Qui peut (judicieusement) voter ?

Par Christos Marsellos

Le projet de loi grec sur le vote des nationaux expatriés offre une occasion de poser la question, en essayant de prendre la mesure de la situation actuelle. Cette précision pointe déjà la direction dans laquelle la question doit être posée. Il ne s’agit pas de réfléchir sur le fait que, en démocratie représentative (gardons l’appellation convenue) tout vote se vaut ; comme s’en étonnait dernièrement un écrivain grec reconnaissable entre tous pour son style particulièrement fleuri, et politicien sur le tard, remarquant que son vote à lui, avec tout le savoir et toute l’expérience qu’il y a (espérons) derrière, et le vote de sa fille qui ne comprend pas grand chose (du moins pas encore), ont un poids égal. En acceptant cette convention sans laquelle il n’y a pas de démocratie représentative, voire de démocratie tout court, posons donc la question de savoir qui peut être légitimement admis comme électeur. Tous les aspects du problème ne sont pas également visibles. Il y en a qui sont plus ou moins évidents : la question de l’âge, p.ex., à partir duquel on peut voter peut être débattue, mais le critère lui-même n’est pas en cause. Il y en a d’autres pourtant qui sont moins évidents et moins débattus.

Nous n’avons pas fini de nous nourrir de la réflexion que la révolution française nous a léguée en la matière, alors même que nous glissons, presque imperceptiblement, vers une réalité qui n’est plus régie par les mêmes forces. Si on veut faire, avec la distance du temps, la synthèse des réponses qui ont été essayées dans la suite de la révolution française, nous verrons que le domaine des électeurs peut être calculé à l’aide de deux axes qui se croisent : Le premier axe est celui qui va du peuple à la nation, le peuple étant l’ensemble des gouvernés, la nation étant le peuple constitué, qui peut revendiquer sa place dans le concert des nations. Le deuxième axe, qui recoupe le premier, est celui qui décrit la société civile selon la variable du poids économique : pour Sieyès, celui qui n’a aucune propriété est condamné, par sa situation même, d’avoir des critères purement particuliers, il ne peut pas s’ériger au point de vue collectif parce qu’il n’a rien à partager avec lui. Pour Robespierre, celui qui a une trop grande fortune à défendre, obligatoirement mettra son intérêt particulier au-dessus de l’intérêt collectif, parce qu’il a justement trop qu’il ne partage pas avec lui. Entre les deux, reste comme domaine des électeurs idéal la classe moyenne. Sieyès défendait un système de suffrage censitaire, Robespierre le suffrage universel. On peut dire que, de par sa nature même, le suffrage censitaire privilégie la nation, et le suffrage universel le peuple. Nos démocraties, réelles ou prétendues telles, en ont hérité la tension entre les intérêts nationaux et les intérêts sociaux, on peut même dire qu’elle a, pour elles, valeur constitutive – ce qui veut dire aussi qu’elles tendent à se disloquer, à vrai dire non seulement quand la collaboration des deux composantes échoue, ce qui est plus ou moins évident, mais aussi quand la tension entre les deux composantes baisse, ce qui est nettement moins évident.

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Déplorer ou se réjouir de l’affaiblissement de la nation politique, selon sa conception, et état-nation dans sa réalité concrète, n’a aucun sens dans l’abstrait, tant, autrement dit, qu’on ne voit pas ce que cette construction historique si fragile, cet équilibre sans doute précaire, entendait, tant bien que mal, préserver.  Sa force et sa faiblesse tiennent au fait qu’elle est en vérité, dans sa dimension multi-ethnique, un empire en miniature, tout en voulant garder la dimension politique de la cité. En voulant à la fois ce qui n’est pas possible pour l’empire, des citoyens actifs (alors que dans l’empire on est citoyen uniquement dans la mesure où on bénéficie de quelques privilèges, le « citoyen » romain étant l’exemple le plus typique) et ce qui n’est pas possible pour la cité (dans la démocratie athénienne, typiquement, les métèques ne sont pas des citoyens), elle risque toujours de se disloquer dans un sens ou dans l’autre.

Ainsi, d’un côté, la composante nationale s’est démocratisée quand, à la place du critère censitaire purement économique, on a mis le critère à proprement parler national, le capital apporté à la nation par le peuple étant désormais le peuple lui-même, avec sa langue, ses coutumes, etc. tout ce qui était censé faire communauté au-delà des différences de « situation » comme on disait ; de l’autre côté, cependant, cette « démocratisation » de la composante nationale s’est accompagnée d’une perte de démocratie en ce qui concerne la composante sociale, et le mouvement par lequel le national se développe au détriment du social s’accompagne nécessairement d’une tendance qui mène de la nation politique, telle qu’elle l’a conçue la révolution française, à la nation ethnique, ethniquement homogène, telle qu’elle l’a conçue l’époque romantique et qui, à son tour, n’ étant pas une cité non plus, vire facilement vers une  unité organique qui, de par sa nature et par principe, se passe d’autant plus facilement de démocratie.

