Nouvelle vague de migrants syriens : l’épreuve de trop pour l’unité de l’Union européenne ?

29 février 2020

Le président turc menace une nouvelle fois l’Europe d’une déferlante migratoire. Depuis jeudi, la Turquie a ouvert ses frontières et n’empêche plus les migrants de pénétrer en Europe.

Avec Christophe Bouillaud, Emmanuel Razavi

Atlantico : A quoi joue Recep Tayyip Erdogan ? Il semble appuyer sur les faiblesses de l’Union Européenne, est-ce le cas ?

Christophe Bouillaud : Oui, bien sûr. Depuis 2015, le Président turc a très bien compris que les Européens craignent de voir arriver sur leur territoire une nouvelle vague de réfugiés syriens, ou plus généralement de réfugiés venant de pays musulmans (Afghanistan, Pakistan, etc.). Il a de ce fait extorqué un accord où il s’engage à contrôler les flux migratoires passant par la Turquie à destination des pays européens contre une somme pour le moins importante destinés à financer l’accueil de millions de réfugiés syriens sur le sol turc, et surtout contre une tolérance de fait des Européens face à ses diverses initiatives géopolitiques et à la dérive autoritaire de son régime depuis le coup d’Etat manqué contre lui. Alors que la Turquie aurait amplement mérité de la part de l’Union européenne un régime de sanction en raison de la dérive autoritaire de ses dirigeants et de son intervention intempestive contre nos alliés kurdes syriens dans la lutte contre « Daesh », il n’en a rien été. Erdogan connait le point faible des Européens, il en use et en abuse.

Emmanuel Razavi : Erdogan ne joue pas. Il attendait un soutien de l’Union européenne face aux attaques du régime syrien soutenu par la Russie. Il ne l’a pas eu. Il menace donc de laisser affluer en Europe des dizaines de milliers de réfugiés syriens. Mais si l’on va plus loin, on peut considérer qu’il est dans une stratégie de chantage vis-à-vis de l’Europe qui sert aussi son projet d’expansion. Il se voit comme le nouveau calife d’une grande puissance musulmane qui étendrait son empire sur l’ensemble de la Méditerranée et au Moyen-Orient. A cette fin, il utilise toutes les cartes qu’il a en main contre ses adversaires, et même ses partenaires, dès lors qu’il se sent fragilisé. La question migratoire est l’une d’entre elles. Il considère de toutes façons que l’Europe n’est pas capable de s’opposer à lui autrement que par des incantations. Il tente aussi de jouer sur ses divisions. Il intensifie ainsi la pression, et pousse donc ses pions au maximum, jusqu’au point de rupture.

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Que peut-on craindre d’une nouvelle vague d’immigration en provenance de Turquie ?

Christophe Bouillaud : Peut-être pas. Certes, clairement, la menace d’une nouvelle vague est là. Des informations font écho de réfugiés syriens et autres qui seraient littéralement poussés par les autorités turques vers la frontière terrestre avec la Grèce.  Mais, on peut espérer que, de la part d’Erdogan, il s’agit surtout de menacer, de montrer à nouveau son pouvoir de nuisance, et ainsi de racketter encore les Européens, de bloquer ainsi toute action commune des Européens contre ses initiatives politiques pour le moins critiquables, voire même de les obliger à l’aider dans le cadre de son bras de fer avec le régime syrien et la Russie dans la région syrienne d’Idlib. Mais, attention, il ne lui faut pas non plus aller trop loin, au risque de déclencher des rétorsions des Européens contre lui  : en effet, en dehors des aspects économiques qui nous relient encore à la Turquie et à la sympathie qu’on peut nourrir pour tous les citoyens turcs qui s’opposent à Erdogan – tous ces électeurs qui ont fait perdre à l’AKP les mairies d’Istanbul et d’Ankara en particulier -, les Européens n’ont que des motifs de se plaindre de ce voisin au final insupportable. Rappelons qu’Erdogan s’est tout de même lancé, avec l’appui du gouvernement libyen de Tripoli, dans une redéfinition unilatérale des zones de prospection pétrolière et gazière en Méditerranée orientale qui contredit clairement les intérêts grecs et chypriotes dans la région. Il a été aussi très loin dans son rapprochement avec la Fédération de Russie, mettant ainsi en difficulté l’OTAN qui reste le pilier de la sécurité collective des Européens. Il s’en est pris aux kurdes syriens du « Rojava » au nom son combat contre le PKK, au risque de mettre en danger l’éradication de « Daesh ». Bref, je ne suis pas sûr qu’Erdogan ait vraiment intérêt à trop abuser de la patience des Européens, surtout avec une économie aussi fragile que celle de son pays actuellement. Il faut ajouter que le gouvernement grec, dominé par les conservateurs, a déjà tellement de problèmes avec les réfugiés dans les îles grecques, qu’il fera tout pour bloquer une nouvelle vague de réfugiés, et que tous ses partenaires européens lui donneront leur aval quoi que ce gouvernement fasse. Il est probable que l’attitude du gouvernement bulgare soit semblable. Les réfugiés ne passeront pas. Au mieux, s’ils sont coincés devant les murs de l’Union européenne, l’UNCHR devra intervenir pour leur trouver une solution. En effet, contrairement à 2015, il me semble que tous les dirigeants européens sont unis dans le refus complet de toute nouvelle vague migratoire, l’ouverture à la Merkel n’est plus pensable.

