Présidentielle: Alain Finkielkraut, Régis Debray et la géopolitique

Dans l’autre débat d’entre-deux-tours, Alain Finkielkraut et Régis Debray, deux brillants esprits, s’affrontent pour L’Express sur la géopolitique.

 

Dans Civilisation, Régis Debray convoque un géopoliticien inattendu en la personne de Paul Valéry qui en 1927 écrivait: “L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s’y dirige.” Qu’en pensez-vous, Alain Finkielkraut?

Alain Finkielkraut. Du point de vue géopolitique, ce qui s’impose d’abord à nous, c’est de ne pas tomber dans l’ingratitude et de reconnaître notre dette. J’ai appris en lisant Régis Debray qu’à la question “Quelle est selon vous la nation qui a le plus contribué à la défaite de l’Allemagne?”, 55% des Français répondaient “l’URSS” en 1945, et seulement 15% les Etats-Unis; en 2004, le même sondage donnait le résultat exactement inverse. Le soldat Ryan est passé par là, dit Régis Debray, ajoutant que le triomphe de Hollywood entretient l’amnésie.

Mais c’est une autre forme d’amnésie que de faire l’impasse sur le Débarquement, ce moment inouï où des soldats américains sont morts, à 10000 kilomètres de chez eux, pour libérer la France de l’occupation allemande. Et puis, chance inimaginable, nous avons bénéficié du plan Marshall. Tandis que, comme l’a écrit Gombrowicz, “la fin de la guerre n’a pas apporté la libération aux Polonais; dans cette triste Europe centrale, elle signifiait seulement l’échange d’une nuit contre une autre, des bourreaux de Hitler contre ceux de Staline”.
L’angélisme n’est évidemment pas de mise: l’Amérique défend ses intérêts sans faire de sentiments. Mais force est de constater que la France ne s’est pas engagée dans la désastreuse guerre contre Saddam Hussein, que l’initiative de bombarder la Libye est revenue à l’alliance franco-britannique, et que, malgré l’insistance d’Angela Merkel, l’Europe n’a pas signé le traité transatlantique qui aurait ruiné notre agriculture.

 

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Vous voulez dire que nous sommes plus indépendants qu’on ne le dit parfois?

A.F. Au lendemain de la chute du Mur, l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine a défini l’Amérique comme “hyperpuissance”. Je crois que l’expression n’est plus appropriée. En refusant d’agir militairement en Syrie alors que l’armée de Bachar el-Assad avait franchi la ligne rouge que Barack Obama avait lui-même fixée, ce dernier a laissé le champ libre à la Russie de Poutine et à l’Iran des mollahs. J’ajoute que la mondialisation, qui devait être le dernier avatar de la domination occidentale, a tourné au désavantage de ses promoteurs.

L’ouverture totale des marchés a fait beaucoup de dégâts aux Etats-Unis et en Europe. Avec le transfert de leurs capacités productives en Chine, les Américains se sont infligé une blessure profonde dont, nous dit Pierre Manent, ils ne savent comment guérir. Et l’Occident a rencontré les limites de sa capacité à ordonner le monde. Celui-ci est multipolaire: si l’Amérique était la nouvelle Rome, Donald Trump n’aurait pas gagné les élections.

Régis Debray, y a-t-il une “communauté internationale”?

R.D. Laissons de côté l’édito de politique internationale, y rétorquer point par point nous prendrait trop de temps. A votre question sur la “communauté internationale”, la réponse: une bonne blague. A l’intérieur d’une cité civilisée, aucun citoyen ne peut se faire justice soi-même. Il en va autrement à l’extérieur. Dans les relations internationales, où subsiste le malheureux état de nature, le plus fort peut utiliser la force quand il le désire, sans se plier à la loi.

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On a récemment inventé une sorte de surmoi collectif pour tempérer cette barbarie presque insurmontable. C’est bienvenu et c’est l’ONU. Mais les Etats puissants, Chine, Russie ou Etats-Unis, peuvent toujours dégainer le revolver sans consulter l’ONU, la seule communauté réellement internationale, mais dont l’Assemblée générale reste soumise à un Conseil de sécurité oligarchique. Quand il plaît à M. Trump, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, de bombarder la Syrie, c’est en violation flagrante de la charte et personne chez ses alliés n’y trouve à redire. C’est la magie de la puissance: pouvoir habiller d’universel son intérêt particulier et qualifier d’internationale la coalition qu’elle décide et dirige.

Avec nos néoconservateurs de nouveau aux postes clefs de la diplomatie, M. Macron nous fera de beaux discours, mais il n’échappera pas, hélas, à cette réalité. Y objecter suppose un grand courage, toujours solitaire sur le moment. On veut bien être gaulliste, mais seulement après coup, quand le danger est passé.