Ne demeurons pas à genoux cependant que le roi est nu

Retour sur les images de Mantes-la-Jolie à l’aune des concepts d’exception et de vie nue

14 décembre 2018

On nous dit, d’une part, que la lutte recule. On note, d’autre part, que le pouvoir est nu.

Et le fait est que ce dernier revêt ces jours-ci des oripeaux qu’on ne lui pensait plus nécessaires. À trop avoir tenté, ou voulu tenter, de subsumer les mécanismes de l’économie sous la triade catégorielle des sociétés de contrôle, du Spectacle et de consommation, on a fini par oublier ce sur quoi se fondait l’agencement qui fournit à celles-ci leurs conditions de possibilité. Maintenant que ces modes pacifiés de gouvernementalité s’ébranlent et menacent de s’effondrer sous le poids de l’appauvrissant appareillement qu’ils ont savamment orchestré, force est de constater que la police, lorsqu’elle est expulsée des corps, au moins momentanément et sans doute partiellement, recouvre sa forme la moins polie, c’est-à-dire la plus crasse : son uni-forme.

C’est au nom de cette forme et de l’ordre qu’elle protège que des lycéens agenouillés dans la boue quatre heures durant ont été filmés par l’un de leurs tortionnaires en uniforme, au cours de ce qui ressemblait fortement à un rituel d’humiliation policière où leurs vies, temporairement confisquées, ne gardaient leur valeur qu’en vertu de la décision de ceux qui les maltraitaient ainsi. Il y a néanmoins quelque chose d’étonnant à ce que tant de bonnes âmes, habituellement peu promptes à s’enquérir des sempiternels dérapages du maintien de l’ordre vulgairement dépolitisés en « bavures », se soient émues devant ces images. Après tout, ce genre de procédé d’interpellation est monnaie courante pour ces jeunes dont on dit souvent de manière éhontée qu’ils viennent des « quartiers. » Et, parmi ces quelques 151 gamins de Mantes-la-Jolie, il n’est pas improbable que certains aient déjà eu affaire à de tels comportements face à des flics sans que personne ne daigne s’en indigner. Pourtant, ces mêmes images furent, pour beaucoup, éminemment insupportables et évidemment insoutenables, cela bien davantage que les mille blessures et autres mutilations dont s’alimentent présentement nos fils d’actualité.

L’explication la plus immédiate de ces réactions épidermiques consisterait à dire que ces actes avaient rarement été filmés, que jamais ils n’avaient aussi largement circulé. On a de quoi en douter, et quand bien même, on ne saurait s’en tenir à cela sauf à omettre de remarquer que c’est leur caractère effrontément exceptionnel et profondément arbitraire qui les rend si détestables. Exceptionnel non seulement parce que cette scène et l’intensité répressive qu’elle contient semblent inédites, mais également et avant tout parce qu’elles révèlent et relèvent d’un moment où l’État de droit (matérialisé par la police) s’est confondu et dissous dans un état de fait au sein duquel sa survie dépend de l’instauration d’un état d’exception. Arbitraire non seulement parce que cette situation désactive les corps au point que ceux qui les briment peuvent en jouir entièrement selon leur bon vouloir (« voilà une classe qui se tient sage », clame un policier dans la vidéo la plus virale), mais aussi et plus spécifiquement parce que c’est l’occasion pour le pouvoir de rappeler à l’ordre chacun de ceux qui se croient en mesure de s’extirper de ses rets.

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Dès lors qu’on s’immisce au-delà de l’indignation instantanée, le choc que nous procure cette scène est celui dont a besoin tout ordre aspirant un tant soit peu à être légitime : dans l’exercice effectif de cette possibilité qu’il a de se saisir intégralement de nos vies et de les étouffer dans la poussière ou dans la boue de ses combines les plus abjectes, le pouvoir montre à tous qu’ en dernière instance, il n’a de légitimité que la force dont l’État est à la fois une captation juridique – donc fictive – et un relais monopolistique – donc brutal. C’est pourquoi ces images nous choquent autant : elles nous ramènent à ce que l’on est tous en puissance, aussi longtemps qu’on se tient sous son joug. C’est pourquoi, également, une grande part de la classe politique et bien des éditorialistes ne s’en sont pas formalisés. Ségolène Royal en est assurément l’exemple le plus patent : en affirmant que cet épisode ferait à ces lycéens « un souvenir », elle a clarifié son slogan usité qui vantait autrefois l’« ordre juste » en démontrant qu’il était tout à fait réversible en « juste l’ordre. » Pascal le disait déjà avec cette lucidité cynique et détestable qu’on lui connaît : « ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »

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Par conséquent, c’est à l’inanité potentielle de nos vies que nous confrontent ces images et leur insanité. Mieux que n’importe quel « rappel à la loi », elles sont pour nous un paradigme, au sens où elles illustrent et actualisent le dénuement latent qui n’en finit pas de nous assujettir au souverain. Elles marquent ce par quoi la loi peut, partout (en l’état dans une arrière-cour) et continûment (en l’espèce pendant quatre heures), s’abolir elle-même afin de sauver l’appareil de pouvoir sans lequel elle ne saurait être appliquée. L’essence de l’exception n’en apparaît que plus saillante : elle nécessite une exclusion temporaire des vies qui s’y soustraient pour parvenir à l’inclusion permanente de toute vie au sein d’un ordre dont elle feint de maintenir la paix. Giorgio Agamben a raison quand il dit de l’exception qu’elle est cette force-de-loi sans loi par laquelle la violence au fondement du droit et le droit qui fonde la violence deviennent respectivement indiscernables. « Une fois exclue toute possibilité d’un état d’exception fictif, dans lequel exception et cas normal sont distincts dans le temps et dans le lieu, effectif est maintenant l’état d’exception où nous vivons et qui est absolument indécidable par rapport à la règle. Toute fiction d’un lien entre violence et droit a ici disparu : il n’y a qu’une zone d’anomie où agit une violence sans la moindre apparence juridique. »

Or il faut ajouter à son analyse l’observation suivante : cette zone aveugle du droit ayant été en partie déplacée dans la loi depuis 2017, de semblables dérives paraissent assez logique dans la mesure où, finalement et fatalement, l’état d’urgence rendu caduc est devenu simultanément état de droit et état de fait. Si bien que cette scène n’est autre que le dévoilement d’une dynamique toujours-déjà à l’œuvre dans la gouvernementalité contemporaine ; elle est l’inscription de la règle dans les corps. Inscription tenue par une police qui, en situation, se transforme en clan, voire en milice autonome en tant qu’elle détient entre ses mains la force transcendantale inoculée par la règle tout en la matérialisant de la façon la plus immanente qui soit. On objectera raisonnablement que cette scène sur laquelle on glose est à réinsérer dans un contexte où la gestion militarisée des populations dans les zones urbaines périphériques fleure bon le néo-colonialisme et sous-tend une police dont les pratiques institutionnelles sont foncièrement racistes ; il suffirait toutefois d’opérer la généalogie des dispositifs d’exception pour en repérer l’origine coloniale sans que leur caractère totalisant ne s’en trouve dénié pour autant.

Reste donc que ces images nous confèrent une expérience-limite où notre mise à nu virtuelle s’affirme comme un mode de gouvernement parallèlement limite, au creux duquel le pouvoir acquiert sa légitimité dans l’anéantissement qu’il promet tendanciellement à tous. Dans Signatura rerum, Giorgio Agamben écrit ainsi qu’un cas devient paradigmatique lorsqu’il « suspend et en même temps expose son appartenance à l’ensemble, de sorte qu’il n’est jamais possible de séparer en lui exemplarité et singularité. » Comment ne pas déceler dans cette scène la vérité de la pièce que joue et cherche à nous faire jouer le pouvoir en tâchant de sceller tout ce qui tend à le délier ? Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, ni le résultat d’une panique ou de quelque entaille en son cœur, si la vidéo a fuité depuis ses propres entrailles : c’est plutôt un signe qu’il nous envoie sous l’apparence immonde de ce court (mais déjà trop long) film policier.

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Mais comment ne pas voir en même temps qu’un pouvoir réduit à faire de quelques lycéens de banlieue ni plus ni moins que des ennemis qu’il s’agit de neutraliser sans la moindre indulgence ne vaut lui-même plus rien ? Comment ne pas reconnaître qu’un état de choses où le mensonge est devenu la seule arme dont se repaissent ceux qui le tiennent est un état de choses qui s’ébranle ? Comment ne pas admettre qu’un président qui ne peut plus sortir de son palais sans s’exposer à la fureur de ses administrés est un président d’ores et déjà destitué – un roi nu ? Dépassé par les événements, dont il faut bien avouer que nul ne les a vu venir, ce pouvoir ne tient plus qu’en se délestant de ce qui le rend habituellement si naturel. Excédé par cette misère qui sort tout à coup du territoire dans lequel on l’avait endiguée, il n’a plus pour solution que le choix de la spirale répressive, dût-il dépêcher quelques tanks à cette fin. En quête de son propre fondement, si ce n’est de sa refondation autoritaire, voilà que le pouvoir est désormais pris d’un vertige qui lui confisque ses certitudes et le confine à l’inquiétude.

