Par Christos Marsellos
Dec 15, 2024
On a beau dire que seul un fou fait toujours la même chose en espérant obtenir un résultat différent, E. Macron s’y essaye une seconde fois, en nommant François Bayrou premier Ministre. Si le but est de maintenir le cap fixé par sa présidence, à savoir une politique de l’offre qui favorise le grand patronat dans l’espoir d’un ruissellement des gains toujours attendu et qui n’arrive jamais, on se demande bien pourquoi et à quoi bon. Son ministre de l’Économie d’avant la dissolution de juin 2024 se vantait certes de la baisse du chômage et proclamait même que la France vivait de nouvelles Trente Glorieuses, mais il est bien le seul Français à le penser ; les autres n’ont pas d’illusions quant à la baisse très réelle de leur niveau de vie, surtout ceux qui ne sont pas au chômage et qui n’arrivent pourtant pas à vivre dignement de leur travail. Il est d’ailleurs peu probable qu’E. Macron agisse ainsi dans le seul but de protéger la réputation de son bilan, dont la réalité néfaste s’expose désormais sous la double figure du surendettement et du déficit budgétaire, tant la tentative semble désespérée — il n’y a qu’à voir sa côte de popularité. Alors pourquoi ?
Si l’on reste au niveau des faits, il semblerait qu’en l’occurrence, la main du Président ait été forcée par le premier intéressé, son allié François Bayrou, qui, dit-on, menaçait de quitter le camp présidentiel. Encore une fois, on se demandera bien pourquoi, tant ses chances de réussir quoi que ce soit à Matignon, et même d’y rester longtemps, semblent minces voire inexistantes. Bénéficiera-t-il d’un pacte de non-censure ? Peu sont ceux qui semblent y croire, et même s’il est conclu on peut douter de sa durée. Quoi qu’il en soit, on ne peut pas ne pas se souvenir, avec quelqu’amusement, du fait qu’Houellebecq l’avait déjà imaginé Premier Ministre dans Soumission (2015) ; le contexte était celui d’un front républicain élargi faisant barrage au Rassemblement National, et il y était nommé Premier Ministre par un Président issu du parti imaginé de la Fraternité musulmane ! Le roman qui, d’ailleurs, par un coup d’ironie amère de l’histoire, mettait en scène, et de manière favorable, sous un faux nom, le personnage de Bruno Le Maire, ami alors d’Houellebecq, dressait par contre de Bayrou, expressément nommé , un portrait peu flatteur : « Le vieux politicien béarnais, battu dans pratiquement toutes les élections auxquelles il s’était présenté depuis une trentaine d’années, s’employait à cultiver une image de hauteur, avec la complicité de différents magazines ; c’est-à-dire qu’il se faisait régulièrement photographier, appuyé sur un bâton de berger, vêtu d’une pèlerine à la Justin Bridou, dans un paysage mixte de prairies et de champs cultivés, en général dans le Labourd. L’image qu’il cherchait à promouvoir dans ses multiples interviews était celle, gaullienne, de l’homme qui a dit non. » Comme pour rappeler que la politique est un cruel métier, Houellebecq allait jusqu’à mettre dans la bouche d’un de ses personnages des remarques fort irrespectueuses, faisant fi de toute convenance : « Ce qui est extraordinaire chez Bayrou, ce qui le rend irremplaçable c’est qu’il est parfaitement stupide, son projet politique s’est toujours limité à son propre désir d’accéder par n’importe quel moyen à la magistrature suprême, comme on dit ; il n’a jamais eu, ni même feint, d’avoir la moindre idée personnelle ; à ce point, c’est tout de même assez rare. Ça en fait l’homme politique idéal pour incarner la notion d’humanisme, d’autant qu’il se prend pour Henri IV, et pour un grand pacificateur du dialogue interreligieux ; il jouit d’ailleurs d’une excellente cote auprès de l’électorat catholique, que sa bêtise rassure. » Même si les Français ne partagent pas forcément cette irrévérence et cet avis, sans doute plus passionnés que justes, ils sont, dans leur vaste majorité, loin de nourrir le moindre espoir à l’occasion de cette nomination. Ils semblent même indifférents au fait que François Bayrou aura été nommé Premier ministre le 13 décembre, date de naissance d’Henri IV, comme il l’a lui-même rappelé à l’intention des ignorants.
