«Nous sommes témoins de l’une des plus grandes rébellions de l’histoire des États-Unis»

Entretien avec Viewpoint Magazine

Depuis deux semaines les États-Unis sont ébranlés par un soulèvement sans précédent. Suite au meurtre par asphyxie de George Floyd, homme noir de 46 ans, lors de son interpellation par un policier blanc de Minneapolis, des émeutes et manifestations de masse ont éclaté, se diffusant rapidement à tout le pays. Nous avons souhaité interroger nos amis de Viewpoint Magazine afin de mieux cerner la réalité et les enjeux de la séquence en cours.

L’entretien qui suit reconstitue la chronologie du mouvement, mettant en lumière son exceptionnelle extension géographique, son caractère multiracial et ainsi que l’assomption diffuse des pratiques d’action directe et d’affrontement avec la police qui s’y exprime. Il s’attarde également sur les différents modes de subjectivation mis en jeu, dans leur rapport aux réalités territoriales hétérogènes couvertes par la révolte : des centres métropolitains aux périphéries en passant par les campagnes. Est également analysée l’émergence d’un ensemble de revendications vis-à-vis de la police, où se distinguent approches réformistes – proposant des mesures cosmétiques qui ne remettent jamais en cause la police elle-même en tant que structure institutionnelle – et perspectives abolitionnistes – ciblant le système répressif de l’État dans son ensemble.

Enfin, face aux risques de récupération ou de cooptation du mouvement, nos camarades mettent l’accent sur le développement d’espaces d’auto-organisation à la base, prenant en charge les besoins sociaux élémentaires de la classe et renforçant ses capacités d’autodéfense, d’où est susceptible de se construire une direction politique autonome.

Que se passe-t-il aux États-Unis en ce moment ?

Aucune vue surplombante – pas même celle de l’hélicoptère de police désormais omniprésent – ne nous permettrait d’appréhender dans toutes ses dimensions le mouvement en cours. Les manifestations ont touché les 50 États et nous avons été très enthousiastes de voir le mouvement se propager dans le monde entier, au Mexique, au Canada, en Angleterre, en France, en Italie et ailleurs. L’ampleur de ce mouvement est véritablement stupéfiante.

Des points communs existent entre les manifestations, que nous avons observées dans plusieurs grandes villes tout en recevant des rapports de camarades dans des localités plus petites. Sans doute, de nombreuses expériences pourraient être mises en avant qui vont à l’encontre de notre évaluation – et nous l’accepterions. Mais ceci est notre lecture d’une conjoncture changeante. Elle se déroule en deux phases.

La première phase. La rébellion a commencé à Minneapolis – une ville du Midwest de taille moyenne, connue à la fois pour ses services de police racistes et son libéralisme progressiste, dont la grande région métropolitaine compte une population d’environ trois millions et demi d’habitants (la 16ème plus grande du pays). Quelques jours après que la vidéo du meurtre de George Floyd ait été diffusée, nous étions témoins de l’une des plus grandes rébellions urbaines menées par les Noirs dans l’histoire des États-Unis. Le précédent record avait été atteint à l’été 1967, lorsqu’au moins 164 villes sont parties en fumée, et plus de 100 autres en 1968.

Une semaine et demie plus tard, ce qui se passe aujourd’hui a dépassé 1967-68 en termes de portée géographique et de nombre de participants. En particulier, des milliers de personnes défilent dans les white flight suburbs1 à travers le pays. Dans les petites villes industrielles et post-industrielles, des manifestations et même des pillages ont lieu. À Fairfield, en Californie, où se trouve l’usine de Jelly Belly si chère à Ronald Reagan, à des heures de route de toutes les grandes villes, des enfants ont conduit un chariot élévateur à fourche dans un magasin d’électronique.

Après la première nuit de soulèvement à Minneapolis, lorsque la police a usé de gaz lacrymogènes pour disperser la foule et que des pillages et des incendies ont été déclenchés dans toute la ville, le mouvement a fait un bond vers des villes d’autres États : Columbus, Los Angeles, Louisville, Memphis. Mais le principal catalyseur de l’expansion mondiale du mouvement a été l’incendie d’un commissariat de police le jeudi 28 mai – un événement sans précédent aux États-Unis depuis un siècle, même durant les plus grandes rébellions. Une incroyable explosion s’est produite les jours suivants. Le plus inspirant a peut-être été l’activisme des foules multiraciales repoussant la police. Il dépasse de loin ce qui s’est passé lors des soulèvements de Baltimore, Ferguson ou Oakland. Il faut également noter que les manifestations ont évolué en réponse aux tactiques répressives de la police. Il serait peut-être plus exact de dire que nous avons assisté à une révolte sociale doublée d’une émeute policière à grande échelle.

