Alors que la vague néolibérale et néoconservatrice des dernières décennies a contribué à faire disparaître les vieilles formes de luttes sociales opposant le collectivisme des bourgeois privilégiés et actionnaires face à l’armée industrielle, tous les observateurs constatent que l’on assiste à un surprenant retour de la lutte des classes. Mais si celle-ci se généralise par des manifestations de masse à l’échelle de toute la planète « globalisée », elle se déroule le plus souvent selon des schémas inédits qu’il est désormais nécessaire d’analyser et de théoriser. Et les événements en cours en France depuis plus d’un an et qui ont abouti à la plus longue grève de l’histoire des dernières décennies constituent un excellent terrain d’observation.
Car ces nouvelles formes de luttes font apparaître la capacité d’adaptation et d’inventivité du nouveau prolétariat atomisé et précarisé qui a démontré que puisqu’il n’est plus toujours en état de se lancer dans des formes d’affrontements durs et relativement brefs, il doit envisager d’autres formes de lutte, plus étalées et contribuant dans la durée à effriter le bloc jusque là bien bétonné d’un pouvoir déconnecté de la vie réelle et des processus de production réels, et doncenfermé dans ses certitudes et son arrogance.
La Rédaction
Mouvement de masse en France : du choc frontal à la guérilla populaire prolongée
Janvier 2020
Par Bruno Drweski
Coupure de courant touchant une dizaine de communes autour de l’aéroport d’Orly, procès de l’incendie de la préfecture du Puy-en-Velay par des Gilets jaunes renvoyé au terme d’une audience spectaculaire, fermeture du Musée du Louvre devant une masse de touristes, concerts de colère successifs présentés en plein air par l’Opéra de Paris et la Comédie française, chant révolutionnaire et patriotique italien entonné par les grévistes de l’orchestre de Radio France pour empêcher sa directrice de prononcer ses vœux de Bonne Année au personnel, intrusion pacifique mais tonitruante, et par deux fois, de grévistes au siège du « syndicat d’accompagnement » Confédération française démocratique du travail (CFDT)1, d’abord par des militants grévistes de base, dont un délégué du Syndicat Solidaire, Unitaire, Démocratique (SUD), puis, entre autre dans le but de désavouer le communiqué de la direction de la Confédération générale du travail (CGT) critiquant cette action, c’est au tour de militants de base de la CGT de couper le courant et d’entrer dans les locaux de la CFDT, députés du parti du pouvoir et ministres chahutés à l’occasion de leurs cérémonies de vœux, Emmanuel Macron et son épouse forcés de quitter sous les huées la représentation théâtrale à laquelle ils voulaient assister. Ça et de nombreux autres événements baptisés par les médias du régime, publics ou privés, « actions coups de poing » témoignent bien sûr d’une colère qui se radicalise, après plus d’un an de manifestations incessantes et de répressions brutales face à un pouvoir sourd et immobile dans ses choix antisociaux. Après les années de répressions dans les banlieues, après les interdictions des manifestations pour Gaza, après les répressions successives des manifestations du 1er mai, après le refus d’entendre les protestations des manifestants des « nuits debout », des opposants à la loi travail El Khomri et celles des cheminots grévistes de la SNCF, Macron a hérité de ses prédécesseurs d’un « capital de colère » qu’il n’a fait qu’augmenter par la répression du mouvement des Gilets jaunes, de celui des lycéens puis des manifestants du dernier 1er mai et enfin des grévistes et manifestants depuis le 5 décembre 2019.
Mais au-delà de cette radicalisation fort compréhensible car elle n’est que réactive d’abord face à la violence de situation exercée sur la société par le régime dominant puis face à celle des forces de répression2, on doit constater que l’on a vu émerger en France, comme d’ailleurs dans d’autres pays, des formes de lutte nouvelles annonçant sans doute une évolution de la lutte des classes, dont plus personne ne peut désormais nier la résurgence dans de très nombreux pays. Toutefois cette résurgence s’opère dans un contexte différent et avec des méthodes différentes que celles connues depuis la naissance du mouvement ouvrier, dans sa version révolutionnaire comme dans sa version réformiste.
