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Où va le Brésil ? 50 millions d’électeurs y ont soutenu, au premier tour, le candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro, arrivé largement en tête avec 46 % des voix, dans le cadre d’une campagne marquée par sa violence verbale et la diffusion massive de fausses informations. « Ce n’est pas seulement un vote lié à la désinformation, ni uniquement un vote de colère et de rejet, c’est aussi un vote d’adhésion à un discours ultra-conservateur qui vise à rétablir les hiérarchies sociales », analyse l’historienne Maud Chirio, spécialiste du Brésil, qui entrevoit un avenir sombre pour le pays et les 97 millions de Brésiliens qui n’ont pas voté pour l’extrême-droite. Entretien.
Basta ! : Des électeurs de Jair Bolsonaro, arrivé largement en tête au premier tour de la présidentielle brésilienne ce 7 octobre, contestent l’étiquette « extrême-droite » apposée ici, en Europe, à leur candidat. Qu’en pensez-vous ?
Maud Chirio [1] : Il n’y a aucun doute, Bolsonaro est très clairement d’extrême-droite, avec même une certaine tonalité fascisante. Cette difficulté à le reconnaître s’explique par le fait que les termes « droite » et « extrême-droite » n’ont quasiment jamais été revendiqués sur la scène politique brésilienne. Ces étiquettes étaient discréditées depuis la transition démocratique et le rétablissement du pouvoir civil à la fin de la dictature militaire, il y a trente ans. Même le régime militaire était peu enclin à utiliser le qualificatif de droite, car la junte prétendait ne pas être politique. Cela ne fait que quelques années que des citoyens se sont ré-appropriés ce mot. Avant, ils préféraient les termes de « patriote », « nationaliste » ou « chrétien », en référence à la défense de certaines valeurs morales.
De quelle manière les rumeurs, mensonges, intox et autres fausses nouvelles ont-elles influencé la campagne ?
C’est le mode de fonctionnement des nouvelles droites. Le militantisme par les réseaux sociaux est devenu un élément déterminant des campagnes politiques au Brésil depuis 2014. Le récit propagé par ces fausses nouvelles s’attaque à la gauche : celle-ci serait « communiste » et « révolutionnaire » ; elle mènerait la société vers la dépravation morale et anti-chrétienne ; et ce récit prend prétexte des scandales politico-financiers qui frappent l’ensemble de la classe politique pour dire que la gauche serait intégralement corrompue. L’usage de ces fausses nouvelles a été croissant, leur diffusion a été multipliée par 100 durant les quatre derniers mois de campagne. La dernière semaine, nous avons recensé entre 4000 et 10 000 intox. La veille du scrutin, de fausses déclarations de pasteurs qui prétendaient soutenir Bolsonaro ont circulé. Le lendemain des massives manifestations de femmes contre Bolsonaro, le 29 septembre, des intox ont été diffusées prétendant que ces rassemblements s’étaient mués en orgie sexuelle. Des montage photos montrent Fernando Haddad, le candidat du PT [Parti des travailleurs, gauche], et ancien ministre de l’Éducation, distribuant des livres érotiques à des enfants dans des écoles. D’autres montages montrent sa colistière, Manuela d’Ávila, avec des tatouages de Marx, Lénine et Che Guevara, ou l’agresseur de Bolsonaro [poignardé à l’abdomen le 6 septembre lors d’une apparition publique, ndlr] aux côtés de Lula et des dirigeants du PT.
On sait que l’ancien directeur de campagne de Trump, Steve Bannon, a apporté son appui logistique et technique à la campagne de Bolsonaro. Il faudra étudier plus précisément l’influence de la « droite alternative » états-unienne sur l’élection brésilienne. Pour les médias traditionnels, il est très difficile de contrer plusieurs milliers de fausses nouvelles par semaine. D’autant quand plusieurs grands médias, comme Globo, sont eux-mêmes traversés de tensions très visibles, avec des reportages contradictoires. Les grands médias n’ont pas adopté une position uniforme de rejet de l’extrême-droite. Le puissant groupe média évangélique, TV Record, lui a même apporté son soutien.
En Europe, plus on est diplômé, moins on a tendance à voter pour les droites extrêmes, en tout cas pour le moment. Au Brésil, c’est le contraire. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Il existe plusieurs votes Bolsonaro. Ce n’est pas seulement un vote lié à la désinformation, ni uniquement un vote de colère et de rejet, lié à la crise et à la désespérance sociale comme on peut le voir avec les votes populistes en Europe. C’est aussi un vote d’adhésion à un discours ultra-conservateur qui vise à rétablir les hiérarchies sociales de domination entre riches et pauvres, entre hommes et femmes, entre chrétiens et non chrétiens. C’est un vote qui veut en finir avec les politiques dynamiques d’inclusion sociale mises en place sous Lula, un vote marqué par un très fort conservatisme social.
Pour les catégories aisées qui ont voté Bolsonaro, il n’est plus possible de voir tous ces gens venus de classes « inférieures » accéder à l’université. Pour elles, les seuls qui peuvent suivre des études supérieures au Brésil, ce qui coûte cher, ce sont les riches. Autre exemple : la mesure qui a fait entrer les employés de maison – qui sont 8 millions dans le pays – dans le code du travail a suscité une rancœur terrible parmi ces catégories aisées. Quant au vote pauvre pour Bolsonaro, il est souvent influencé par les évangéliques qui prônent un certain ordre moral. C’est donc un vote marqué par une profonde hostilité à l’encontre de toute transformation sociale qui remettrait en cause les hiérarchies traditionnelles.
Que se produira-t-il si Bolsonaro est élu, au soir du 28 octobre ?
Si Bolsonaro est élu, ce qui est très probable, cela aura d’abord pour conséquence de libérer la violence sociale et politique de ceux qui lui ont accordé son soutien. Il risque d’y avoir des lynchages de personnes homosexuelles, des assassinats politiques. On peut craindre que cette violence ne soit pas réprimée par l’État puisqu’elle sera perpétrée par des partisans du nouveau président. C’est la première fois, au Brésil, qu’il existe une force militante, bénévole et convaincue derrière Bolsonaro.
Ensuite, pendant la première année de mandat, après son investiture à Brasilia en janvier 2019, on peut s’attendre à une dérive autoritaire du pouvoir, avec des mesures qui restreindront l’État de droit, qui permettront de réprimer le syndicalisme ou le militantisme de gauche. Le colistier de Bolsonaro, le général de réserve Hamilton Mourão, qui en cas de victoire deviendra vice-président, propose d’ailleurs un changement de constitution, sans passer par une assemblée constituante. Cette fin de l’État de droit pourra difficilement être empêchée par la communauté internationale, car Bolsonaro souhaite que le Brésil sorte de l’Organisation des Nations Unies, considérée comme « droit de l’hommiste », voire « communiste », car défendant les communautés minoritaires.
Enfin, une forte répression d’État ciblera la gauche, en particulier le PT, considéré comme un ennemi intérieur. Les violences policières dans les quartiers pauvres risquent d’augmenter, Bolsonaro ayant déclaré qu’il fallait y exiger la reddition des « bandits » et, dans le cas contraire, ne pas hésiter à mitrailler par les airs ces quartiers [ce qui s’est déjà produit en juin 2018, lire notre article, ndlr]. Au-delà des politiques économiques néolibérales qui vont être dures, ce sera un régime très décomplexé sur le recours à la violence et à la répression. Celles-ci seront revendiquées. Nous assistons en direct à la fascisation du Brésil.
Recueilli par Ivan du Roy
Photo : CC Mídia Ninja
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