La première phase a été caractérisée par une explosion largement spontanée de rage sociale, qui s’est exprimée par des émeutes, des pillages de magasins, par la résistance contre la police et la contre-logistique, en plus d’innombrables marches et rassemblements. Cette séquence s’est déroulée pendant près d’une semaine, de manière inégale, dans différentes régions du pays. Elle a ensuite commencé à céder la place à autre chose, cet autre chose étant toujours impressionnant, déployant un contenu émancipateur, et d’une ampleur sans précédent, mais fonctionnant sur un terrain de « mouvement » plus familier.

Alors que les manifestants repoussaient la police ville après ville, les médias et l’establishment démocrate ont commencé à faire monter la pression sur le thème des « agitateurs extérieurs ». Ils prétendaient que les premières et intenses manifestations avaient été menées par des provocateurs blancs en quête de sensations fortes et par des touristes protestataires, plutôt que d’être l’expression juste de la colère de « communautés » épuisées par l’injustice des meurtres policiers. L’acharnement de cette campagne médiatique et l’intervention des élus et des ONG ont permis de rendre certaines personnes méfiantes face à l’escalade de la confrontation avec la police.

Dans le même temps, les manifestations ont continué à se développer, mobilisant des centaines de milliers, voire des millions de personnes, dont beaucoup sont assez peu habituées au genre d’activité tapageuse que nous avons connue au début, et dont la conception de la protestation est largement inspirée de la version aseptisée et légitimée par l’État du mouvement des droits civils, enseigné dans les écoles comme une série de défilés pacifiques. Entre-temps, parmi les militants les plus dévoués, la violence combinée de la police locale, de l’armée et des bandes de justiciers blancs soutenus par l’État a commencé à sembler plus intimidante qu’auparavant. Si, au début, le mouvement avait pris l’establishment au dépourvu, une fois que les villes, les États et même le gouvernement fédéral avaient déployé toute leur gamme de troupes, il semblait possible que le chemin de la victoire doive passer par d’autres voies.

C’est ainsi qu’est apparue une deuxième séquence du mouvement, caractérisée par des violences et des pillages moins fréquents, mais aussi – du moins pour l’instant – par une foule toujours plus nombreuse. Nous constatons encore une diversité de tactiques au sein d’une même manifestation : chants et marches devant, blocages de routes lancés par des groupes détachés à partir du milieu, affrontements avec la police à l’arrière. Les politiciens et les organisations à but non lucratif ont récupéré une partie de leur influence, et des appels nébuleux pour un « changement législatif » circulent. Certains « leaders » sont même en train d’émerger. Dans le même temps, les revendications du mouvement se multiplient. La lutte, initialement centrée sur le pouvoir policier, introduit d’autres thèmes d’injustice raciale. Les écoles et les lieux de travail ont commencé à interroger, avec plus ou moins de sérieux et de cynisme, leurs propres démons racistes. Dans les milieux professionnels, la question de la représentation est primordiale. Mais les syndicats des travailleurs des transports refusent de plus en plus de travailler avec la police. Un vent nouveau souffle dans les voiles d’un mouvement entamé de longue date visant à briser la chaîne de passage entre l’école et la prison, avec des syndicats d’enseignants militants et d’autres qui cherchent à chasser les flics des écoles.

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Dans quelle mesure les manifestations sont-elles planifiées ou coordonnées ?

En termes de coordination et d’organisation des différentes actions, de nombreuses marches quotidiennes sont clairement planifiées, avec un événement sur Facebook ou un flyer Instagram, une diffusion par le biais des mouvements sociaux ou réseaux organisationnels existants, et des blocs reconnaissables par leurs insignes. De même, le pillage a été planifié dans la mesure où il a été concentré dans des zones spécifiques de shopping haut de gamme.