Le pouvoir ne peut pas reculer
Si radicalisation sociale il y a et si les formes de lutte, sans atteindre le degré de réactions violentes à la violence du pouvoir et du patronat de la première période du mouvement ouvrier, deviennent plus fermes que ce que l’on a grosso modoconnu depuis la dernière période des « trente glorieuses » puis celle du reflux des mouvements de gauche sociale et syndicale, c’est parce que le pouvoir ne recule pas. Et s’il ne recule pas, ce n’est pas seulement parce qu’on a affaire à des dirigeants bornés, incultes ou têtus, mais aussi et même surtout parce que les pouvoirs nulle part dans les « démocraties » capitalistes, présidentielles, néolibérales et néoconservatrices ne peuvent plus reculer. Macron ne peut pas reculer sur les retraites, sur le RIC3, sur les minima sociaux, sur les « réformes » destructrices du système de santé, des chemins de fer, de la poste, comme il ne peut pas reprendre le contrôle des évasions fiscales et ne peut éviter d’engager l’argent du contribuable dans des opérations guerrières impérialistes et sans fin en Afrique, en Syrie, en Irak, en Afghanistan ou ailleurs. L’Union européenne a d’ailleurs été créée entre autre pour empêcher tout recul de la part des pouvoirs nationaux désormais placés sous contrôle des réseaux banquiers internationaux, des grosses entreprises supranationales, des gros réseaux d’actionnaires mondialisés, des cercles d’influence, Bilderberg, OCDE, fondations, etc. et de leur gendarme mondial Pentagone-OTAN. Donc la marge de manœuvre d’un de Gaulle pouvant demander à Pompidou de négocier les accords de Grenelle en juin 1968 n’existe plus. Elle n’existe plus pour les raisons formelles qui viennent d’être résumées, mais elle n’existe plus parce que le système mondialisé ne jouit plus des réserves qu’il avait il y a encore une cinquantaine d’années. Le processus de baisse tendancielle des taux de profit s’est généralisé désormais à l’échelle du monde entier avec la fin du camp socialiste et si, à cette époque, ce camp présentait un défi idéologique incontestable, sa force économique de pays sous-développés en situation de rattrapage certes accéléré ne représentait pas une réelle concurrence économique. Aujourd’hui, les mêmes pays, Chine, Russie, mais aussi d’autres en Asie orientale ou même occidentale, ont acquis, en particulier grâce au socialisme, un niveau économique qui fait que leur économie représente désormais un défi pour les puissances occidentales capitalistes essoufflées et donc sans plus de réserves. Dans cette double situation, puissances émergentes et stagnation encore camouflée à l’Ouest, il n’y a plus vraiment de marges de manœuvre, ni à Paris ni à Francfort ni à Londres ni à Washington ni à Wall street et donc ni à Bruxelles. Le patronat ne peut plus jeter aux syndicats réformistes le fameux « grain à moudre » tant espéré par l’ancien chef du syndicat réformiste Force ouvrière (FO), André Bergeron. D’où d’ailleurs l’actuelle radicalisation de FO et le blocage de la CFDT qui n’a de succès que grâce au fait que les répressions antisyndicales dans le secteur privé sont telles qu’être syndicaliste « réformiste » dans de nombreuses entreprises est souvent devenu le seul moyen d’être syndicaliste tout court et de ne pas être licencié.
