Par Grégoire Lalieu
20 Nov 2019
Auteur du livre Quand le dernier arbre aura été abattu, nous mangerons notre argent, Ludo De Witte nous explique pourquoi le changement climatique impose une sortie du capitalisme. Chiffres à l’appui, il démontre que les mesures mises en place pour un développement durable sont vouées à l’échec tant que l’économie reste guidée par la concurrence et la recherche de profit maximum. Ludo De Witte plaide pour un écosocialisme qui permettrait à la fois de sauver la planète, mais aussi de rendre l’économie plus juste et plus humaine. Mission impossible? La mobilisation des jeunes pour le climat nous offre une lueur d’espoir…
Nous vous connaissions surtout pour votre travail sur le Congo, avec notamment les livres L’assassinat de Lumumba et l’Ascension de Mobutu. Qu’est-ce qui vous a amené à écrire cet ouvrage sur le climat?
J’étais au Katanga pour chercher l’endroit exact où Patrice Lumumba a été exécuté. Et j’ai pu constater sur place comment le système économique international détruit à la fois l’homme et la nature. En effet, j’étais frappé par le pillage des matières premières. Le Congo est l’un des pays les plus riches de la planète. Mais j’ai vu des enfants miséreux qui jouaient dans la boue plutôt que d’aller à l’école. Au-dessus de leur tête, il y avait de grands pylônes électriques qui alimentent les mines. Sous leurs pieds, il y a toutes les richesses du monde. Mais eux vivent dans une extrême pauvreté. C’est une image très forte qui m’a interpellé et qui rejoint ce que Karl Marx disait: le capitalisme tue les deux sources de valeur, les forces de travail et la nature. Cette image du Congo a trouvé écho dans ma lecture de l’essai de Naomi Klein, Tout peut changer, sorti en 2014. Ça m’a aussi fortement interpellé. Naomi Klein est une journaliste d’investigation mondialement reconnue, elle n’est pas marxiste. Mais sur base d’études empiriques, elle arrive à des conclusions qui se rapprochent d’une analyse marxiste du réchauffement climatique, en prenant une direction anticapitaliste.
Une analyse marxiste du réchauffement climatique, ça ressemble à quoi?
J’ai mis en épigraphe de mon livre une citation de Naomi Klein qui pointe la contradiction entre la croissance infinie voulue par le capitalisme et les ressources limitées de notre planète. J’ai voulu développer cet angle. Le réchauffement climatique est une porte d’entrée, mais mon livre va beaucoup plus loin. Pour comprendre ce problème, il faut dézoomer, prendre une vue d’ensemble. Nous voyons alors que l’atmosphère est polluée et détruite par le rejet de toutes sortes de matières toxiques dont le CO2. Mais aussi que tous les écosystèmes sont attaqués par notre modèle économique. Les bassins d’eau sont épuisés, les forêts détruites à grande échelle, les barrières de corail meurent et avec elles, des millions d’êtres vivants… Voir comment le fonctionnement structurel de notre économie détruit la planète, c’est une approche marxiste du réchauffement climatique.
On pointe souvent l’action de l’homme contre la nature. Pourquoi mettez-vous l’accent sur l’économie en particulier?
Parce que tant qu’on reste dans le schéma d’une économie capitaliste, nous ne pourrons pas lutter efficacement contre le réchauffement climatique. En effet, il n’y a rien de rationnel dans le capitalisme. Chaque CEO (chef d’entreprise) essaie de produire et de vendre un maximum de choses pour croitre, quel qu’en soit le prix écologique. Et il ne peut pas en être autrement. Ce sont les règles du marché qui veulent cela. L’objectif de croissance est par conséquent contraignant et incontournable. Ainsi, les actionnaires qui exigent un retour sur investissement n’hésiteront pas à échanger leurs actions contre d’autres si les perspectives de croissance et de profit sont meilleures ailleurs.
Ce n’est pas l’appât du gain qui aiguise l’appétit des méchants patrons?
