Médecins sans frontières (MSF) alerte depuis des années sur les conditions de vies inhumaines dans les camps de réfugié.e.s des îles grecques. Enfants aux pensées suicidaires, politiques européennes délétères… Le président international de l’ONG, le docteur Christos Christou, revient pour “Les Inrocks” sur cette situation, tout en enjoignant l’UE d’agir.
ParAmélie Quentel
13/12/19 10h39
A priori, il n’y a pas plus oxymorique que les mots “enfant” et “suicide”. Et pourtant, d’après le témoignage du président international de Médecins sans frontières (MSF) Christos Christou, sur les îles grecques, des petits garçons et des petites filles réfugié.e.s sont de nos jours confronté.e.s à des pensées suicidaires – trois enfants ont même tenté de mettre fin à leurs jours cet été d’après l’ONG. En cause : les conditions de vie inhumaines sur les camps installés sur les îles de Lesbos ou encore de Samos, où, selon MSF, près de 40 000 personnes vivent. En effet, la Grèce est redevenue, depuis 2019, le pays par où arrivent le plus de migrants tentant de se réfugier dans d’autres pays européens.
Si les autorités grecques ont annoncé mi-novembre qu’elles comptaient évacuer d’ici la fin 2019 les trois camps les plus surpeuplés en les remplaçant par des structures fermées, Christos Christou, chirurgien de profession, appelle de son côté à une “évacuation immédiate” de ces endroits dont il est revenu “profondément choqué”. Mineur.e.s s’auto-mutilant, crise humanitaire, “faillite collective des états européens”… Dans un entretien aux Inrocks, le docteur Christou fait le point sur la situation tout en appelant l’Union européenne a, enfin, “traiter ces personnes comme des humains plutôt que comme un fardeau”.
Dans une lettre ouverte aux dirigeants européens, vous écrivez avoir été “choqué” parce que vous avez vu lors de votre séjour sur les îles grecques. Pourquoi ?
Christos Christou – Quand j’ai visité les îles grecques de Lesbos et Samos, j’ai été profondément choqué de constater l’étendue de l’urgence sur place, sans compter les témoignages livrés par mes collègues. C’est la raison principale pour laquelle j’ai souhaité envoyer cette lettre aux dirigeants européens.
Au-delà des conditions de vie inhumaines dans lesquelles 40 000 personnes vivent, et l’état d’urgence chronique auquel elles sont confrontées, j’ai été également choqué de voir notre staff médical se sentir si impuissant. Chaque membre de nos équipes ressent de la frustration mais aussi du désespoir : ils et elles doivent soigner des patients atteints de maladies physiques ou psychologiques complexes, mais, au lieu de les orienter vers des centres spécialisés afin que ces personnes puissent recevoir les soins adéquats, ils et elles n’ont d’autre choix que de les raccompagner dans leurs tentes en plastique, sous les arbres.
Ce que j’ai vu est comparable à ce que MSF constate ailleurs dans le monde dans des zones de guerre, ou après des catastrophes naturelles. C’est inacceptable de voir de telles conditions de vie en Europe, un continent censé être sûr. Et c’est par ailleurs scandaleux de réaliser que tout cela est le résultat de choix politiques délibérés.
Dimanche 29/09 a eu lieu un incendie dans le camp de #Moria en #Grèce. Une femme est décédée et son enfant est gravement blessé. Quelques jours avant, Axelle, référente médicale, décrivait les conditions de vie inhumaines des 13000 pers. survivant dans ce camp de 3000 places. pic.twitter.com/BDdjF8Ktyd
— MSF France (@MSF_france) October 2, 2019
Quelle est la situation des personnes réfugiées actuellement en Grèce ? Particulièrement pour les enfants ? Dans votre lettre, vous évoquez des cas d’auto-mutilation ou des pensées suicidaires chez des jeunes garçons et filles, quand vos collègues basés sur place, eux, évoquent même des tentatives de suicide…
C’est très difficile de trouver les mots pour décrire la situation. Dans certaines sections du centre d’accueil pour réfugiés du camp de Moria (Lesbos), il y a par exemple une latrine pour 200 personnes. Sur l’île de Samos, c’est une pour 300 personnes, alors que les standards internationaux du HCR prévoient une latrine pour 20 personnes. A Samos, certaines personnes n’ont même pas accès à suffisamment d’eau potable, MSF a donc dû installer un système de camions citernes – soit des dispositifs que nous mettons habituellement en place dans les pays en voie de développement, lors de graves situations d’urgence.
J’ai eu l’occasion de visiter une tente utilisée pour les personnes en attente d’enregistrement dans le camp de Moria. Plus de 50 personnes dormaient là, à même le sol, sur des cartons, sans même que les femmes et les hommes n’aient leurs espaces propres. La majorité de nos patients vivent dans ce camp depuis plusieurs mois, voire depuis plus d’un an et demi pour certains. A Samos, j’ai rencontré des personnes qui vivent depuis trois ans sous des bâches en plastique.
Concernant les enfants, nos équipes sont les témoins des dommages de long terme qui leur sont infligés. Un des psychologues m’a parlé d’un garçon de 12 ans qui, ayant perdu toute forme d’espoir, avait commencé à se couper le visage avec un couteau : à travers ces souffrances auto-infligées, il essayait de trouver un sens à sa situation, qui n’en a justement aucun. Ce n’est qu’un exemple parmi les nombreuses situations désespérées d’enfants, qui en viennent à s’automutiler ou à avoir des pensées suicidaires.
