Michel Raimbaud : “La nouvelle guerre froide se transforme progressivement en une guerre ouverte”

13 Apr. 2018

Excellente synthèse de Michel Raimbaud, ancien ambassadeur de France au Soudan et en Mauritanie. Il est l’un de nos grands spécialistes du Moyen-Orient, et nous vous renvoyons vers son excellent livre Tempête sur le Grand Moyen-Orient

Halte à la guerre infâme !

Une guerre implacable, sauvage, meurtrière et destructrice, fait rage en Syrie depuis mars 2011. Devenue universelle grâce au renfort venu de 120 pays que l’Empire Atlantique a pu attirer dans sa galère, elle menace ces jours-ci de dégénérer en un conflit mondial au sens plein et entier du terme.

Beaucoup parmi les plus optimistes n’en sont plus à se demander si la guerre des Trois (Etats-Unis, France, Grande-Bretagne) aura lieu ou non, mais si elle s’allumera demain ou après-demain. On a beau en refuser la perspective tant elle heurte la raison, les réalités sont là. Il est évident que la nouvelle guerre froide que l’on a vu apparaître depuis une décennie entre l’Occident et ses complices d’une part, la Russie et ses alliés d’autre part, vire peu à peu à la guerre ouverte. Si le monde arabo-musulman est le théâtre privilégié et l’enjeu géopolitique de cet affrontement global entre l’Empire Atlantique déclinant et l’Eurasie renaissante ou émergente, la Syrie en est l’épicentre, pour diverses raisons, géopolitiques et stratégiques notamment.

Dans nos « démocraties » occidentales qui unilatéralement se disent grandes, les « élites » qui ont soumis les populations à un lessivage de cerveau sans précédent font semblant de croire encore à la narrative mensongère, immorale et imbécile injectée depuis sept ans dans les méninges ramollies par le « mainstream » médiatique, universitaire et politique. Il serait étonnant que ces esprits pleins de morgue et de suffisance y croient vraiment : ce serait d’ailleurs inquiétant pour leur santé mentale. Ecartant donc l’hypothèse, on retiendra plutôt qu’ils ont trouvé un fonds de commerce gratifiant dans cette gigantesque escroquerie intellectuelle et qu’ils ont réussi à l’acclimater sous nos latitudes où l’on se dit cartésien, puisqu’elle provoque si peu de réactions… Pour l’instant !

Si elles avaient une mémoire collective, les opinions se souviendraient du sort de l’Irak, de la Somalie, de la Libye…peut-être de l’ex-Yougoslavie, voire du Yémen où destructions et massacres se poursuivent sous l’égide de l’ami stratégique imprévu qu’est le jeune Mohammed Ben Salman, étreint avec effusion par notre ministre des affaires étrangères lorsqu’il débarque tel le Messie. Elles reverraient Colin Powell brandissant ses fioles venimeuses et chimiques pour justifier une invasion de l’Irak et son démantèlement. Pas de sa faute : il était, dira-t-il la bouche en cœur, mal informé par ses « services ». Mais les opinions « civilisées » (que l’on appellerait dédaigneusement « rues » si elles étaient « arabes ») sont anesthésiées par le flot de désinfo et de désintox, hébétées par les débats de société qui leur sont proposés ou imposés, toujours anecdotiques et marginaux. La guerre ou la paix ? Bof. Quant aux élus, ils sont superbement ignorés : à quoi pourraient-ils servir ?

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Frétillant comme son prédécesseur Hollande à l’idée de participer aux frappes contre la Syrie et le « régime de Bachar », Macron, qui réserve ses pensées complexes à son ami Trump, esprit bien connu pour sa subtilité, ose qualifier cette nouvelle attaque illégitime, arrogante et dépravée de « devoir moral ». Devons-nous nous habituer à voir par les nuits sans lune nos dirigeants se tortiller sur leur fauteuil, le doigt sur le bouton et le petit doigt sur la couture du pantalon, attendant le feu vert des fous du Pentagone ou de la Maison-Blanche pour lancer leurs engins meurtriers sur la Syrie qui ne les a jamais agressés ? Quelle sinistre comédie ! Comme si 400 000 morts, 13 ou 14 millions de réfugiés, exilés ou déplacés, un pays ravagé, ne suffisaient pas à combler le sens moral de ces hautes consciences. Après sept ans de mensonges éhontés, de destructions systématiques, de méfaits innommables, peut-on vraiment dire que « le respect de l’autre » est une « valeur de l’Occident » ?

