Quitte ou double, par Régis Debray

Par Régis Debray
19/03/2020

Nous voilà donc tous mobilisés. Appelés au sens du devoir, tenus d’obéir aux consignes, et à solliciter un ausweis en cas de besoin. Bref, nous sommes en guerre, cela a été dit et redit.

le retour au réel

Vient de suite à l’esprit une phrase célèbre : « La première victime d’une guerre est la vérité ». Il faut se méfier du premier mouvement, qui est rarement le bon. La formule de Kipling s’en tient aux nécessités immédiates de la propagande, pour soutenir le moral de l’arrière, voire des troupes elles-mêmes. En réalité, la première victime d’une guerre est le mensonge. Les deux vérités ne sont pas contradictoires : la première, tactique, concerne le déroulé des opérations, la seconde, stratégique, la conclusion à en tirer. La première n’est pas chez nous d’actualité, tant sont remarquables, en plein tsunami épidémique, la transparence et la précision des communiqués de guerre. C’est la seconde qui nous atteint de plein fouet : le retour au réel.

Convenons néanmoins que c’est une drôle de guerre, celle où le commandant en chef a pour mot d’ordre : « planquez-vous » ; où une mobilisation générale met à l’arrêt ; où on appelle à ne plus faire société pour faire nation, à s’isoler pour se serrer les coudes et à écarter les corps les uns des autres pour se rapprocher d’eux en esprit. Mais l’histoire n’est jamais avare de paradoxes. Et quand « l’ennemi » n’est pas seulement un virus omniprésent et invisible, mais le voisin de palier, voire la grand-mère, et le passant en général – on peut comprendre l’inversion des paramètres.

On comprend moins le double bind, les injonctions contradictoires du type : « Ne sortez pas et allez voter », mais après tout, il y a le délai d’apprentissage et un civil ne s’improvise pas général cinq étoiles en un tour de main. On ne passe pas d’un jour à l’autre d’une culture de paix à une culture de guerre – toutes proportions gardées bien sûr (au cours de la bataille de la Marne, rappelons-le, 26 000 soldats français ont été tués en une seule journée, 1000 morts par jour représentant, en 14-18, une bonne journée). Plus incompréhensible le fait qu’une start-up nation, à la pointe de la technologie, ait eu autant de mal à se procurer et distribuer un produit aussi peu high-tech qu’un masque de protection – ce qui revenait à envoyer au front des soldats en les privant de fusil. Car dans cette guerre étrange, il n’y a qu’une catégorie de gens qui méritent ce beau nom et exposent chaque jour leur vie, ce sont les médecins, les infirmières, les urgentistes et tout le personnel des hôpitaux. Les soldats du virus, comme il y a des soldats du feu. Ce sont ceux qui auront droit demain à la croix de guerre, et à notre admiration.

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Alors, est-ce un mensonge d’appeler « guerre » une catastrophe dramatique, une hyper-crise, à savoir trois crises en une, sanitaire, économique et existentielle ? Quel intérêt y a-t-il à cette métaphore, reprise en anaphore ? D’abord, à mettre la barre très haut, en convoquant les grands ancêtres. Clémenceau : « je fais la guerre, rien que la guerre ». De Churchill : « Du sang et des larmes ». Et de Gaulle bien sûr, le 18 juin : « cette guerre est une guerre mondiale… j’invite tous les Français à m’écouter et à me suivre. » Ensuite, et dans la foulée, à prendre rang parmi les plus légendaires. Et pourquoi pas ? On peut fort bien réussir cette épreuve de passage et passer, victorieusement, le test qu’ont connu toutes les générations du feu, à savoir le tri entre les caractères et les rien qu’intelligents, entre ceux qui ont du coffre et ceux qui n’ont que des diplômes. On pouvait craindre un certain manque de densité, une difficulté à incarner chez de jeunes managers qui n’ont, à aucun moment de leur vie, eu soif, faim ou peur, ni de cors aux pieds ni trente kilos sur le dos. La difficulté fait les caractères – et pourquoi pas aujourd’hui comme avant-hier ? Ce serait une bonne nouvelle.

Mais n’oublions pas que, guerre ou crise, une commotion fait aussi le tri entre le factice et le réel. Les châteaux de cartes s’écroulent, les poids et mesures sont vérifiés. Il était entendu, jusqu’en mai 1940, que l’armée française était la meilleure du monde ; en juin, nous sûmes ce qu’il en était. Il est entendu, depuis 30 ans, que l’Europe est notre avenir, les frontières un odieux archaïsme, et l’intérêt national, une funeste vieillerie. Ouverture, libre circulation des personnes et des biens, respect des règles de Bruxelles. Nos classes dirigeantes nous l’ont répété sur tous les tons. Fini le pognon de dingue pour les derniers de cordées ; privatisations à tout crin (aéroport, services publics, chemin de fer), levons les barrières ! Et voilà qu’on parle de nationaliser. De mettre au rancard la règle sacro-sainte du 3 % et de retrouver les solidarités essentielles. L’Europe fantôme s’esbigne, blablate et communique, et c’est la Chine qui vient au secours de l’Italie, non la France ni l’Allemagne. N’était-il pas temps d’appeler un chat un chat, et l’Union européenne, avec son corset libéral, un pieux mensonge ?

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mondialisation des objets, tribalisation des sujets

On le dit depuis longtemps : mondialisation des objets, tribalisation des sujets – et des réflexes. Ce qu’on croyait anachronique et périmé nous revient, désagréablement, en pleine figure. La guerre détruit mais elle libère aussi. Quoi ? Un rhinencéphale sous-jacent aux connexions neuronales plus élaborées, et plus tardives. Les neuropsychiatres nous ont appris que la dissolution des fonctions nerveuses supérieures, chez un individu en crise, déstabilisé par un coup du sort inattendu, s’opère en remontant le cours de l’évolution. Les fonctions les plus récentes sont les plus fragiles. Le néocortex est plus vulnérable que le cerveau reptilien et c’est le premier qui se désorganise en cas de commotion. Ce n’est pas une bonne nouvelle, on s’en doute, et les sociétés n’échappent pas à cette déconstruction qui fait revenir au plus simple, au plus élémentaire, aux données de base. Mieux vaut en être conscient pour ne pas se laisser surprendre ni balayer par les lois de la nature. Paradoxalement, c’est en nous révélant avec quelle facilité la croûte civilisationnelle peut disparaître, c’est en nous révélant les arrière-fonds de nos rhétoriques et des leurres de façade, cachés par le train-train des jours, qu’un état de guerre peut nous mettre à pied d’œuvre, sans faux fuyants ni faux-semblants.


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