Le « succès » en termes d’adhérents ou d’élections, succès sur le papier, de la CFDT par rapport aux autres syndicats, n’est que la conséquence de l’immense régression sociale et de l’effondrement du rapport capital/travail âprement négocié au cours des luttes syndicales successives du XXe siècle. Situation qui explique la radicalisation que nous avons signalée plus haut et qui se manifeste aujourd’hui par la plus longue grève en France depuis les années 1980, après un an de mobilisation des Gilets jaunes et plusieurs années d’échecs successifs du mouvement syndical, de ses grèves et manifestations « saute-mouton », et de l’alignement des directions syndicales sur la Commission européenne et son Eurogroupe lié à la Banque centrale européenne. Alignement qui opère par le biais des financements de la Confédération européenne des Syndicats (CES)4dont la seule utilité est de domestiquer les syndicats et de corrompre leurs dirigeants. Dirigeants à qui on n’offre par ailleurs même plus de « grain à moudre », ce qui les placent en fait dans une position d’instabilité permanente et ce qui les use à grande vitesse. Et c’est ce qui explique que les bases syndicales mènent désormais le plus souvent leurs activités sans plus tenir compte des avis de ce qui est censé être une « direction », ce qui donne par ailleurs une seconde jeunesse à la Charte syndicale d’Amiens5. On l’a vu avec le désaveu récent par les grévistes de l’Union nationale des Syndicats autonomes (UNSA) de la RATP (transports parisiens) des directives de leur direction, mais ce phénomène est loin d’être limité à ce syndicat, on le rencontre en fait partout, et cela ne fait que commencer vu, justement, le fait que le pouvoir ne reculera pas car il ne peut tout simplement pas reculer à cause de l’état même de l’économie mondiale dans le cadre d’un système capitaliste arrivé à bout de souffle. Ce qu’avaient anticipé il y a longtemps les théoriciens du mouvement ouvrier est enfin arrivé …à un moment où ce mouvement n’est pas ou plus prêt à proposer une alternative au système dominant.
Dans cette situation, la nature ayant horreur du vide, on voit apparaître ce qui semble être de nouvelles formes de luttes sociales prolongées …dans l’attente de cette fameuse alternative tant attendue. Alternative qui ne pourra faire l’impasse sur la question centrale qui reste celle de la socialisation des moyens de production et d’échange et de la démocratie directe, dans le contexte toutefois de la mondialisation qui impose aujourd’hui une ré-interprétation de l’internationalisme et de son rapport avec le « ici et maintenant » national qui opère, lui aussi, une retour remarqué que tente de canaliser une extrême droite, elle-aussi sans les capacités programmatiques de ses ancêtres spirituels, ce qui ouvre là aussi un espace considérable pour le mouvement des travailleurs qui doit être à la fois internationaliste et patriotique. Porteur d’un patriotisme territorial et politique anti-impérialiste et non pas « identitaire » et ethnique, ce qui correspond exactement et objectivement à ce qui a opéré une renaissance avec le mouvement des Gilets jaunes puis les grèves en cours qui proviennent à la fois des tréfonds de la mémoire révolutionnaire française et de la situation objective des travailleurs marginalisés, immigrés compris.
Opérations « coups de poings » ou guérilla populaire prolongée ?
Ce que les médias appellent des « opérations coups de poings » qu’ils essaient de présenter d’ailleurs comme la preuve de « l’essoufflement » du mouvement de grève n’est en fait pas un phénomène apparu au cours des derniers jours de l’actuel mouvement de grève. Dès la période qui a vu la fin du « pic insurrectionnel » des premières semaines du mouvement des Gilets jaunes, on a assisté à des événements qui pourraient tout aussi bien entrer dans cette catégorie « coups de poings », et que nous préférerons appeler pour notre part des méthodes spontanées de « guérilla populaire prolongée ». En effet, face à la répression féroce du gouvernement après sa « grande peur » de la fin de l’automne 2018, les Gilets jaunes ont inventé toutes sortes de moyens de luttes inédits, manifestations légales ici, manifestations non déclarées là, blocages surprises ici puis là, rassemblements dispersés ici puis regroupements spontanés là, opération dans une localité ou un centre d’achat puis dans une autre, etc. L’inventivité des manifestants, et surtout à force d’expérimentation, celle des noyaux les plus décidés d’entre eux qui se sont formés dans la lutte a été sans limite, tout au long de l’année écoulée. Et c’est avec ce « bagage d’expériences » que les bases syndicales qui avaient souvent soutenu sur le terrain le mouvement des Gilets jaunes, en décalage d’ailleurs avec leurs directions, sont entrées dans la lutte début décembre 2019, sans d’ailleurs trop consulter la chose avec leurs « centrales ». Là encore, la fermeté du pouvoir et la dureté de la répression ont soulevé les hauts le cœur d’une grande partie de la société jusque-là passive, et chacun d’y aller de sa méthode de soutien au mouvement qui recueille bon an mal an l’appui constant d’environ deux tiers de la population, grève quelques jours puis retour au travail puis de nouveau grève, multiples caisses de solidarité, participations à différentes manifestations, et les fameuses opérations « coups de poings ». Et maintenant, alors que la grève s’étend à des secteurs nouveaux tandis que les premiers grévistes qui ont tenu une cinquantaine de jour, en particulier les cheminots et les travailleurs des transports parisiens, passent d’une grève reconductible à des formes de grèves nouvelles, des « temps forts » répétitifs de grèves concentrées sur un, deux ou trois jours, entrecoupés de retours au travail pour assurer son minimum vital.