A la vue des séances consacrées à la Syrie et à l’audition des échanges qui les agrémentent, on peut dire que la prestation – navrante – du Conseil de Sécurité témoigne de la ruine globale du système international. Adieu aux vagues espoirs que l’on pouvait nourrir quant aux capacités des Nations-Unies et à son instance suprême en matière de paix et de sécurité à imposer un ordre pacifique. Les principes fondateurs du droit onusien, tels que les énonce la Charte fondatrice de San Francisco, ne sont plus ni respectés ni admis comme références par l’ensemble des Etats représentés à l’Assemblée Générale et certains des membres permanents du Conseil de Sécurité les bafouent sans même s’en cacher, ou les ignorent superbement. Les Trois Occidentaux, qui osent s’identifier sans complexe à la « communauté internationale » alors qu’ils représentent 7 à 8% de la population mondiale, constituent en effet le corps de bataille du parti de la guerre et du chaos, leurs adversaires – Russie, Chine, Iran, Syrie, etc…– représentant sans ambigüité le camp de la légalité et du droit.

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Au-delà du droit, c’est la diplomatie qui est en danger. Bien plus que le clivage Est/Ouest nouveau modèle, il faut incriminer la perte des us et coutumes, des pratiques, des normes et du langage de la diplomatie. Comment justifier le honteux spectacle des représentants occidentaux maniant la menace, l’injure, le mensonge et les propos aberrants dans l’enceinte du Conseil, transformé en parterre d’enragés et de falsificateurs ? Comment qualifier le grossier personnage élu par l’Amérique profonde et soutenu par son Etat profond dès lors qu’il bombarde ? Elephantman dans un magasin de porcelaine, il incarne mieux que tout autre avant lui le système que suggéraient, il y a quasiment un demi-siècle, Nixon et Kissinger dans la théorie du Mad Man : l’Amérique doit compter parmi ses dirigeants des cinglés dont l’imprévisibilité sera de nature à terroriser ses ennemis. M. Trump tweete parmi nous.

La France ne vaut guère mieux. Elle fait partie de ces pays qui « prétendent dire le droit » tout en le violant à l’occasion, comme le reconnaissait implicitement son président en décembre dernier dans une interview à France 2. La voilà qui se joint au régime trumpiste criminel pour clamer qu’elle procédera à des frappes contre la Syrie, avec ou sans résolution du Conseil de Sécurité. Alors que son siège permanent est lorgné par de grands amis comme l’Allemagne, ne risque-t-elle pas de perdre à jamais son statut « privilégié » en s’affichant ainsi prête à bombarder sans mandat un Etat-membre, après avoir contribué à sa destruction et tenté de renverser son président légitime ?

Ne scie-t-elle pas la branche sur laquelle elle est majestueusement assise, cette France qui naguère tenait la Charte onusienne pour une Bible et fondait sa diplomatie sur la légalité internationale, et qui désormais en bafoue régulièrement les principes majeurs : égalité souveraine des Etats, non-ingérence, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et droit des Etats à choisir leur régime politique sans ingérence étrangère ? Cette France que l’on écoutait souvent, la « trouvant juste même lorsqu’elle se montrait injuste ».

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Revenons aux fondamentaux. Malgré la phrase sacro-sainte qui, en Occident et dans notre Hexagone, sert de gilet pare-balle aux mieux intentionnés, rappelons que Bachar Al Assad, président légitime d’un pays en guerre, sans qui la Syrie ne serait plus qu’un souvenir, fait seulement son devoir. On servirait moins souvent la rengaine qu’il n’est « pas irréprochable » si l’on posait la question de l’honorabilité de ses ennemis ou détracteurs, qu’ils soient sauvages ou mal dégrossis, ou délicats et donneurs de leçons. Irréprochables, les dirigeants des « grandes démocraties » ? Irréprochables, ceux qui soutiennent l’insoutenable et en masquent l’horreur ? Irréprochables ces retraités aveugles, sourds et muets quant aux crimes inscrits à leur palmarès ?

Nos présomptueux dirigeants qui n’ont cessé de jouer avec le feu et sont responsables de l’embrasement, ne s’émeuvent pas pour autant, sûrs de leur bon droit et de leur aptitude à gérer les évènements entre affinitaires de belles manières. Si nous l’ordonnons, pensent ces va-t-en guerre qui adorent les ordonnances, il faudra bien que la piétaille des braves gens se mette en marche, au pas cadencé, avec tambour et trompette. C’est le métier de la France d’en bas d’obéir sans broncher à celle d’en haut, pensent-ils. Eh bien non ! Il faut leur donner tort. La France est partie prenante dans la nouvelle agression qui se prépare. Si par grand malheur elle est lancée, nul n’en connaît les suites. Il y aura des représailles et nous ne serons pas épargnés. « Pourquoi nous ? » ou « nous ne savions pas » seront de piètre utilité.

Réveillons-nous car il se fait tard.

Michel Raimbaud