En tant que chirurgien impliqué auprès de MSF, je me suis rendu dans des pays marqués par des conflits, et j’ai déjà été exposé à de nombreuses situations très dangereuses. J’ai été confronté à énormément de souffrance humaine. Et le plus difficile est toujours de regarder les yeux des petits enfants. Dans leur regard, vous pouvez voir la peur, la souffrance, ou encore le dénuement. Mais ce que j’ai vu en Grèce est pire : chez les enfants, là-bas, j’ai vu des regards vides. Le regard d’enfants qui ont perdu tout intérêt pour la vie, un regard sans espoir. Ce qui me rend dingue, c’est que ces enfants ont fui des zones de guerre, mais que c’est en Europe qu’ils ont perdu leur enfance.
Selon l’UNICEF, 23 000 enfants (réfugiés ou demandeurs d’asile) sont arrivés en Grève, en Italie et en Espagne en 2018. Et selon la Convention internationale des droits de l’enfant, tout enfant a le droit à une protection jusqu’à sa majorité. En Grèce actuellement, c’est donc loin d’être le cas…
Les enfants demandeurs d’asile qui arrivent en Grèce sont confrontés à un système de négligence, qui ne leur garantit ni un endroit sûr pour dormir, ni de la nourriture, ni un accès aux services médicaux. En tant que docteur, c’est de ma responsabilité de protéger les enfants abusés ou maltraités, de même que de rapporter de telles situations. Cependant, pour de nombreux enfants à Athènes, mais aussi pour ceux retenus sur les îles grecques, le système étant censé les protéger les met plutôt en danger.
Le camp de Moria est d’après MSF particulièrement problématique, avec un taux de surpopulation extrêmement élevé [environ 13 000 personnes pour une capacité de 3 000 places, ndlr]. Sur votre site web, il est écrit ceci : “En créant une nouvelle crise humanitaire, en Grèce cette fois-ci, il semblerait que l’Europe essaie de décourager les arrivées dans le pays.” Que voulez-vous dire par là ?
Depuis des années, les équipes de MSF traitent les conséquences extrêmement néfastes de cette situation, où la santé des personnes les plus vulnérables est affectée par les politiques européennes, sans aucune considération pour leurs besoins. Nous sommes obligés de faire le travail que les autorités européennes, et particulièrement grecques, refusent tout simplement de faire.
Plutôt que de s’occuper de ces énormes besoins en termes médicaux, hommes, femmes et enfants sont de plus en plus confrontés à des murs, que ce soit pour accéder à des services médicaux ou à des médicaments basiques. Ils et elles demandent l’asile, mais se retrouvent finalement coincé.e.s dans un labyrinthe fait de restrictions légales toujours plus importantes, sans compter les obstacles liés à l’argent, le langage ou la culture. Les autorités grecques et européennes devraient mettre ces besoins au coeur même de leur agenda politique, plutôt que d’essayer de trouver tous les moyens possible pour réduire la protection de ces personnes et les renvoyer d’où elles viennent.
Que demandez-vous à l’Union européenne ? Vous dénoncez notamment l’accord controversé passé entre l’Union européenne et la Turquie en 2016 [lequel prévoit qu’en échange du renvoi d’un migrant arrivant en Grèce depuis la Turquie, un autre migrant basé en Turquie soit envoyé dans un pays de l’UE, ndlr]…
En 2016, MSF avait déjà alerté sur le fait que l’accord entre l’Union européenne et la Turquie allait avoir de graves conséquences humanitaires, tout en mettant le statut de réfugié ou de demandeur d’asile en grand danger. A l’époque, en guise de protestation, nous avions même refusé des financements européens. Malheureusement, nos peurs sont devenues réalité.
Ce qui se passe en Grèce est le symbole d’une faillite collective des états européens concernant l’accueil de demandeurs d’asile sur le continent. Nous avons demandé à la nouvelle Commission européenne de reconnaître le caractère nuisible et attentatoire des politiques visant à tenir ces personnes éloignées. Nous avons demandé à l’Union européenne et au gouvernement grec d’évacuer immédiatement les îles grecques, en apportant aux personnes concernées un logement sûr sur le continent, et en augmentant la solidarité des autres Etats européens, de façon à ce qu’ils accueillent plus de personnes [jeudi 12 décembre, après cette interview, la France a annoncé l’accueil prochain de 400 demandeurs d’asile, ndlr].
Ce n’est pas en niant le problème et en essayant de dissuader par tous les moyens les réfugiés et demandeurs d’asile de venir que se réglera l’enjeu actuel du déplacement de populations. C’est complètement irréaliste, tout en menant à des politiques et des mesures inhumaines. Nous demandons donc aux dirigeants européens de changer de paradigme, de changer complètement leur approche globale concernant les migrations. Ils doivent cesser de traiter ces gens comme des envahisseurs, comme une menace, un problème à régler, un fardeau à porter. Ils doivent enfin commencer à les traiter comme des humains : hommes, femmes, enfants, qui doivent pouvoir recevoir assistance et protection. Le tout en respectant leur dignité, comme n’importe quel être humain.