On peut constater qu’une nouvelle génération de militants de base a émergé. On doit remarquer que cette grève a permis ce que les médias ont hypocritement réclamé tout au long des années écoulées, « l’intégration » des immigrés et post-immigrés. On a effectivement pu constater que si « les banlieues », lycéens mis à part qui ont d’ailleurs payé un lourd tribut à la répression6, n’ont pas vraiment participé, à quelques exceptions notables près au mouvement des Gilets jaunes tout en l’appuyant verbalement, cela s’explique, hormis l’expérience des répressions, par le fait de ne pas avoir voulu permettre à ce mouvement d’être accusé par le pouvoir …d’islamisme …après avoir été accusé d’antisémitisme, de négationnisme, d’homophobie et j’en passe… tant et si bien que des travailleurs post-immigrés se soient joints dans leurs entreprises au mouvement et on a vu apparaître une masse de délégués des comités de grève « issus de l’immigration » à la RATP ou ailleurs, SNCF, Radio France, etc. La lutte des classes renouvelée a permis l’intégration par la lutte, et les accusations d’« islamo-syndicalisme » qu’on a tenté de lancer sans succès en haut lieu, pour loufoques qu’elles soient, correspondent à une certaine réalité qui n’est pas « religieuse » mais qui a permis à ceux désignés jusque-là sur la base de leur « apparence religieuse » (sic!) de pleinement s’intégrer dans le mouvement de la classe des travailleurs de France, et par cela même dans la société française …en marche …en marche réelle celle-là.
Le terme « post-immigré » que nous employons ici est évidemment tout à fait paradoxal, voire humoristique, mais, vu le blocage de la société française et des processus d’intégration sociale, de mobilité sociale, de promotion sociale, de développement économique dans le capitalisme tardif qui s’est installé au cours des quarante dernières années, les propagandistes de ce régime d’exclusion et de ségrégation ont voulu nier le phénomène de marginalisation et de ghettoïsation sociale en l’ethnicisant ou en le confessionalisant7. Bénéficiant d’ailleurs pour cela de l’accompagnement « éducatif » et propagandiste, d’une part, des relais religieux en France des monarchies rétrogrades au service des puissances occidentales comme des milieux « identitaires », extrême droite « blanche »,bobos post-coloniaux « laïcistes » ou « néo-indigénistes », et aussi de sa théorisation par le biais des idéologues nord-américains du « clash de civilisations ». Cette situation a été renforcée par le développement d’une frange institutionalisée de la gauche qui se concentre sur des revendications « sociétales » car elle a largement rompu avec la lutte pour le progrès social et accepté de remplacer la question de classe par un antiracisme verbal, un féminisme petit-bourgeois antimâle, une concentration sur les questions individuelles et de mœurs, un moralisme de façade la culpabilisation des classes populaires « blanches » stigmatisées comme « congénitalement » racistes, en même temps qu’elle tient un discours hypocrite en direction des « immigrés » et de toutes les « minorités », ce qui lui a permis de mener des politiques paternalistes et électoralistes à leur égard. Suivant en cela le modèle « communautariste » d’empowerment d’une « élite Uncle Tom »8 calqué sur la culture politique et sociale en vigueur aux Etats-Unis. Et l’opération « migrants » devait également servir à renforcer dans toute l’Europe les divisions du corps social de base, immigrés installés compris, pour renforcer les partis liés aux classes dominantes, y compris certains de ceux qui se disent encore de gauche mais qui représentent ce que le mouvement populaire appelle de plus en plus « l’extrême centre » qui, par son autoritarisme, n’hésite plus à utiliser des méthodes répressives ou de contrôle des médias et de la justice autrefois réservées aux régimes ouvertement dictatoriaux. Du coup, on a parlé dans les gros médias « d’immigrés de seconde génération », voire de troisième ou de quatrième (!), ce qui est une absurdité sur le plan linguistique comme sur celui du concept même. Immigré, c’est celui qui a changé de pays de résidence et pas celui qui y est né et qu’on n’a pas su intégrer dans une dynamique sociale ouvrant des perspectives de progrès. Situation révélatrice de l’incapacité du système dominant d’intégrer donc tous ses exclus qui peuvent être « issus de l’immigration », ce qu’on vient de voir, comme ils peuvent être aussi, on l’a vu avec l’émergence des Gilets jaunes, des « Gaulois de la France profonde » isolés, marginalisés, humiliés et donc exclus au moins au même titre que les « issus de l’immigration ».