Les écologistes traditionnels cherchent des solutions en s’accommodant avec le capitalisme et ils développent cette approche psychologique. Il faudrait selon eux que les entreprises reviennent à la raison. Mais le problème est structurel. Imaginez un CEO qui prendrait conscience que la planète va mal et qui proposerait à son conseil d’administration de stabiliser le chiffre d’affaires plutôt que de viser la croissance: il se ferait licencier sur le champ. Avec le capitalisme, il faut croitre ou mourir. Il n’y a pas d’autres choix.
Croissance et nature sont-elles vraiment inconciliables? Vous ne pouvez pas nier que ces dernières années, l’économie a changé. Nous avons notamment vu se développer une industrie de l’énergie renouvelable…
C’est vrai, mais tant que nous restons dans cette logique capitaliste, où la recherche de profit prime sur tout le reste, la lutte contre le réchauffement climatique brille pas son inefficacité. En 2013 par exemple, à l’échelle mondiale, quelque 270 milliards de dollars ont été investis dans la production d’électricité verte et ce montant augmente d’année en année. Ça peut sembler énorme. Pourtant, la part de cette électricité verte dans la consommation reste modeste. Au sein de l’Union européenne, elle représentait seulement 17,5% de la consommation totale en 2017. Et c’est un chiffre à prendre avec des pincettes, car il inclut également les biocarburants dont la production suppose la destruction de forêts. De plus, cette énergie « durable » ne tend pas à remplacer la production d’énergie polluante. Mais elle vient plutôt par-dessus, pour compenser une consommation en hausse.
Le salut ne pourrait-il pas venir des progrès technologiques, sans qu’il faille changer de modèle économique?
Il y a déjà certains progrès qu’il faut relativiser. Prenons l’exemple des voitures électriques, elles sont en réalité plus polluantes que les moteurs à l’essence, car dans beaucoup de pays, l’électricité est produite dans des centrales au charbon, et la combustion du charbon pollue plus que la consommation de pétrole. De plus, 56% de la pollution d’une voiture provient de sa production et 4% de son démantèlement, à la fin de son cycle de vie. 40% seulement viennent de son usage et de son entretien. Rendre les transports privés plus durables est une bonne chose en soi. Mais si demain, nous roulions tous en voiture électrique, nous ne serions pas tirés d’affaire pour autant. Il faut plutôt développer les transports en commun au détriment de la voiture, mais nos responsables politiques qui signent des accords sur le climat ne vont pas dans le bon sens. En Belgique par exemple, le soutien total de l’État au transport par train, bus et tram se monte à 2,4 milliards d’euros, alors que 4,1 milliards de l’argent des impôts vont aux voitures de société. Les conséquences sont là. Le nombre de voitures de société est passé de 288 679 en 2007 à 445 419 en 2016, soit une augmentation de 54%. En revanche, la part des transports publics a tendance à stagner.
Mais ne pensez-vous pas, avec tous les progrès que nous faisons aujourd’hui, que nous finirons bien par trouver quelque chose pour lutter efficacement contre le réchauffement climatique?
Il y aura peut-être une grande trouvaille, comme la possibilité de capturer le CO2 pour le stocker dans le sol. Mais nous en parlons depuis plusieurs années et lorsque nous regardons les essais, force est de constater que nous ne sommes encore nulle part. L’idée du salut par les technologies anime la plupart des dirigeants politiques, notamment ceux qui étaient réunis à l’Accord de Paris. Le problème, c’est que nous ne savons pas où nous allons et qu’il y a urgence. C’est comme si on demandait à l’humanité de monter à bord d’un avion et que le pilote disait: « Nous avons un problème technique et il est pratiquement certain que nous allons nous écraser. Mais nous allons emmener un ingénieur et il va essayer de résoudre le problème en cours de vol. »
N’est-il pas possible pour nos dirigeants politiques de réformer le capitalisme pour protéger la planète? À travers la fiscalité par exemple, on peut pénaliser les industries polluantes et favoriser les activités propres…
C’est l’idée qu’il y a derrière la taxe carbone dont on a beaucoup parlé. Mais c’est une mesure à la fois inefficace et injuste. Les 10% les plus riches de la population mondiale sont responsables de 50% des rejets de CO2. Et les 20% les plus riches de 70% des rejets. Si demain, nous décrétons une taxe carbone, le prix de l’électricité et du mazout va augmenter. Les plus riches pourront s’en acquitter sans souci et continuer à polluer. Cependant, les moins nantis devront choisir: payer la facture plus salée ou, dans le logement mal isolé qu’ils louent, économiser sur le chauffage, avec tous les problèmes de santé qui s’ensuivront. Les taxes carbone s’apparentent ainsi aux indulgences du Moyen Âge, ceux qui ont les moyens peuvent payer pour être exemptés de leurs péchés.