Le président espère-t-il arrêter à si peu de frais le cataclysme qu’il a déclenché en juin 2024 avec la dissolution de l’Assemblée, et qui a pris des formes imprévues ? Il y a en effet des indices (une interview de son père, entre autres), qui suggèrent qu’E. Macron pensait qu’un gouvernement du RN sortirait des urnes ; que celui-ci subirait ensuite, sous l’assaut des marchés, une usure telle qu’il arriverait très affaibli aux prochaines élections présidentielles, tandis que lui garderait le rôle su sauveur de la constitution. Il pensait d’ailleurs, en précipitant le calendrier, que la gauche n’aurait pas eu le temps de se réunir. Les choses ne se sont pas déroulées ainsi ; l’union des gauches s’est faite, ne fût-ce que pour les élections. Et si, au final, le NFP lui a fait le cadeau de renforcer la représentation du camp présidentiel à l’Assemblée, c’est maintenant le camp qui est frappé le premier par l’usure gouvernementale. Au point que toute l’opposition espère qu’après un nouvel échec, la pression sera assez grande sur Emmanuel Macron pour qu’il démissionne. De son côté, il doit espérer, sinon arriver à bout de son mandat, au moins tenir pendant encore quelques mois, puis tenter de rebattre les cartes en faveur de ce ou de ceux qu’il représente, avec une nouvelle dissolution de l’Assemblée, assortie de nouveaux dilemmes, ou, pour être plus précis, des vieux dilemmes en déguisement, auxquels les Français seront encore confrontés. Dans les deux cas, on voit mal ce qui fonde l’espérance : c’est une sorte de retour de la pensée magique que de penser qu’avec le changement de Président, ou de nouvelles élections, les problèmes auront disparu. Entre-temps, la France aura perdu quelques mois cruciaux dans l’inaction et le système des partis aura encore plus phagocyté la perspective nationale.
La feuille de route adverse avait été décrite par l’ancien Premier ministre de Jacques Chirac, Dominique de Villepin. Suivant l’usage républicain (usage seulement, car il n’y a pas de texte statutaire qui l’impose), le Président aurait dû mandater le parti arrivé en tête aux élections pour tenter de former un gouvernement. Il ne serait pas responsable de l’échec éventuel de cette tentative et pourrait procéder à un second essai, voire à un troisième, jusqu’à ce que l’idée d’un gouvernement d’union nationale mûrisse dans les esprits. La logique derrière cette feuille de route serait de permettre que les choses bougent, au lieu de se condamner à faire du sur-place jusqu’à l’éclatement ; en se cantonnant à un rôle neutre, le Président aurait fait prendre conscience aux partis de leurs limites et de leurs limitations. Rien ne garantit que cette voie aurait effectivement mis la France à l’abri de tout danger ; mais elle semble moins risquée et plus rationnelle que l’attitude d’un président qui donne l’impression de toujours augmenter la mise dans l’espoir de se refaire, alors que tout l’entourage voit le déroulement néfaste s’approcher.
Concrètement, le NFP, arrivé en tête lors des élections avec le soutien des électeurs macronistes et LR, ne pouvait prétendre appliquer son programme, pas plus que Macron lui-même lorsqu’il a été élu par une grande coalition pour faire barrage au RN, sans d’ailleurs avoir obtenu par la suite la majorité gouvernementale. Certes, cela n’a pas empêché Macron de s’y essayer, mais l’utilisation par son gouvernement de l’article 49.3 pour faire adopter des lois sans le vote du Parlement avait atteint ses limites. Le NFP n’aurait même pas eu ce luxe : la tentative d’appliquer son programme en l’état buterait contre une motion de censure immédiate. Le NFP ne voulait donc pas former un gouvernement pour appliquer son programme tel quel, mais pour avoir l’initiative dans la recherche de compromis ; il semblerait que même cela représentât un risque qu’E. Macron ne voulait pas prendre, car les compromis en question auraient pu inclure l’abrogation de la loi sur les retraites. Une telle situation serait peut-être pire encore que la paralysie du pays aux yeux de Macron et surtout de ceux auxquels son élection était due. Les propos d’Alain Minc lors d’un entretien accordé juste après la dissolution de l’Assemblée sonnent comme un lapsus : « Quand tout le monde lui aura tourné le dos, il faudra s’occuper de lui » ; il est difficile d’entendre cela autrement que comme une menace.
