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Dernière modification 01/09/2017
Un an après la signature d’un pacte migratoire entre les Européens et la Turquie, près de 60 000 migrants sont toujours bloqués en Grèce. Dans quelles conditions ? InfoMigrants est allé enquêter. A Chios, une vingtaine d’enfants patientent dans l’unique centre d’accueil de migrants de l’île grecque, située à moins de 10 km de la Turquie.
Dans le couloir, entre deux interviews, Matina Solomakou embrasse une petite fille, âgée d’à peine 12 ans, qui tend les bras vers elle. Avec tendresse et fermeté, elle lui demande de patienter en attendant que les journalistes présents quittent les lieux. Dans l’unique centre pour mineurs isolés de l’île grecque de Chios, à une heure de vol du continent, Matina Solomakou, est un peu une mère de substitution. Ici, elle cajole autant qu’elle sévit. Membre de l’ONG d’aide aux migrants Métradrasi, Matina et son équipe s’occupent d’une vingtaine d’enfants, venus seuls en Europe, après avoir transité par la Turquie, le plus souvent au péril de leur vie.
La majorité de ces jeunes exilés est originaire de Syrie, mais dans les escaliers et les différentes pièces de vie, on croise aussi un Gabonais, un Erythréen ou encore une Marocaine. “La plupart des jeunes qui vivent ici ont entre 12 et 17 ans. A l’heure actuelle, nous avons entre nos murs 5 filles et 15 garçons”, précise Matina, dans un constant souci de précision. “Vous vous en doutez, ce n’est pas toujours simple la vie avec des adolescents”, sourit-elle, “mais la plupart du temps, on s’en sort plutôt bien”.
Matina Solomakou
Méfiance et confiance
A 11h, la maison résonne d’activités et de leçons : quand Axel* et Douma révisent leur anglais au rez-de-chaussée, Aba et Muna, jouent à l’étage au ping-pong. Mohammed, un jeune ado syrien d’une quinzaine d’années, préfère, lui, se pomponner : il se fait coiffer par Salma, qui joue les apprentis-coiffeuses, à l’entrée de la salle de bain. Ici, la mixité est de mise. Ce matin-là, l’ambiance est légère, joviale, presque insouciante. Mais ce n’est pas toujours le cas.
Atelier coiffure au centre pour mineurs de Chios. Crédit : Charlotte Boitiaux
“Aujourd’hui, ça va, mais ça prend du temps d’établir une confiance avec eux. C’est pour ça que nous avons dans l’équipe des éducateurs psychologues. Ils sont très méfiants à leur arrivée dans notre centre”, explique Matina.
Axel, un adolescent originaire du Gabon, en est l’illustration parfaite. “Je n’aime les journalistes”, lâche-t-il d’emblée en nous voyant. “Je suis sûr que vous avez un micro sur vous pour enregistrer tout ce que je dis à mon insu”. Axel est l’un des rares migrants, d’Afrique subsaharienne, à être arrivé jusqu’en Grèce. Traditionnellement, la route migratoire privilégiée des Gabonais, Guinéens, Camerounais, est celle de la Libye – avant la tentative de traversée de la Méditerranée.
Axel, lui, dit avoir choisi “au hasard” la Turquie. “On m’a dit d’aller là-bas. Je ne savais même pas placer ce pays sur une carte. J’ai ensuite traversé la mer [Egée] et je suis arrivée sur l’île de Chios. J’ai vécu à Vial [un des deux camps de réfugiés de l’île], ce fut un cauchemar”, ajoute-t-il. “Mais je ne veux pas parler de ce qui s’est passé là-bas”, conclut-il sèchement, avant d’aller se réfugier dans les escaliers. Même mutisme chez son ami, Eze, qui s’assoit à ses côtés.