On pourrait aussi taxer plus lourdement les appareils gourmands en énergie et favoriser des produits propres, meilleur marché.
Des études montrent que cette option a des effets pervers. Il y a en effet un risque de rebond, c’est-à-dire que l’argent épargné en achetant des produits moins polluants et moins chers est consacré à l’achat d’autres marchandises. Autrement dit, nous aurions des produits moins polluants, mais nous en consommerions plus. Ce qui ne ferait pas beaucoup diminuer les rejets de CO2. Par ailleurs, de Washington à Tokyo en passant par Bruxelles, on s’est toujours montré frileux à l’idée d’introduire un plafond des émissions pour les articles de consommation. On pourrait par exemple pénaliser vigoureusement voire interdire les SUV que certains utilisent pour faire 500 mètres et aller chercher leur pain à la boulangerie. Ce serait efficace. Mais cela créerait un tollé au niveau de l’Organisation mondiale du Commerce qui promeut un capitalisme débridé. Et les grandes multinationales comme Boeing, Apple ou Ikea s’y opposent farouchement.
À la poubelle alors, les taxes carbone?
Le climatologue James Hansen a fait l’une des propositions les plus élaborées en 2009 devant le Congrès étasunien. Il prône une taxe carbone de 115 dollars pour chaque tonne de carbone rejetée. Ça équivaut par exemple à 1 dollar par gallon d’essence. Ce qui est intéressant, c’est que la taxe serait perçue à la source, chez les producteurs de carburants fossiles. Et la recette serait intégralement reversée à la population. Vu que les plus pauvres polluent moins que les riches, cette taxe aurait donc un effet favorable sur la redistribution des richesses. Elle pourrait aussi constituer un incitatif puissant à l’introduction de technologies pauvres en carbone. Mais nous pouvons toutefois relativiser les effets de cette mesure. D’abord parce qu’elle mise sur un optimisme démesuré dans les progrès technologiques. Les moyens de production pauvres en carbone sont encore loin d’être au point. Ensuite, parce qu’il y a toujours cet effet de rebond. La redistribution des dividendes de la taxe incitera les consommateurs à consommer davantage. William E. Rees, l’inventeur du concept de l’empreinte écologique, estime ainsi que cette taxe aura au mieux un « impact neutre ». Tant qu’on ne s’attaque pas à l’impératif de croissance économique, difficile d’être efficace.
Il semble pourtant que les dirigeants qui ont pris des engagements à travers l’Accord de Paris comptent sur ce type de mesures. Ça explique l’échec annoncé de la COP 21?