D’autre part, il y a eu des manifestations quotidiennes spontanées au Barclays Center de Brooklyn, par exemple. À New York, des marches distinctes se croisent fortuitement et décident spontanément de se rejoindre. À Seattle, des manifestants ont occupé plusieurs pâtés de maisons et un parc dans le quartier de Capitol Hill pendant près de deux semaines, faisant face à une phalange de policiers et de soldats de la Garde nationale protégeant un commissariat. Malgré les attaques nocturnes brutales au gaz lacrymogène et au gaz poivre – contre lesquelles les manifestants ont déployé des tactiques, des outils et des symboles empruntés aux militants de Hong Kong, comme l’usage de parapluies – la police de Seattle a fini par abandonner le quartier de Capitol Hill, dont une partie a été déclarée « zone autonome ».

Certaines des activités diurnes sont planifiées par des militants ou des groupes plus « professionnels », tandis que les contextes de nuit ont permis une plus grande activité extra-légale. Souvent, les actions diurnes, se qualifiant explicitement de « pacifiques », mobilisent une foule plus âgée et parfois plus blanche que les excursions nocturnes plus militantes, les foules plus jeunes restant dans les rues après la fin officielle des événements de la journée. Les couvre-feux réduisent quelque peu les mobilisations nocturnes, tandis que de multiples marches sont encore prévues chaque jour, certaines défiant délibérément le couvre-feu dans un refus collectif. La simple prolifération des événements signifie que, malgré les croisements spontanés, il y a parfois moins de conflits internes en leur sein ; les participants d’une journée « pacifique » peuvent ne pas rencontrer le militantisme et l’action directe comme cela aurait pu être le cas lors des mobilisations en 2014-15.

Où les manifestations sont-elles concentrées ? Comment diffèrent-elles d’un lieu à l’autre ?

Une caractéristique majeure de ce cycle est son étendue géographique. Il est certain que les manifestations qui ont le plus fait la une des journaux ont éclaté dans de grandes villes comme New York, Philadelphie, Los Angeles, Denver, Seattle et Chicago. Ces explosions sont plus importantes, plus conflictuelles et, d’une certaine manière, plus dynamiques, ce qui en fait un excellent matériel pour les caméras de télévision. Allumez CNN ou Fox News, et c’est probablement ce que vous verrez.

Mais les manifestations se sont étendues bien au-delà des points chauds urbains habituels pour atteindre tous les États. À titre de comparaison, il y a eu bien plus de manifestations que lors de la Marche des femmes en janvier 2017, où l’on estime que 4,2 millions de personnes sont descendues dans les rues de plus de 400 villes. Les manifestations d’aujourd’hui ont lieu dans des villes situées dans des États périphériques : Boise (Idaho), Portland (Maine), Sioux Falls (Dakota du Sud). Mais il y a également eu des manifestations dans les petites villes, les banlieues et même à la campagne.

La plupart des manifestations en dehors des métropoles ont eu tendance à être assez tranquilles, mais les rues principales des banlieues et des petites villes ont également connu leurs épisodes de pillage. Si l’on considère l’histoire de la suburbanisation américaine – indispensable à la stratégie des capitalistes et des gestionnaires de l’État pour décomposer le bloc de la classe ouvrière du New Deal, pour assembler un électorat de Blancs sédentaires et revanchards – l’éruption de milliers de manifestants dans des comtés comme Nassau et Orange est remarquable. Et si les gens ne participent pas tous aux rassemblements de masse, ils expriment leur soutien de différentes manières. En se promenant dans les banlieues, certains d’entre nous ont vu un ou deux signes laissés devant l’entrée d’un quartier isolé. Un groupe d’adolescents souriants agitant des affiches BLM sur la rue principale d’une petite ville. Des voisins discutant du racisme lors de leur promenade matinale.

Cette diffusion est vraiment remarquable et témoigne d’un niveau de sympathie du public pour ce genre de mouvements beaucoup plus élevé que ce que nous avons vu auparavant, la plupart des Américains soutenant en fait les manifestations. Mais nous devons veiller à ne pas homogénéiser ces expériences. Les villes ne sont pas les banlieues, et les banlieues elles-mêmes sont très différentes les unes des autres.