Le mouvement des Gilets jaunes puis la grève actuelle ont permis à toutes ces « Frances là » de se manifester d’abord, pour finalement se retrouver le plus souvent grâce aux luttes. Car, quelle que soit l’issue des grèves actuelles, on ne peut que constater que sur le terrain nous avons affaire aussi à une révolution culturelle en train de créer de nouvelles formes de liens sociaux, une nouvelle société donc, et aussi les prémisses d’un nouveau contrat social, et donc d’une nouvelle nation politique. Une nation pour laquelle le capitalisme a perdu toute légitimité et où la dignité par le travail redevient une valeur fondamentale, ce que confirment toutes les enquêtes sociologiques qui font, du coup, éclater le mythe des « classes moyennes » élaboré par les officines conservatrices nationales et supranationales. A côté donc du rôle de la culture, d’où l’importance emblématique à l’échelle de toute la France de la grève de l’Opéra de Paris, de la Comédie française et de Radio France, par-dessus la seule question des retraites9, et qui a proclamé « la culture en danger ». Et encore le rôle de « La Marseillaise » arrachée des mains du Front national par les Gilets jaunes et rendue aux grévistes actuels.
Ce processus d’intégration par la grève est parallèle à un autre, toutes ces opérations « coups de poings » dans le cadre d’une grève populaire prolongée semblent montrer que nous passons de la vieille époque des affrontements frontaux, parfois violents et même très violents à quelque chose d’autre (puisque la répression avait alors souvent entraîné des morts, mais des affrontements relativement courts qui se concluaient par un compromis modifiant en permanence le rapport de force capital/travail). Quelque chose qui nous semble devoir être plus étalé dans la durée, plus spontané aussi et plus « insaisissable », comme le fut d’ailleurs le mouvement des Gilets jaunes, et que nous appellerons une tactique de guérilla populaire prolongée. Cela même si nous ne pouvons pas prévoir quelle sera l’issue immédiate du mouvement de grève actuel sur la seule question des retraites. Mais quand bien même la crise du régime serait telle que le pouvoir capitulerait sur cette question, ou bien le contraire, de nombreuses autres questions qui ont été implicitement soulevées par le mouvement des Gilets jaunes puis la présente grève, ne seront pas automatiquement résolues, et ces questions portent sur les fondements mêmes d’un nouveau système politique, social et économique à créer en France et au moins en Europe, voire plus largement dans le monde. La lutte des classes semble donc être passée de la période « guerre de mouvements » à celle d’une « guerre d’usure », plus longue, plus imprécise et qui voit apparaître puis disparaître des escarmouches, des batailles, des coups de mains, des « tempt forts », démontrant l’inventivité nouvelle d’un prolétariat désormais ré-émergeant mais morcelé. Morcelé entre le public et le privé, morcelé entre les grands centres urbains, les banlieues et les « régions périphériques », morcelé par les contrats de travail précaires et « à la carte », morcelé par la multiplicité des organisations syndicales « verticales », mais aussi par la multiplicité des réseaux syndicaux, gilets jaunes, associatifs, militants, à la base, morcelé par la tertiarisation, la bureaucratisation et la déconcentration du système de salariat pourtant généralisé et morcelé pour toutes sortes d’autres raisons …et pourtant uni aujourd’hui dans la lutte ou l’appui massif aux luttes ! Pour le moment, cette dispersion, ce morcellement, cette inventivité, ce refus de délégation de pouvoirs, cette méfiance envers les chefs, ont permis au mouvement populaire de protestation de perdurer plus d’un an, ce qui est considérable, et ce qui a entraîné pour la classe dirigeante des pertes inestimables, en termes financiers et en termes de légitimité de classe, et du capitalisme lui-même sur le plus long terme.