Limiter le réchauffement à 2°C, ou si possible rester bien en-dessous de ce seuil, c’est un objectif prioritaire de l’Accord de Paris de 2015. Mais on ne va pas plus loin que la promesse d’entreprendre des actions. De plus, les secteurs de navigation aérienne et maritime ont été tenus en dehors de l’accord, alors que leurs émissions de carbone sont aussi importantes que celles de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne réunies. Et si l’activité de ces secteurs se poursuit sans changement, leurs émissions auront augmenté de 250 à 270% en 2050. L’accord de Paris ressemble à un rituel d’exorcisme. Nos dirigeants pensent qu’il suffit de promettre quelque chose pour que cela devienne une réalité. Mais on ne s’attaque pas au cœur du problème et les résultats sont là: en 2018, les rejets mondiaux de carbone ont atteint un nouveau record avec une augmentation de 1,7 % par rapport à 2017. Il y a pourtant urgence. Nicholas Stern et son équipe ont remis un rapport fouillé sur le climat à la demande du gouvernement britannique. Il estime qu’en 2050, si on se base sur une augmentation de la température sur terre de 2°C ou plus, entre 200 et 250 millions de personnes chercheront des endroits plus sûrs, ce qui revient à multiplier par dix les flux migratoires que nous connaissons aujourd’hui. Le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) prévoit des migrations encore plus importantes à long terme. L’habitat de 1 humain sur 10 sera en effet mis sous pression par la montée des eaux. Par ailleurs, 3 humains sur 10, soit 2 milliards de personnes, se trouvent dans des régions qui seront soumises à des sécheresses endémiques. Or, selon Jos Delbeke, ancien directeur général pour le climat de la Commission européenne, nous allons avec l’accord de Paris vers un réchauffement situé entre 2,7°C pour les plus optimistes et 3,5° selon les pessimistes.
L’urgence climatique est là. D’ailleurs, il ne passe plus un jour sans que le problème soit traité dans les médias. Mais visiblement, ça ne suffit pas. Que manque-t-il selon vous?
Nous savons au moins depuis 40 ans qu’il y a un problème avec le climat. Le magazine britannique Nature, l’une des plus prestigieuses revues scientifiques au monde, a mentionné 3500 fois l’expression « changement climatique » jusqu’au début de l’année 2018. Si certains secteurs, comme les lobbies de l’industrie fossile, ont longtemps financé des études pour remettre en cause l’idée d’un réchauffement climatique, aujourd’hui, il n’y a plus grand-monde pour nier cette réalité. Car les conséquences sont de plus en plus visibles avec des tempêtes, des inondations ou des températures record. Aujourd’hui, nous sommes donc constamment bombardés d’articles sur le réchauffement climatique, mais on nous parle toujours des conséquences sans aborder les racines structurelles du problème. La critique du capitalisme reste un sujet relativement tabou dans les médias. Prenons le livre de Naomi Klein par exemple. Dans sa version originale en anglais, le sous-titre est « Capitalisme vs the Climate« . Mais dans les éditions française et néerlandaise, plutôt que de traduire logiquement par « Le capitalisme contre le climat« , on a préféré « Capitalisme et changement climatique« . Évoquer constamment les effets du changement climatique sans évoquer les causes structurelles sur lesquelles nous devrions agir a un effet psychosocial très néfaste. Ça provoque une forme de peur et de désarroi. D’une certaine manière, ça dépolitise même le problème.
Tout le monde n’est pas tétanisé par le traitement médiatique du réchauffement climatique. Au contraire, depuis quelques années, on voit des projets durables se multiplier au niveau local. Et bon nombre de ces initiatives trouvent écho dans la presse.
Faire son compost, entretenir un potager collectif ou passer au covoiturage, c’est très bien. On ne peut qu’encourager ces pratiques qui visent un mode de vie plus rationnel et moins consumériste. Cela aide aussi à tisser des liens entre les gens, dans les quartiers. Cela nous permet également de mieux résister aux chocs climatiques qui viendront et de mieux lutter pour un meilleur monde. Mais il faut bien se rendre compte que ça ne pèse pas beaucoup dans la balance par rapport à la pollution industrielle. Surtout, la multiplication de ces initiatives locales ne sera jamais suffisante pour inverser la vapeur. Pour le prouver, examinons le fonctionnement de l’industrie alimentaire capitaliste. Aux États-Unis par exemple, entre le champ et la table, la nourriture parcourt en moyenne 2400 kilomètres. Ce mode de production est loin d’être isolé. Les saumons que nous mangeons sont pêchés en Norvège et sont envoyés en Chine pour être débités avant de revenir en Europe. On estime ainsi que l’industrie alimentaire dans son ensemble, depuis les champs jusqu’au largage de déchets par les entreprises ou les consommateurs, génère entre 44 et 57% du total mondial des rejets de gaz à effet de serre.