Ce qui se passe, c’est une sorte de subjectivation inégale. Dans certaines grandes villes, des dizaines de milliers de personnes goûtent le doux fruit de la lutte collective, absorbent l’énergie enivrante de l’unité, ou apprennent à prendre des risques ou à improviser des tactiques ensemble. Ils font l’expérience sensible de leur propre pouvoir. C’est un processus unique qui changera leur vie à jamais.

Dans une certaine mesure, cela se produit ailleurs, y compris dans certaines banlieues, mais de manière très différente. Brandir une pancarte avec un copain à un carrefour dans une ville majoritairement conservatrice est certainement une forme d’activisme, mais cela ne permet pas le même genre de subjectivation que celle qui se produit en évitant des lignes de flics pour défoncer un magasin de luxe avec des inconnus que vous avez rencontrés il y a seulement une demi-heure, mais que vous considérez maintenant comme vos camarades.

Si, dans les villes, même les passants ne peuvent s’empêcher d’être entraînés dans le chaos, touchés d’une manière ou d’une autre par les panaches de gaz lacrymogènes, la fumée des incendies ou l’exubérance des manifestants qui courent dans votre rue, dans les banlieues, il est parfaitement possible de se déplacer en voiture sans jamais savoir que des émeutes se déroulent dans tout le pays.

Et si vous allumiez la télévision pour découvrir que les gens bougent à nouveau, l’image que vous obtiendriez serait fortement médiatisée. Les images que vous verriez ne seraient probablement pas celles d’émeutes se déroulant dans la ville voisine, mais celles de grandes villes lointaines. La couverture serait très sensationnelle, avec des plans sans fin d’une seule voiture en feu. Et le récit serait incroyablement faussé, avec des histoires d’agitateurs extérieurs, de pillages insensés, etc.

Bien sûr, cela aussi peut conduire à une sorte de bifurcation dans un processus de formation subjective. Les vidéos de violences policières devenant virales sur les réseaux sociaux, ou la vue de milliers de personnes prenant position pourraient changer votre vision du monde, vous incitant à agir. Mais là encore, il s’agit d’un cheminement très différent de celui qui consiste à se retrouver jeté dans une foule de manifestants qui risquent leur vie pour changer le monde.

Il y a aussi le fait très réel que pour des milliers d’autres Américains, les événements les entraînent dans la direction exactement opposée. Il y a de nombreux rapports provenant de banlieues majoritairement blanches, à quelques kilomètres des grandes villes, remplies d’habitants qui pensent que le meurtre de George Floyd était justifié, et qui s’accrochent à Trump comme leur sauveur contre les hordes de pilleurs noirs et bruns qui viennent brûler leurs maisons. Beaucoup n’ont aucune idée que les villes ont été transformées en états policiers virtuels remplis de gaz lacrymogènes, de tanks, de couvre-feux et de cellules de prison débordantes. Et si c’est le cas, ils l’approuvent. Ces émeutes les ont certainement politisés, mais en les rendant d’autant plus désireux de voter pour Donald Trump en novembre, ou de prendre un fusil d’assaut pour stopper les manifestants. De son perchoir à la Maison Blanche, Trump s’est orienté vers une telle position, menaçant de qualifier les antifascistes d’organisation terroriste locale. Si vous visitez le site web de sa réélection, un popup s’ouvrira : « Soutenez le président Trump contre Antifa ! » Nous laisserons aux experts le soin d’expliquer par syllogisme ce que cela signifie pour le président Trump.

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En d’autres termes, cette vague de lutte a politisé des millions d’Américains, mais elle l’a fait de différentes manières. L’une des tâches à venir sera d’articuler ce type de subjectivation potentielle inégale. La révolution ne peut pas être un phénomène purement urbain, et il y a toujours le risque que les luttes avancées des villes se retrouvent prises en embuscade par les banlieues et la campagne environnantes. En fait, cela semble être la stratégie de Trump en ce moment. Mais heureusement, cette vague a montré qu’il existe en fait de véritables étincelles de vie politique radicale en dehors des centres urbains classiques. Le mouvement de grèves qui a touché des États typiquement conservateurs en 2018 en a été une expression critique, comme le sont à nouveau ces manifestations. La carte politique n’est pas seulement constituée de quelques points de bleu démocrate dans des villes entourées d’une mer sans espoir de rouge républicain. Il y a une réelle chance de faire passer le pays tout entier dans une nuance plus profonde de cramoisi.