Le résultat (ou faut-il dire la cause ?) de tout cela est un grand dysfonctionnement de la Ve République qui se trouve réduite à un système de partis tel que celui caractérisant la IVe République et dont il s’agissait de s’affranchir. Tout le monde semble s’attendre à une crise de régime. Il n’y a cependant pas d’accord sur l’issue à prendre. Certains pensent qu’il serait temps de passer au scrutin proportionnel, dont on espère qu’il imposera une discipline favorisant les compromis chez un peuple qui y a été jusqu’ici réfractaire ; d’autres, comme Thomas Piketty récemment, y dénoncent un faux espoir, estimant que la vraie politique est toujours conflictuelle et qu’il faut favoriser la création d’un nouveau bipartisme mis à l’air du temps. Avant de dire en quoi cela consiste précisément, la deuxième option reste aussi formelle que la première.
Jacques Chirac était déjà élu sur le constat d’une fracture de la société française. Ne l’ayant pas réparée, malgré ses promesses, il a été sauvé in extremis lors de sa deuxième élection par un barrage au Front National. Emmanuel Macron a promis, lors de sa première élection, de débarrasser la France du spectre de l’extrême droite. Il n’a fait que multiplier les voix du RN. Le nouveau Premier Ministre part sur le constat, énoncé lors de la passation du pouvoir, qu’un mur de verre sépare les Français de leur classe politique. Il y a fort à parier qu’à la fin de son mandat, ce mur n’aura pas été brisé. Mais il en va de même de l’autre côté de l’Atlantique : Aux Etats Unis, Trump a promis de faire les choses si bien que les gens n’auront pas besoin de voter la prochaine fois – ce qui n’était pas la menace d’abolir la démocratie, qu’on lui a reprochée, mais le rêve même de toute démocratie bourgeoise : garantir la liberté de ne s’occuper que de ses affaires privées. Mais on peut déjà parier qu’à la fin de son mandat, la fracture de la société américaine sera encore là, et probablement aggravée. La répétition du phénomène laisse entrevoir un modèle constant et un problème qu’aucune critique des personnes n’atteindra. Sans comprendre les causes profondes qui font que nos sociétés non seulement en France, mais dans l’Europe entière, et aux Etats Unis probablement encore plus, sont si divisées, que peut-on espérer ? On aura le droit d’espérer, quand on aura saisi la spécificité de notre époque — au lieu de la considérer comme une illustration de rapports de forces déjà connus ou comme une simple réitération du passé — sans quoi, les commentaires politiques, comme ceux qui précèdent d’ailleurs, ne seront toujours que pur bavardage.
Nous voyons tous que ce dont nos sociétés souffrent va de pair avec l’effondrement non théorique mais pratique de la valeur-travail, le découplage du travail et de la valeur, faisant de la valeur quelque chose de plus en plus arbitraire, mêlant désir et confiance, aveugles autant que l’imaginaire peut l’être face à la réalité concrète — et cela non pas aux proportions somme toute modestes d’un fétichisme de la marchandise suivant les rapports sociaux, mais à celles, monstrueuses, d’un fétichisme de la monnaie suivant la projection de puissance géopolitique. Et nous commençons à peine d’imaginer l’impact que le découplage de la valeur et du travail aura dans des sociétés pour lesquelles, l’intelligence artificielle multipliant les effets de la révolution industrielle et technologique, le travail sera réduit à une part congrue de l’activité humaine. Il y a donc urgence à comprendre la réaction en chaîne avec laquelle la politique a été accaparée par l’économie et l’économie par la finance, ayant à l’esprit que de cette chaîne nous ne voyons encore probablement qu’une petite partie. Le dérapage de l’économie française n’est en tout cas qu’un exemple à très petite échelle de ce vaste phénomène ; la France, au lieu de protéger la valeur-travail a misé sur la suppression du coût du travail ; et a remplacé (en quoi elle est loin d’être la seule) la dévaluation à laquelle elle serait obligée si elle avait gardé sa souveraineté monétaire, par l’endettement. Mais elle a misé sur la confiance – des marchés – sans doute un peu plus que sa situation ne le permettait ; sachant que seule une projection géopolitique infinie permet un endettement infini, et que c’est là une aspiration, probablement fallacieuse d’ailleurs, que seulement d’autres puissances, d’une autre taille peuvent se permettre, et à vrai dire au dépens des autres, pas gratuitement…
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