Certes, mais depuis quelques années, on voit fleurir des fermes bio qui misent sur les circuits courts.
C’est vrai, mais l’agriculture durable aura-t-elle vraiment repoussé l’agriculture capitaliste dans un coin éloigné de la société d’ici cent ans, comme le prétend le chercheur Jose Luis Vivero Pol? En réalité, c’est la tendance inverse qui s’opère. L’agro-industrie accapare de plus en plus de terres dont certaines sont encore aujourd’hui la propriété de communautés, comme en Afrique. Par ailleurs, le prix des terres augmente plus fortement que celui de la nourriture cultivée dans le sol. Par conséquent, il y a une pression énorme pour que les fermiers se spécialisent, s’étendent et cultivent de façon intensive. En Wallonie par exemple, entre 2000 et 2017, le nombre d’exploitations agricoles de moins d’un hectare a diminué de 81,4% alors que le nombre d’exploitations de plus de 100 hectares a augmenté de 72,5%. C’est la logique-même du capitalisme. Il faut être le plus compétitif possible. Les plus petits tendent à disparaître ou à être avalés par les plus gros. À l’échelle mondiale, les petits fermiers indépendants constituent plus de 90% de toutes les exploitations agricoles, mais ils possèdent à peine 25% de toutes les terres agricoles. Comment les fermiers bio dans ce secteur intégré verticalement et dominé par de grands groupes capitalistes pourraient-ils forcer leur entrée et devenir dominants? Tant qu’on ne s’attaque pas aux racines du problème, ces initiatives locales sont des gouttes d’eau sur une plaque de métal chauffée au rouge. C’est très bien pour conscientiser les gens autour de soi, mais ce n’est pas suffisant pour lutter efficacement contre le changement climatique.
À propos de conscientisation, nous avons vu l’an dernier les jeunes étudiants brosser les cours pour manifester dans la rue. Que pensez-vous de ces marches pour le climat?
C’est excellent, et il faut continuer. Quand mon livre est sorti en néerlandais il y a deux ans, on me regardait de travers en me demandant quelle mouche m’avait piqué. Le climat n’inquiétait manifestement pas beaucoup de monde. Mais grâce à la mobilisation des jeunes, les choses ont commencé à bouger. Et ça ne se passe pas seulement dans les pays les plus développés. En Inde, au Brésil, un peu partout, des millions de jeunes se mobilisent. À côté des manifestations, nous voyons aussi des actions de désobéissance civile se multiplier: contre une exploitation de gaz aux Pays-Bas, contre le transport de charbon au port d’Amsterdam, contre l’extraction très polluante de lignite en Allemagne… Il y a ainsi une multitude d’actions qui ne vont pas forcément fusionner en un même courant, mais qui pèsent sur la conscience collective. Les sondages le montrent, de plus en plus de gens estiment qu’il faut intervenir et stopper l’inertie de nos politiciens. Rien de significatif n’a été fait pendant 40 ans et les rejets de gaz à effet de serre ont augmenté de 40%. La faillite de l’écocapitalisme est manifeste.
Dans ces marches des jeunes, on pouvait voir des pancartes et entendre des slogans critiquant le capitalisme. À côté de ça, Adelaïde Charlier, l’une des figures du mouvement, a été honoré de la Médaille du Mérite wallon par un gouvernement de centre-droit. Nous avons aussi pu voir Greta Thunberg sympathiser avec Barack Obama qui a fait exploser la production de pétrole aux États-Unis durant son mandat. N’y a-t-il pas un risque de récupération?