En quoi ce mouvement est-il différent du cycle précédent de 2014-15, en termes de discours, de participation multiraciale, de revendications ?

Comme pour Ferguson en 2014 – qui a déclenché une série de luttes, notamment les émeutes de Baltimore en 2015 – cette nouvelle lutte est née d’une rébellion spontanée qui a pris la forme de pillages, de destruction de biens et d’affrontements directs avec la police. Il est important de souligner ce point en opposition avec le discours dominant de « l’agitateur extérieur », qui implique souvent que les agitateurs extérieurs sont blancs. En fait, il n’y aurait pas eu de mouvement Black Lives Matter sans les émeutes de Ferguson. Et nous n’aurions pas aujourd’hui une rébellion sociale sans précédent dans tout le pays sans les émeutes de Minneapolis. Il existe également des courants d’organisation antérieurs dont il faut tenir compte pour comprendre toute l’ampleur du soulèvement.

Pour de nombreux militants des villes jumelles – Minneapolis, la grande ville, et St. Paul, la petite capitale – la Convention nationale républicaine de 2008 a été un événement clé. Elle a déclenché d’énormes protestations, l’infiltration de groupes d’activistes par le FBI et des arrestations massives de manifestants. Mais les villes jumelles ont également été le théâtre de luttes antiracistes contre la brutalité policière, notamment après les meurtres de Jamar Clark en 2015 et de Philando Castile en 2016. Ces luttes n’ont pas été purement spontanées ; elles ont prospéré en partie grâce aux réseaux denses d’organisations de travailleurs immigrés et de groupes de gauche radicale des Twin Cities. Il convient également de noter que la démocrate socialiste Ilhan Omar a été élue à la Chambre des représentants des États-Unis dans le district qui englobe Minneapolis.

Une différence majeure avec 2014-15, cependant, est la rapidité avec laquelle la lutte s’est étendue au-delà de Minneapolis, se propageant comme un feu de forêt à l’ensemble du pays. De nombreuses manifestations aujourd’hui ont un caractère clairement multiracial, et le militantisme ainsi que l’hostilité ouverte envers la police semblent nettement plus répandus qu’en 2014-15. Comme lors de ce soulèvement, les Noirs ont tendance à assumer des rôles de direction informels ou formels ; dans les actions plus militantes, cette dynamique a donné lieu à des relations de travail assez efficaces ; dans d’autres contextes, les récits démobilisateurs et distanciateurs autour de la notion d’« allié », avec la distinction nette qui en découle entre les organisateurs ou participants noirs et les « partisans » blancs ou non noirs, ont une fois de plus été mis en avant. Dans l’ensemble, cependant, la lutte contre la suprématie blanche est de plus en plus souvent présentée comme étant plus qu’une question de comportement interpersonnel, nécessitant une lutte difficile contre ses bases institutionnelles, en particulier la police et les prisons.

Il est également important de noter que la composition de la plupart des manifestations en termes d’âge a été extrêmement jeune. Cela est bien sûr dû en partie aux risques plus importants pour les personnes âgées de se rassembler en public dans le contexte de la pandémie de Covid-19. De nombreux manifestants sont des lycéens et des personnes d’une vingtaine d’années : ces militants appartiennent pour la plupart à une génération qui a grandi sous Obama, une génération sans illusions, par contraste avec les militants aujourd’hui âgés de 30 et 40 ans, qui avaient été assez âgés pour voter pour Obama en 2008 et qui ont vécu leur propre processus de désillusion. Cette jeune génération semble très méfiante à l’égard du fait que les ajustements cosmétiques de la police qui étaient en vogue en 2014-15 – caméras corporelles, formation à la sensibilité et aux préjugés, etc. – puissent faire le moindre bien. Ils ont été les témoins directs de la manière dont les demandes de réforme de la police ces dernières années ont en fait propulsé la croissance de la police, tant en termes de budget que de portée.

Quel est le rôle de la politique abolitionniste dans ce mouvement ?

