René Dumont avait été le premier écologiste à se présenter à une élection présidentielle, en 1974. Cinquante ans plus tard, l’auteur de l’ouvrage — et de cette tribune — raconte cette aventure fondatrice.
Par Arthur Nazaret*
17 mai 2024
Il y a cinquante ans, un homme aux semelles de vent, longue crinière blanche et djellaba rouge, débarque à l’aéroport d’Orly. Cet agronome renommé revient d’un voyage d’étude en Algérie et pense alors reprendre le fil de sa vie. C’est à peine si René Dumont (1904-2001) pose le pied à terre que trois hommes, trois écologistes, fondent sur lui, avec en tête une idée folle : qu’il soit leur candidat à l’élection présidentielle. Ils se proposent de le ramener chez lui à bord de leur petite 2CV. Nous sommes en avril 1974, Georges Pompidou vient de mourir. Dans un mois, un tout petit mois, la France élira un nouveau président.
À sa place, toute personne sensée aurait remercié pour le trajet, mais décliné le projet. Pas lui. Le septuagénaire demande tout de même la nuit pour réfléchir. L’écologie politique n’a alors ni parti, ni argent, ni doctrine constituée, ni aucun professionnel sous la main. Réponse de René Dumont : ce sera oui. L’écologie politique tient son acte de baptême.
« L’écologie ou la mort »
« L’utopie est entrée dans l’histoire de France », clame-t-il alors en meeting. À la télévision, le mot « écologie » doit encore être expliqué. C’est une idée neuve pour un siècle qui ne veut pas se voir vieillir et qui, en même temps que René Dumont, commence tardivement sa timide introspection.
La France vit au rythme des Trente Glorieuses (que certains historiens rebaptiseront les Trente Ravageuses) et voilà que le candidat du mouvement écologiste explique à tout va que notre système capitaliste court à sa perte, qu’une croissance infinie n’est pas soutenable dont un monde fini. Ce sera « l’écologie ou la mort », lance-t-il à la tête des insouciants, quand il n’agite pas les risques d’une terre surpeuplée.
Lorsqu’une caméra s’allume, René Dumont détaille : « Si nous continuons notre développement acharné, notre pillage du tiers-monde, notre croissance sauvage, et bien c’est l’effondrement total de notre civilisation avant la fin de ce siècle. Ce sont nos enfants qui sont menacés. Y pensons-nous ou pas ? »
Mouvement écologique embryonnaire
Avec son éternel pull rouge, son verre d’eau et ses sorties souvent théâtrales, cet homme à la fois érudit et fantasque plante banderille sur banderille, mais le système qu’il dénonce est encore trop robuste pour mettre un genou à terre. Beaucoup préfèrent lever les yeux au ciel plutôt que de tendre l’oreille. Comme un Don’t Look Up avant l’heure.
René Dumont annonce l’apocalypse en souriant ? On s’accroche au sourire plutôt qu’au message. Pour avoir transformé une vieille péniche amarrée près du pont de l’Alma, à Paris, en QG de campagne, ce fervent tiers-mondiste hérite vite du surnom de « Zouave du pont de l’Alma ».
L’« Einstein dégingandé », comme le baptisent certains, se plaît à lister ses « éclatants soutiens », selon son expression. Des scientifiques comme Théodore Monod ou Alfred Sauvy sont derrière lui. Tout comme le mystique et pacifiste Lanza Del Vasto, le photographe Henri Cartier-Bresson, le réalisateur Louis Malle, la féministe et écrivaine Christiane Rochefort, le général en rupture Jacques Pâris de Bollardière qui, le premier, a dit non à la torture en Algérie, ou encore le prix Nobel de médecine américain George Wald…
Quand il ne s’accorde pas une sieste dans la cale de sa péniche ou en plein meeting, René Dumont lance mille fusées de détresse pour mettre en lumière les grandes luttes d’un mouvement écologique embryonnaire. Il va en Alsace, à Fessenheim, berceau de la lutte antinucléaire, grimpe sur le plateau du Larzac pour dénoncer l’agression militaire, se rend à Fos-sur-Mer, où une gigantesque zone industrialo-portuaire voit le jour en crachant sa pollution sur terre comme en mer. En déplacement, dès qu’il le peut, il enfourche son vélo, suivi par une foule juvénile et joyeuse, et déclare : « La voiture, ça pue, ça pollue et ça rend con. »
« Il s’agit de dire et de crier que nous sommes condamnés à mort »
À la fin de cette intense cavalcade, l’académicien Pierre Emmanuel écrit dans Le Figaro : « La campagne de René Dumont, même si la plupart des électeurs ont voté “utile”, a sensibilisé beaucoup plus de Français que son résultat en chiffres [1,32 %] ne le dit. Certes il a scandalisé. Certes son malthusianisme a été jugé tantôt farfelu, tantôt dangereux. Mais il a montré que l’égoïsme de la croissance ne peut être longtemps une protection contre la misère de la plus grande partie du monde. » Et de souligner à propos des arguments avancés par l’écologiste : « Tout le monde voit leur pertinence, personne ne l’avoue. »
Avec un peu plus de 300 000 suffrages, René Dumont a peu récolté, mais il a beaucoup semé. « Je ne cherche pas à gagner des voix, expliquait-il. Il s’agit de dire et de crier que nous sommes condamnés à mort. Il faut réveiller les gens. »
Faire le récit de cette histoire — qui n’avait jusqu’à aujojurd’hui jamais fait l’objet d’un livre — c’est aussi raconter une époque, celle de la naissance de l’écologie politique, de sa candeur, mais aussi de sa prescience. René Dumont en est à la fois le prophète et l’héritier. Car cette nébuleuse qui est venue le tirer par la manche un soir d’avril fourbissait ses armes depuis quelques années avec ses journaux (Le Sauvage, La Gueule ouverte), ses penseurs (Ivan Illich, André Gorz, Serge Moscovici…) et ses combats. Ainsi, avec cette écologie naissante, certains voulaient prolonger le « grand éclat de rire libérateur de Mai 68 ».
* Arthur Nazaret est journaliste, auteur de Le Prophète qui avait raison, la présidentielle de René Dumont, dans la collection Reporterre-Seuil
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