C’est un côté néfaste des médias qui ont tendance à personnaliser les mouvements. En Flandre, nous avons la même chose avec Anuna De Wever. Associer la lutte contre le changement climatique à une personnalité peut avoir un effet dépolitisant pour pas mal de gens. De plus, tout le ressentiment et tous les doutes sur le changement climatique sont focalisés sur ces personnalités. Nous l’avons vu avec Greta Thunberg. Même chose en Flandre où la droite a mené une grosse campagne contre Anuna De Wever. La N-VA par exemple se rattache à l’écomodernisme. Ce mouvement ne nie pas le changement climatique. Mais aussi longtemps que les actions en faveur du climat nuiront à l’activité économique, il faut les postposer. Dans la pratique, ça revient à la même chose que nier le changement climatique. Mais je vois que d’autres mouvements pour le climat sont en train de surgir et refusent de mettre des porte-parole en avant. C’est une bonne chose.
Finalement Ludo De Witte, que préconisez-vous pour lutter efficacement contre le réchauffement climatique et protéger la planète?
Nous ne pourrons pas enrayer le réchauffement climatique sans changer de modèle économique. La dynamique du capitalisme est telle qu’elle pousse toujours vers plus de croissance et plus de consommation. Si bien que les initiatives pour un développement durable restent vouées à l’échec tant que nous restons dans ce cadre-là. Il faut donc changer de paradigme. C’est ce que propose l’écosocialisme: la construction d’un nouveau modèle économique qui permette de répondre tant à la fin du monde qu’à la fin du mois. Nous avons vu par exemple que les initiatives en faveur d’une agriculture durable restent marginales dans un secteur dominé par les lois du marché. Cela vaut pour d’autres domaines et cela n’a rien de nouveau. En son temps, Karl Marx faisait déjà la louange du mouvement coopératif en dressant le bilan d’expériences concrètes. Mais il soulignait aussi que le travail coopératif ne pouvait pas endiguer le capital monopoliste s’il restait « limité à des tentatives ad hoc de travailleurs isolés« . Il faut pouvoir l’envisager dans une perspective nationale. Par conséquent, les secteurs économiques clés doivent être retirés des griffes du marché et placés sous contrôle de la communauté. L’attention doit se focaliser sur un État fort qui planche sur un travail législatif rigoureux et sur des investissements dans des commons publics. Les commons sont notre « bien commun », ce sont l’espace public, les terrains communautaires et les places publiques, l’eau et l’air, la vie en communauté en général. Toutes ces choses qui, aujourd’hui, tendent à être privatisées, transformées en marchandise, pillées et détruites.
Voilà une trentaine d’années qu’on nous présente la privatisation des secteurs publics comme un progrès vers une économie plus efficace. En ne manquant pas d’agiter le spectre d’une bureaucratie étouffante et contre-productive. Comment éviter ces travers? Et puisque vous ciblez le capitalisme et ses impératifs de croissance infinie, comment faire en sorte que cette sortie ne nous conduise pas vers une nouvelle Grande Dépression?
L’écosocialisme implique un aggiornamento antiproductiviste en effet, mais il s’inscrit dans un revirement global qui accompagnera la naissance d’une économie du besoin, avec des services collectifs solidement mis sur pied et orientés vers une consommation durable. Une société libérée de la contrainte de la croissance, du fonctionnement aveugle du marché et d’élites insatiables est une société qui donnera la priorité à l’empowerment du peuple, c’est-à-dire son autonomisation. Avec une économie planifiée qui ne ressemble en rien à l’économie dirigée à la Staline du siècle dernier, mais qui, entre autres grâce aux techniques de consultation rendues possibles par Internet, sera souple et démocratique. Avec des commons dont les groupes locaux et les pouvoirs publics prennent les leviers en main, tout en étant soutenus par le pouvoir central. Et, n’oublions pas, avec une aide significative pour les pays de la périphérie, qui ont été et sont exploités par le centre impérialiste. Ils doivent recevoir les moyens pour se développer, mais sans passer par la phase du capitalisme accro aux énergies hydrocarbures…
Concrètement, comment s’y prendre?
