant les signes habituels des actes antisémites d’extrême droite, et une séquence vidéo d’un manifestant Gilets jaunes insultant, avec des propos antisémites, un « philosophe » français aux idées par ailleurs très contestées, ont marqué les esprits.
L’idée d’une loi interdisant l’antisionisme était alors avancée par les députés acquis au lobby pro-israélien, avant d’être rapidement écartée.
Mais le 20 février de cette année, au dîner annuel du CRIF, le président Macron répétait que l’antisionisme était la forme réinventée de l’antisémitisme, annonçait que la France allait mettre en œuvre la « définition IHRA » et déclarait que le boycott était interdit en France… Est-il besoin de préciser qu’aucune loi française n’interdit le boycott des produits israéliens lorsqu’il est mené sur des bases politiques ?
Ce discours n’allait pas rester sans lendemain, et dès la fin du mois de mai, une proposition de résolution était déposée pour stigmatiser l’antisionisme – qui est une opinion contestant un projet politique – et approuver la « définition IHRA » de l’antisémitisme. La veille, les porteurs de la résolution en faisaient la promotion devant le lobby des colons israéliens…
Les aléas du calendrier parlementaire allaient retarder de six mois l’examen de cette proposition de résolution ; le temps d’une prise de conscience au-delà d’une émotion légitime.
Un profond malaise
Dans une France profondément divisée, et fidèles à la tradition universaliste du combat antiraciste, beaucoup de députés ont estimé qu’ils devaient s’engager globalement dans la lutte contre toutes les formes de racisme, sans en privilégier une seule au détriment des autres.
L’amalgame entre antisionisme et antisémitisme ne passait pas non plus : si des comportements racistes peuvent se cacher derrière les mots, la justice sait s’en saisir ; en revanche, la stigmatisation de l’antisionisme heurte profondément les principes de la liberté d’expression.
Il fallait aussi démasquer le projet réel que cachait la « définition IHRA » de l’antisémitisme : les organisations de solidarité avec la Palestine, les ONG actives dans le soutien au peuple palestinien et les organisations de défense des droits de l’Homme ont uni leurs efforts pour informer les députés, au niveau national et par leurs branches locales. Des appels collectifs ont été publiés. Une lettre signée par 125 universitaires israéliens et juifs, se prononçant contre cette résolution, a aussi marqué les esprits.
Le malaise a été profond, y compris dans les rangs de la majorité présidentielle. Le vote du 3 décembre a bien traduit ce malaise. Sur les 303 députés du principal parti de la majorité, seuls 84 ont voté pour la résolution, et 26 ont même voté contre ; quant aux partis de gauche, ils ont voté unanimement contre.
Et maintenant ?
Une résolution n’est pas une loi, c’est un acte par lequel l’Assemblée émet un avis sur une question déterminée. Elle suit un parcours très simplifié et n’a pas force de loi. Rien n’est donc changé sur le plan législatif en France. L’approbation d’un texte n’est pas son adoption et l’antisionisme n’est pas un délit, de même qu’aucune loi n’interdit le boycott des produits israéliens. De plus, la déclaration du député porteur de la résolution, contraint d’exclure de celle-ci les exemples de l’IHRA, en diminue considérablement la portée.
L’appareil de la propagande israélienne s’est largement démasqué : dès le lendemain du vote de la résolution, le ministère israélien des Affaires étrangères s’est vanté de l’action continue de l’ambassade d’Israël pour faire aboutir ce projet.
En choisissant de faire passer en force une résolution qui posait problème plutôt que de remettre le combat contre l’antisémitisme au cœur du combat antiraciste en France, les organisations censées défendre la « communauté juive » en France ont commis une faute historique révélatrice de leur allégeance au pouvoir israélien.
La machine de guerre de la propagande israélienne et de ses relais en France ne s’arrêtera pas là. Elle va tenter de s’appuyer sur ce vote pour faire approuver la « définition IHRA » par des villes ou des universités comme elle l’a fait au Royaume-Uni, et pour s’attaquer par tous les moyens aux voix qui défendent les droits du peuple palestinien.
Mais le combat contre la « résolution Maillard » et le malaise qu’aura suscité son passage en force auront des effets durables. De plus en plus nombreux, les députés et les autres acteurs politiques se rendent compte du caractère inacceptable de l’intrusion de l’État d’Israël dans nos systèmes démocratiques.
Dans un esprit de large rassemblement, nous mettrons en échec la machine de la propagande israélienne et nous continuerons, avec une détermination sans faille, à défendre les droits du peuple palestinien.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
* Bertrand Heilbronn est le président de l’Association France Palestine Solidarité (AFPS)