Les idéologues de « la fin de l’histoire » et de la « fin des idéologies » (sic!) avaient cru possible de casser après « la chute du mur » ce qu’ils appellent désormais dans leur jargon vertical des « corps intermédiaires », c’est-à-dire des partis, des associations et surtout des syndicats populaires, mobilisateurs et ancrés dans le réel de la vie du peuple. En les domestiquant via la CES ou les « partis européens » ou encore via des fondations, des O.« N ».G, des financements européens, des financements privés ou autres, ils ont certes réussi à émousser grandement la représentativité des « élites syndicales », un peu à l’image d’ailleurs de ce que fut en 1914 « l’aristocratie ouvrière » tombée dans le « crétinisme parlementaire » et l’esprit d’agression impérialiste. Mais, en sabrant ainsi la tête du mouvement ouvrier ou en émoussant ses contours, ils ont laissé la base, le peuple, face à lui-même. Les « sans dents », les « riens »10, ne sont pas restés longtemps silencieux et inactifs. Ils ont montré qu’ils avaient des dents et qu’ils estimaient être quelque chose avec quoi il allait falloir continuer à compter. Pour empêcher toute nouvelle « reprise en main » à partir du sommet, on se rappelle la tentative infructueuse de cooptation de candidatures « gilets jaunes » lors des dernières élections européennes comme on constate le lamentable échec des prétendues « concessions » faites à Laurent Berger et sa CFDT moutonnière et des autres chefferies syndicales suivistes, la tactique de groupes de lutte à la base, de nouveaux secteurs entrant dans la grève, des « temps forts » et du feu couvant sous la braise pourrait constituer les prémices d’une évolution dans les méthodes de lutte sociales, ce qui nécessitera un travail théorique permettant de prendre en compte cette réalité tout en conservant ce qui reste efficace dans la vieille tradition des luttes ouvrières. En même temps …et sans vouloir paraphraser le président aux abois et aux abonnés absent, il faudra reposer, par-dessus la réhabilitation de la vieille charte syndicale d’Amiens qui vient de révéler son caractère extraordinairement… actuel, la question d’une avant-garde organisée, au niveau syndical comme au niveau politique.
Car pour qu’une guérilla gagne sa guerre d’usure, il lui faut à un moment passer de la guerre d’usure à l’offensive générale. Et pour y arriver, il faut une stratégie et donc des stratèges, et donc des moyens matériels et une organisation apte à mener cette lutte de façon visionnaire et plus ou moins coordonnée selon les situations sur le terrain. La révolution culturelle en cours ouvre cette perspective car elle a rompu les digues du conformisme envers l’idéologie libérale dominante répandue depuis la contre-révolution thatchéro-reaganienne anti-travailliste à l’échelle mondiale, et installée en France depuis le « tournant de la rigueur » de 1983 par le président Mitterand et ses « socialistes » soumis alors autour de Laurent Fabius et dont l’actuel parti du pouvoir n’est qu’un des rejetons tardifs qui pensait pouvoir faire marcher le pays au doigt et à l’oeil après des années de saccages libéral et d’abrutissement médiocratique.