Le retour au mouvement des « leaders communautaires », des libéraux et des figures noires de l’establishment a été quelque peu tardif, après des jours de colère et de frustration de la base. La situation – mouvante – est désormais caractérisée par des escarmouches litigieuses autour des revendications. Campaign Zero et Eight Can’t Wait, menés par ceux qui sont peut-être les plus flagrants des leaders opportunistes du dernier cycle, ont tenté de se mettre en avant, au même titre que des fractions importantes du Parti démocrate et de l’establishment des entreprises, pour faire pression en faveur d’un ensemble de « réformes de la police » qui, selon eux, réduiraient le nombre de décès de 72 %. Mais dans la plupart des grandes villes, c’est-à-dire les lieux où ces soulèvements ont été vraiment importants, ces réformes sont, dans leur grande majorité, déjà en place depuis des décennies. Elles n’ont freiné ni la létalité des appareils répressifs ni leur pouvoir.

Un pôle alternatif, qui prend de l’ampleur dans l’ensemble du mouvement et même parmi les forces modestement progressistes au sein du gouvernement, implique l’appel au dé-financement de la police (defund the police), parfois rejoint par un appel au désarmement et à la dissolution des forces de police. Avec l’annonce récente par le conseil municipal du Minnesota de son intention de « démanteler » son service de police, et d’autres villes comme Los Angeles qui refusent (de façon dérisoire mais très médiatisée) de financer la police, cette demande semble être entrée dans le courant dominant de manière surprenante. Bien qu’il s’agisse de changements passionnants, la relation entre cette demande de dé-financement et le projet plus large d’abolition de la police et des prisons reste une question ouverte.

Cet ensemble de luttes a permis de déterminer comment une politique abolitionniste peut remettre en question l’un des piliers fondamentaux de la suprématie blanche et de l’État capitaliste : l’appareil répressif de la police et du système de justice pénale, sur lequel se sont articulées toute une série de stratégies de la classe dominante au cours du dernier demi-siècle. Elles ont également mis en évidence un ensemble de pratiques sociales positives, qui contribuent à donner corps à un pouvoir politique d’un nouveau type, fondé sur l’auto-organisation des masses. Comme cela a été le cas à plusieurs reprises dans l’histoire des luttes de classe insurrectionnelles aux États-Unis, les soulèvements de la base ont conduit à des expériences politiques radicales dont la forme finale reste à déterminer.

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Une entraide organisée a vu le jour sur les sites du mouvement dans tout le pays. Dans des endroits comme Seattle, Minneapolis, New York, Los Angeles et Washington, les gens se sont organisés pour fournir des soins médicaux, de la nourriture, de l’eau, des moyens de transport et même un abri pour se cacher de la police pendant leurs attaques les plus brutales. La liste des efforts concrets en cours à Minneapolis, des campagnes massives de collecte de nourriture à la reconversion des hôtels en logements pour les sans-abris, est stupéfiante, et elle montre à quel point le mouvement s’oriente vers les classes populaires. Partout dans le pays, de nouvelles formations pour la sécurité et la défense communes, armées ou non, voient le jour.

Même si tous les contributeurs ne sont pas explicitement anticapitalistes dans leur réflexion, ces initiatives semblent comprendre organiquement qu’un système au-delà du capitalisme est nécessaire au mouvement abolitionniste. Les gens peuvent être responsables de se fournir les uns les autres en produits de première nécessité et, à plus grande échelle, ce type d’action pourrait supprimer les conditions qui permettent aux services de police et aux prisons d’être des éléments structurants de la société – comme Ruth Wilson Gilmore l’a continuellement exprimé.

Il sera crucial de mettre l’accent sur cette autre dimension dans les mois à venir, compte tenu de l’évolution rapide de l’équilibre des forces politiques. Les événements récents montrent à quel point ces nouveaux types d’institutions seront décisifs si nous cherchons à abolir la relation de domination inscrite dans le pouvoir même de la police plutôt que dans ses départements particuliers. Si nous voulons que des millions de gens ordinaires s’identifient à l’abolition en tant que projet, ils devront être des agents actifs du « nous » – les organisations de masse, les institutions et les luttes – qui « nous protège ».

Comment cette explosion sociale peut-elle aboutir au développement d’une direction politique autonome ?