Si le programme écosocialiste doit encore prendre forme, nous savons dans quelle direction nous devons aller. Il faut à présent que les organisations environnementales, les initiatives citoyennes, les syndicats et les partis progressistes tracent la voie. Il faut construire un programme qui met en avant des mesures écologiques et qui, en même temps, a un effet bénéfique pour les classes les plus démunies. En Belgique par exemple, il faut supprimer progressivement les voitures de société, sauf pour ceux qui en ont vraiment besoin. Mais il faut parallèlement développer une offre de transport public pauvre en carbone et bon marché, voire gratuite.
Cela demande des moyens. Tous les gouvernements se succèdent pour dire que les caisses sont vides…
De l’argent, il y en a. Mais pour l’instant, il est gaspillé en subsides pour l’énergie fossile, l’industrie de l’armement et les actionnaires en général. Il faut donc un État fort, qui puisse mobiliser les finances, imposer les grosses fortunes, attaquer la fraude fiscale et consacrer les moyens nécessaires pour des investissements à la fois justes sur le plan social et écologique. Cela passe par la nationalisation des secteurs-clés, dont la finance. Un État réellement démocratique pourra mettre un terme à l’industrie polluante et orienter les travailleurs vers des emplois durables, notamment les services publics dont nous avons tous besoin. Quand dans un hospice, une personne doit attendre une ou deux heures après avoir sonné pour aller aux toilettes parce que le personnel est débordé, ce n’est pas acceptable. Dans une société post-capitaliste, un tel reclassement des travailleurs offre la perspective d’une importante réduction du temps de travail. Et du temps libre qui propose de l’espace pour le buen vivir (le bien-vivre), comme disent les peuples indigènes latino-américains.
L’écosocialisme, c’est l’écologie et le socialisme mis ensemble finalement?
C’est bien plus que cela. La focalisation sur une écologie politique aide le socialisme à se lier de nouveau à ses racines, à poser des questions fondamentales sur l’homme, la société et la nature. Bref, pour en revenir à ce qu’il était initialement : un projet humaniste, radicalement démocratique. En même temps, l’intégration des problèmes écologiques à une perspective socialiste fait en sorte que l’écologie n’est plus comprise comme un problème technique ou un problème « en soi », mais dans son cadre sociétal, comme un « métabolisme » entre l’homme et la nature. Ce que Marx mettait déjà en avant d’ailleurs. Ainsi, l’écosocialisme dépasse aussi bien l’écologisme petit-bourgeois ou élitiste que le socialisme réformiste et technocratique.
Vous êtes confiant pour l’avenir?
Ce sera très difficile. Rosa Luxembourg posait déjà le choix crucial entre le socialisme et la barbarie. Antonio Gramsci disait la même chose en évoquant les monstres qui surgissent pendant que le vieux monde meurt et que le nouveau tarde à apparaître. Nous sommes à ce croisement. Si nous laissons le capitalisme se développer comme il le fait aujourd’hui, nous aurons un écocide avec des conséquences terribles pour la majeure partie de la population. Les climatologues prédisent que d’ici 2050, quelque 200 millions de réfugiés pourraient affluer vers l’Europe pour essayer de trouver une vie meilleure. Cela ne représente qu’un centième de la vague que nous avons connue entre 2008 et 2014. Et nous avons déjà vu quels étaient les effets : certaines clauses de la convention européenne des droits de l’homme ont été jetées à la poubelle, l’extrême-droite est montée en flèche, des accords ont été passés avec la Turquie, des milices libyennes et d’autres régimes dictatoriaux pour repousser les migrants le plus loin possible… Les phénomènes climatiques comme les inondations et les sécheresses vont par ailleurs s’accentuer. Certains milliardaires s’y préparent déjà en construisant des bunkers dans le Nevada ou des appartements aussi étanches que des sous-marins à New York. Évidemment, seule une petite minorité pourra se protéger de la sorte. C’est une sorte d’écodictature qui pourrait surgir. Il est donc absolument impératif de mettre la lutte contre le changement climatique à l’avant de notre action. Les mobilisations de cette année peuvent donner espoir. Je pense que nous avons une chance de forcer une issue, pas seulement pour sauver la planète, mais aussi pour construire une économie plus juste et plus humaine dans l’intérêt de la grande majorité de l’humanité.
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