“J’ai tenté de mettre fin à mes jours à Vial”
En général, tous les migrants qui échouent sur l’île de Chios, située à moins de 10 km des côtes turques, transitent par le camp de Vial avant d’être répartis sur le territoire grec. C’est là-bas, dans ce camp situé au milieu de nulle part, que se crée – ou du moins se fortifie – leur traumatisme.
Axel, ou encore Mohamed et Bader, deux autres des adolescents du centre, dépeignent Vial comme l’antichambre de l’enfer. “C’est tellement sale, c’est horrible. J’ai tenté de mettre fin à mes jours là-bas », explique Bader, 16 ans et demi. “Je leur ai même dit : ‘Laissez-moi rentrer en Syrie’, tellement je n’aimais pas la vie là-bas. Heureusement, [l’ONG] Metadrasi est arrivée. Ils m’ont sorti de là. J’ai une autre vie ici. Bien meilleure”, ajoute-t-il dans un anglais, quasi impeccable. Pour sortir du camp de Vial, les mineurs isolés doivent attendre le feu vert d’EKKA, le centre national de solidarité, une agence gouvernementale. C’est EKKA qui s’occupe des affectations. A Chios, le centre d’accueil peut en théorie accueillir 18 jeunes. Il en abrite 20.
“Ils ont de graves traumatismes, précise Matina qui tient à gommer l’image d’Epinal du centre. Nous avons dû faire faire face à de nombreux problèmes après leur passage par Vial”, continue-t-elle tout en surveillant du coin de l’œil les allers et venues de ses résidents.
Matina parle avec deux adolescents syriens dans son bureau. Crédit : Charlotte Boitiaux
Depuis l’accord entre l’Union européenne et la Turquie, signé en mars 2016, le gouvernement grec cherche à rapatrier tous les mineurs sur le continent. “Il n’y a que les enfants seuls, très jeunes, qui sont envoyés directement à Athènes. Le reste patiente ici. Mais ce qui devrait être temporaire devient permanent”, explique Matina. Bader, par exemple, est là depuis trois mois, Mohammed depuis 7 mois.
Pourquoi ? Parce que la Grèce peine à convaincre ses voisins européens de partager son fardeau. Athènes accuse les Etats membres de l’UE de ne pas appliquer le mécanisme de répartition des migrants sur le sol européen. Alors l’attente s’allonge pour les exilés. Et le centre qui a ouvert en juin 2016 n’a plus rien de temporaire. “Que va-t-il se passer quand ces jeunes deviendront majeurs ? On ne sait pas non plus. On n’a pas encore été confrontés à ce problème… Mais ça ne va pas tarder”.
“Vous pouvez sentir la tension”
Si le pays n’accueille plus des centaines de milliers de migrants comme les années précédentes (la Grèce avait vu débarquer plus de 800 000 migrants sur ses côtes en 2015), il doit en revanche faire face à l’accueil de plus de 60 000 personnes actuellement bloquées sur son sol.
Matina s’inquiète aussi de la tension avec la population locale à Chios. Situé en plein centre-ville, le centre bénéficie pour le moment de la bienveillance de ses voisins. “Mais les choses changent vite. Avant, les jeunes ne faisaient que passer à Chios, puis ils allaient vers le continent. Aujourd’hui, ils sont coincés ici. La population n’aime pas trop ça…. Vous pouvez sentir la tension”.
Pour désamorcer une potentielle crise, la seule solution reste la mixité, précise Matina. Ses protégés prendront bientôt le chemin de l’école en attendant l’instruction de leur dossier. “Ce n’était pas le cas avant puisqu’ils étaient censés repartir rapidement vers le continent. C’était aux ONG de leur donner des cours. Mais le gouvernement a pris des mesures”, explique-t-elle. A partir du mois de septembre, à Chios comme partout ailleurs, réfugiés et élèves grecs partageront les mêmes bancs d’école. “C’est une bonne nouvelle pour eux”, conclut Matina. “Mélanger les cultures et les gens, ça ne peut qu’apporter de bonnes choses.”
* Tous les prénoms des mineurs ont été changés à leur demande