Cependant, si on lui prête de plus en plus des caractéristiques qui le rendent comparable au fascisme, on oublie là un point essentiel. Indéniablement, une majorité de la classe politique y semble prête, et les propos de Ségolène Royal rapportés ci-avant achèvent de nous en convaincre. De même, l’allocution présidentielle de ce lundi tente sans réserve de reterritorialiser les colères dans des problématiques migratoires créées de toutes pièces et brandies à dessein en vue de battre en brèche toute aspiration contestataire. Par surcroît, l’appareil de répression dont nous décrivons certains mécanismes est engagé depuis belle lurette dans un processus autoritaire grâce auquel il participe d’une stratégie généralisée de contournement de la démocratie. Mais rien de tout cela n’est exactement neuf, et l’on ne peut en déduire que ces phénomènes manifestent l’avènement d’un fascisme clos. Ils sont bien davantage l’indice d’une résurgence de l’ordre originaire sur lequel se stratifie tout État de droit.

Avec ce qu’on nomme souvent « néo-libéralisme », on a trop vite cru pouvoir écarter les analyses classiques qui partent de l’État souverain pour rendre compte de la manière dont un ordre est susceptible de se maintenir, tant on voyait dans la multiplication de dispositifs une nouvelle incarnation d’un pouvoir alors supposé circulant. Contredire l’effectivité (et l’efficacité) de ces dispositifs serait une erreur ridicule ; les rendre exclusifs de toute autre forme d’autorité n’en est pas moins un impensé. Une aporie, même, qui engendre aujourd’hui l’inflation d’expressions faussement oxymoriques censées qualifier les aspects apparemment paradoxaux que revêtent nombre d’États dans le capitalisme avancé : « démocratie illibérale » et « libéralisme autoritaire » tenant la dragée haute à ce sujet. Pourtant, ce que l’on vit n’est autre que ce sur quoi tient l’ordre dit « néo-libéral » qui, précisément, nécessite le recours à un État fort – donc à la force de l’État – pour se maintenir face à ceux qui estiment que sa dynamique les détruit. Plus encore, à mesure qu’il se démet de ses fonctions sociales, l’État en question est contraint de réaccréditer son autorité dans le développement de ses fonctions policières, à leur tour mises au service de cela même qui le démet de ses fonctions sociales. Aussi, la fuite en avant de l’économie n’est pas contraire au renforcement du pouvoir souverain. Et il ne faudrait pas y voir dès maintenant une forme de fascisme, mais plutôt craindre que le fascisme rafle la mise des situations imprévisibles entraînées par ces modes autoritaires de gouvernement.

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Autrement dit, il convient de profiter de la nudité présente du pouvoir tout en se méfiant du fait que le fascisme, s’il n’est pas immédiatement combattu sur le même plan, sera le plus prompt à redonner audit pouvoir son habit d’obscurité. C’est là tout l’intérêt du mouvement en cours, dont les multiplicités sont irréductibles. En effet, il ne tient son unité que du refus plurivoque dont il part. Refus de l’état de choses existant ; et donc refus de l’économie telle que les contraintes dont elle nous accable supplantent les joies qu’elle nous promet ; refus d’un pouvoir arrogant de s’être trop longtemps cru fondé sur autre chose que lui-même, qui se révèle aujourd’hui dans son exercice le plus arbitraire ; refus, en fait, de toute légitimité, de toute représentation, de tout gouvernement, au moins momentanément. Il nous appartient d’en continuer la polarisation autour de ces questions pour mettre en échec toute tentative de récupération de ce soulèvement. « Rien ne nous lie que le refus », disait en 1968 Maurice Blanchot, ajoutant aussitôt que les pratiques fascisantes d’un pouvoir paranoïaque visent à contaminer sa population lors même qu’il constatait qu’elles lui fournissaient dans le même mouvement l’occasion de s’en servir pour mettre au jour la guerre qui nous est perpétuellement menée.

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La profusion spectaculaire des images de la répression doit avoir pour effet de rasseoir la puissance de cette lutte, et les lycéens nous donnent en la matière une bonne leçon. Il faudra néanmoins se méfier de certains réflexes : mimer incessamment la scène de Mantes-la-Jolie est à cet égard une stratégie louable qui peut rapidement se transformer en une faute regrettable. Assurément touchantes et unificatrices, les manifestations qui en font usage reconduisent par ce geste notre dénuement face au pouvoir, c’est-à-dire qu’elles réactivent cela même dont on est actuellement en train de se détacher. Car il serait tout de même assez inconséquent de rester à genoux cependant que le roi est nu. Il va de soi qu’on ne doit pas jalouser son trône pour autant, et simplement en profiter pour faire en sorte que nul ne s’y asseye plus sans craindre d’être souillé.

On nous dit, d’une part, que le monde entier brûle. On note, d’autre part, qu’enfin la vie remue.

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