Notes :
1 Voir < https://www.youtube.com/watch?v=6vS5EGuDNVY&feature=share&fbclid=IwAR38ECAiMD-pupv–_f39w2AsFjGRkLK9X8qbFWbBdKDOinQdBx51KpMGjQ > et < https://www.youtube.com/watch?v=93C9pfC_NhQ >
2 Bruno Drweski « Peuple, fonctionnaires et République : Les dilemmes des forces de l’ordre après l’état d’urgence et l’apparition du mouvement des Gilets jaunes », dans Gilets jaunes – Jacquerie ou révolution, Le Temps des Cerises, 2019, pp. 70-90.
4 La CES a été fondée sous l’égide de la Commission européenne qui la finance largement dans le but d’associer les syndicats au processus de « construction européenne », c’est-à-dire de sécurisation du capitalisme « dans le cadre d’une concurrence libre et non faussée » porteuse de privatisations systématiques et d’affaiblissement des services publics. Son rôle dans le financement des syndicats adhérents et l’organisation de luxueuses rencontres a largement contribué à émousser les ardeurs des directions syndicales. En France, on constate en particulier au sein de la CGT, que les fédérations syndicales et les unions départementales qui appartiennent à la Fédération syndicale mondiale, une Internationale syndicale de classe, ont des attitudes beaucoup plus radicales que celles qui acceptent la ligne de la CES.
5 Cette charte a été adoptée en 1906 par le congrès de la CGT (Confédération générale du travail). Elle reste la référence théorique du syndicalisme français, et elle est particulièrement célébrée par le syndicalisme révolutionnaire, de classe, de masse et de lutte. Elle a comme socle la reconnaissance de la lutte des classes et assigne au syndicalisme le double objectif de la défense des revendications immédiates et quotidiennes des travailleurs, et de la lutte pour une transformation d’ensemble de la société par l’expropriation des capitalistes. Elle reconnaît les sections de base du syndicat comme fondement du syndicalisme et proclame son indépendance des partis politiques et de l’État, le syndicalisme se suffisant à lui-même pour créer les conditions nécessaires pour le passage au socialisme, même si le rôle des partis politiques ouvriers n’est pas nié pour autant. Cette charte « préconise comme moyen d’action la grève générale et […] considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale ».
7 Voir le résumé de cette situation par Franck Lepage, militant de l’éducation populaire : < https://www.youtube.com/watch?v=2HOxx-Ekfew&feature=share&fbclid=IwAR2HzQdKswO5J-skxuw-Xm8sMhNeVn_1i4RF6LLce9QHv2spd7S1DrvjEYM >
8 « Uncle Tom », figure du roman américain de Harriet Beecher Stowe sur l’esclavage, à partir duquel les militants des droits civiques aux USA ont décrit l’opposition entre le « nègre de la maison », à l’écoute de son maître à cause de ses meilleurs conditions de soumission, et le « nègre des champs » opposé au principe même de l’esclavage car il n’a rien à perdre que ses chaines. Chose que le mouvement gréviste actuel reprend d’ailleurs à sa façon contre le « syndicalisme d’accompagnement », en reprenant le slogan du syndicalisme de classe de la CGT « On ne négocie pas le poids des chaines ».
9 Quatrième « concert de colère » des musiciens et chanteurs de l’Opéra de Paris et de la Comédie française avec aussi la participation des avocats, des cheminots et des pompiers en grève < https://www.youtube.com/watch?v=XXFOOMue60Y&fbclid=IwAR3WTxc_mmPkoD_mFTHdwyNK1T9dLGziMIFm31T5mYOnyJMycSidfLAH8KM > ; Interruption de la cérémonie des vœux de Bonne année par les musiciens de Radio France < https://www.youtube.com/watch?v=3Qf38heMuD4 >
10 Termes utilisés à un détour de phrase dans le premier cas par le précédent président français, François Hollande, pour désigner le peuple, puis, dans le second, par le président Emmanuel Macron, et qui ont révélé le mépris des élites, « socialistes » comprises, envers ceux qui, par leur travail, permettent aux élites possédantes et à l’État de vivre et de fonctionner.