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Emmanuel Razavi : Proche des Frères Musulmans, Erdogan est parti dans une logique de conquête islamique au Moyen-Orient et en Méditerranée. Il considère que les 3 millions et demi de réfugiés présents en Turquie font partie d’un ensemble d’atouts qui servent son projet géopolitique. Il les utilise pour faire pression sur l’Europe qu’il considère, dans les faits, être une adversaire. Ainsi, malgré les subventions que la Turquie a perçu de l’Union européenne pour surveiller ses frontières, le régime turc a sans cesse menacé d’utiliser les migrants pour inonder l’Europe, notamment via les îles grecques, la Bulgarie ou la Libye. Le flux de migrants depuis la Turquie vers l’Europe s’était pourtant tari suite à l’accord conclu en 2016 entre Ankara et l’Union européenne. Mais jeudi, un haut responsable turc a annoncé l’ouverture de ses frontières avec l’Union Européenne après la mort de 33 de ses soldats dans la région d’Idleb suite aux frappes aériennes menées par le régime syrien.

Erdogan utilisait ces migrants telle une épée de Damoclès. Là, en laissant entendre qu’il met ses menaces à exécution, il semble passer à l’acte, pour autant qu’il aille jusqu’au bout … Il pense ainsi instrumentaliser un flux migratoire volontairement non contrôlé ou manipulé, à l’intérieur duquel peuvent se dissimuler des jihadistes. Il sait que cela fait peur aux européens.

Quelle réaction l’Union européenne pourrait-elle avoir face à une nouvelle secousse tant diplomatique qu’interne ? Faut-il craindre la division de trop ?

Christophe Bouillaud : Logiquement, sur ce dossier migratoire, les Européens devraient être intraitables. Ils ont trop à perdre face à la difficulté de gérer une crise migratoire. Par ailleurs, il ne faut pas négliger la lassitude de l’opinion publique face aux conséquences de la crise syrienne. S’il y a pu avoir dans les premières années, une grande sympathie pour les victimes du régime Assad et de la guerre civile, j’ai bien peur que, désormais, la plupart des Européens soient indifférents au sort de ces populations.

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Donc, cela ne sera sans doute pas sur la nécessité de bloquer tous les réfugiés que les Européens vont éventuellement se diviser. Cela sera plutôt sur la nature du soutien à offrir à la Turquie si elle se trouve vraiment en difficulté face à la Fédération de Russie. C’est moins un problème européen stricto sensu alors qu’un problème de l’OTAN : l’Alliance atlantique et son article 5 vaut-elle si un allié fait n’importe quoi ? Doit-on protéger la Turquie des foudres russes, parce que ce pays reste un vieil allié de l’Occident, en dépit même de l’aventurisme et de la duplicité de son dirigeant actuel ? Doit-on laisser tomber les Turcs à cause de leur nouveau « Sultan » ? La décision pourrait être politiquement et moralement difficile et provoquer des divisions entre Européens, surtout qu’en plus il faudra compter avec l’attitude des Etats-Unis de Donald Trump.

Emmanuel Razavi : Je crains surtout que l’Europe soit passée à côté de l’essentiel concernant Erdogan. Elle ne mesure pas assez sa détermination à faire ce qu’il dit. De fait, elle n’affiche pas de positionnement suffisamment ferme vis-vis de la Turquie, préférant les incantations et les tergiversations. Il y a par ailleurs eu une faiblesse réelle de nos institutions face au risque migratoire, d’une part due au politiquement correct, mais aussi et surtout au fait que les Etats européens ne prennent pas suffisamment la mesure de la stratégie d’Erdogan. Il a pourtant très clairement affiché ses intentions.