Comme à chaque rébellion, une nouvelle génération de leaders militants est en train de se créer. Nous ne connaissons pas encore tous les nouveaux acteurs politiques sur la scène publique, mais certains des plus visibles sont des adolescents. Certains ont repris les appels à la « protestation pacifique », impliquant une coordination avec la police. Certains de ces jeunes leaders sont issus des quartiers populaires noirs, mais leur statut a été en partie cultivé par les démocrates locaux « progressistes » qui ont pris soin de les rencontrer régulièrement et de les présenter aux flics. Cette nouvelle strate a été mise à l’épreuve, en ligne comme dans la rue, mais elle a continué à organiser des manifestations et à drainer des partisans. Des équipes d’abolitionnistes de longue date prévoient maintenant de dramatiser le fossé entre l’approche de ces nouveaux groupes et l’esprit anti-policier du mouvement en général.

Sans une direction politique radicale émergeant des manifestations, il y a un risque que la répression de l’État écrase la gauche et les ailes insubordonnées du mouvement tandis que les libéraux, les opportunistes, les associations et les gestionnaires avisés de l’État absorbent les énergies de la rébellion. Une stratégie de subsomption politique est déjà en cours, au-delà de l’appareil répressif, pour intégrer les revendications et alimenter la croissance de l’État. Ce genre de dynamique est loin d’être une nouveauté : en fait, elle a caractérisé tous les cycles de rébellion sociale déclenchés par les mouvements sociaux antiracistes au cours des cinquante dernières années, remontant au moins à la guerre contre la pauvreté (War on poverty) et à la guerre contre la criminalité (War on crime), en tant que réponses jumelles au mouvement des droits civils et à la montée du pouvoir noir (black power). Plus récemment, nous avons vu comment la colère qui a éclaté à Ferguson et à Baltimore a été partiellement canalisée vers des perspectives réformistes par l’intervention d’énormes fondations, du secteur associatif, d’élus progressistes et d’églises libérales. Aujourd’hui, nous ne sommes témoins que de l’exemple le plus récent de cette stratégie.

L’ancien président Barack Obama et le révérend Al Sharpton ont appelé à une réforme de la police et donnent des indications aux administrations locales pour qu’elles lancent des processus de réforme partielle et superficielle de la police locale, afin d’apprivoiser et de normaliser la rébellion. Mais nous ne devons pas supposer que tout sera directement coopté. Prenez la réponse du mouvement à Muriel Bowser, maire de Washington, qui a fait un spectacle en faisant peindre « Black Lives Matter » dans la rue menant à la Maison Blanche, et en baptisant une place en l’honneur de BLM. Les militants locaux ont rapidement réagi avec leur propre graffiti – « Defund the Police » – sachant très bien que ce même maire préconise d’augmenter le budget de la police et de construire de nouvelles prisons, et que D.C. (qui s’étend bien au-delà de Capitol Hill) emploie plus de policiers par habitant que toute autre ville du pays. Il faut donc donner du crédit aux gens – ils ne se laisseront pas si facilement duper.

Néanmoins, dans ce contexte, il est absolument essentiel que le mouvement parvienne à développer des espaces autonomes d’auto-organisation et de prise de décision d’où pourra émerger un leadership radicalisé. Pour l’instant, la structure du mouvement tend à être rhizomatique. Ce n’est pas une lacune en soi ; au contraire, ces dernières semaines, c’est ce qui a rendu les manifestations imprévisibles et rétives au contrôle. Cependant, les efforts concertés des establishments libéraux et centristes pour apprivoiser la rébellion, et la nécessité de se préparer à l’autodéfense en cas de vague de répression brutale, exigeraient un saut qualitatif : la capacité de créer à partir de la base des formes de coordination efficace, des moments d’unité d’action, et une prolifération d’organes délibératifs et organisateurs émergeant de la lutte elle-même. Il ne s’agit pas seulement d’une question de coordination tactique de la lutte, il s’agit surtout d’ouvrir une discussion stratégique plus que nécessaire au sein du mouvement. Les choses vont très vite, mais nous nous attendons à voir davantage de pas dans cette direction au cours des prochains jours.

Ces réponses ont été rédigées le 10 juin 2020.

  1. Littéralement « la fuite des blancs », ce terme désigne le déplacement des populations blanches américaines, des quartiers populaires des grandes agglomérations métropolitaines vers des zones périphériques plus reculées.