Un mouvement inverse s’est esquissé au sein de la composante sociale avant de, symétriquement, verser dans son contraire. Quand Marx a appelé les prolétaires de tous les pays à s’unir, la composante sociale s’est renforcée au détriment de la composante nationale, mais, en dehors même du fait que le prolétariat n’a nulle part pu jouer le rôle de classe universelle que lui vouait Marx, le renforcement du social crée une tendance de dissolution du faux-empire en miniature qu’est l’état-nation dans un vrai empire, qui fait fi de la fonction politique du citoyen. C’est ce que nous vivons actuellement et la sauvegarde fallacieuse du nom de « démocraties » pour nos régimes n’a que pour unique fonction de faire oublier que ce n’est plus la fraternité dans l’égalité que le nouvel empire prône, mais plutôt la fraternité dans la servitude – en inventant, au demeurant, en analogie avec l’unité organique « holiste » de l’état ethnique faisant fi des situations économiques, une unité mécanique « individualiste » faisant également fi des situations économiques dans la mesure où elle tend à mettre ce qu’on appelle « sociétal » à la place de ce qu’on appelait autrefois le « social ». L’empire n’a pas besoin de « corps politique » — ultime métaphore organiciste, au contenu appauvri — ; il se déploie comme administrateur de populations, dans lesquelles la tension entre le peuple et la nation a, idéalement, disparu.

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Entre les deux extrêmes dislocations de l’état-nation il y a une profonde symétrie, qu’on pourrait exprimer ainsi : Le renforcement de la composante nationale privilégiant comme électeurs ceux qui ont des critères uniquement nationaux, ce qui veut dire concrètement, privilégiant les critères liés à la politique extérieure, tendrait idéalement à exiler ou expulser non seulement les immigrés, mais aussi tous ceux dont les critères prépondérants sont sociaux, et qui ont été vus, en effet, autrefois, comme des traitres. Le renforcement de la tendance sociale privilégiant comme électeurs ceux qui ont des critères sociaux, tendrait idéalement jusqu’ à remplacer la population autochtone par une population immigrée. Aucun des partis représentant ces forces n’oserait certes proposer un tel programme, voué de par sa nature à l’échec du moment où il serait proclamé. Ils se contentent d’un clientélisme plus sournois. La droite veut renforcer le vote « national » en y apportant les voix des nationaux expatriés,  comme la gauche veut renforcer le vote « social » en intégrant les immigrés ; les deux visant, certes, les tendances prépondérantes, aucun groupe n’étant parfaitement homogène.

Le projet de loi actuelle peut être vu, en ce sens, comme la mise en oeuvre d’une déclaration faite autrefois par l’actuel ministre d’Etat Makis Voridis, pour qui il fallait trouver les moyens institutionnels qui empêcheraient la gauche d’arriver à nouveau au pouvoir ; ses rêves font pendant aux rêves du gouvernement de gauche du temps de la crise (premier gouvernement de gauche, ou deuxième après celui d’A. Papandreou), pour qui, l’histoire ne reculant pas, telle une rivière, son pouvoir allait être pérenne. Mais l’histoire se moque bien des rêves humains, et ni la gauche ni la droite ne savent ce qu’elles risquent en œuvrant, malgré elles, à la dislocation de l’état-nation. Tout comme la gauche, qui rêve de fraternité des égaux et œuvre pour la fraternité des serfs, la droite rêvant de liberté nationale, œuvre, dans le contexte impérial actuel, pour la servitude nationale.

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Et la question demeure : Qui peut (judicieusement) voter ? La réponse renvoie toujours à la tension du national et du social. Mais la politique extérieure et la politique intérieure se renforçaient mutuellement, fût-ce par leur antagonisme, dans un contexte d’états-nations. Dans le contexte impérial actuel, au contraire, et le national et le social perdent leur sens, et ceux qui pensent les servir, servent, malgré eux, autre chose – sous prétexte de servir le principe national, on sert l’« alliance »  avec les pays amis ; ainsi l’Europe en général dont les pays doivent augmenter leurs budgets otaniens pour faire quoi ? — contrer la Chine à l’Indopacifique, est-ce qu’il y va vraiment de leurs intérêts nationaux ? Sous prétexte de servir encore le principe social on sert tout ce qui contribue à la liquidation de la société ; Liquid Times est bien plus que le titre d’un livre – c’est l’utopie d’une administration du réel où les résistances matérielles auront la maniabilité des mouvements des liquides, et où il suffira d’éviter l’excès de pressions — administration de populations sans vie politique, posée comme but de l’histoire finissante (tautologiquement à vrai dire, l’histoire allant toujours de pair avec la vie politique).

Pour que la question : Qui peut (judicieusement) voter ?, autrement dit : comment le corps politique est-il constitué ? puisse se poser, il faut encore croire au corps politique.

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