Les Gilets jaunes ont forcé la mue sociale du mouvement écologiste

Alors que les Gilets jaunes fêtent leur premier anniversaire, Reporterre s’est penchée sur l’impact de ce mouvement social sur le combat écologiste. « Une claque », disent certains activistes. Une profonde remise en question en tout cas, et des passerelles qui se créent.

Par Gaspard d’Allen
16 novembre 2019

Au départ, rien n’était joué. Le mouvement climat et les Gilets jaunes ont émergé au même moment, à deux mois d’intervalle, mais ils semblaient, de prime abord, inconciliables. L’un prônait l’urgence climatique, l’autre le retrait de la taxe carbone. Tous deux avaient pour origine la question écologique mais ils regardaient vers des directions opposées. Fin du mois contre fin du monde.

On aurait pu en rester là. Face à cette barrière qui paraissait infranchissable. Mais une étonnante catalyse a pris l’année dernière : des murs sont tombés, des passerelles se sont bâties. Les deux mouvements ont appris à se côtoyer, à s’apprivoiser pour construire une critique cohérente du système actuel. Alors que les Gilets jaunes célèbrent ce 16 novembre leur premier anniversaire et entament avec détermination leur 53e acte, Reporterre a voulu enquêter sur les convergences en cours et comprendre ce qu’avaient pu apporter les Gilets jaunes au combat écologique.

Tous le reconnaissent, parmi les militants climat. L’apparition des Gilets jaunes a d’abord fait peur. Les débuts ont été difficiles, marqués par la crainte de voir apparaître un mouvement populaire anti écolo. Une jacquerie fiscale à l’image des bonnets rouges. Comment réagir face à cet ovni politique, cette irruption spontanée et imprévisible de la colère sociale ?

« Socialement, nous ne venions pas des mêmes mondes »

« On avait peu d’informations, souligne Aurélie Trouvé, porte-parole d’Attac. On ne peut pas dire que ça a été directement le grand amour. Il y a eu des réticences, des préjugés de part et d’autre. La relation s’est nouée progressivement. Socialement, nous ne venions pas des mêmes mondes. »

Patrick Farbiaz, un écolo de longue date, est encore plus direct : « À l’origine, j’étais très sceptique. Vu des métropoles, ces gens “de nulle part” se réclamaient de la civilisation de la bagnole. Le Pen les soutenait. Ils étaient sûrement racistes et homophobes… »

Le militant parisien a vite compris qu’il faisait fausse route. « Je ressemblais à ces bourgeois du XIXe siècle qui stigmatisaient les communards comme un peuple d’alcooliques désœuvrés. » Il a depuis revêtu son chasuble fluorescent et enchaîne les manifestations le samedi et les assemblées de lutte.

Très rapidement, le mouvement écolo a pris position en faveur de la révolte des ronds-points et a dénoncé la taxe carbone du gouvernement, « une fausse écologie punitive qui ne cible pas les responsables ». De nombreuses tribunes ont éclos sur la toile ici ou . Fin novembre, sur Reporterre, un collectif issu des luttes de territoire et des Zad exhortait les écologistes à ne pas regarder les Gilets jaunes « en surplomb » mais à « construire une écologie sociale sur les barricades ».

Le 6 décembre, Attac prenait le relais. Avec des centaines de signataires, l’association altermondialiste appelait dans une tribune à « faire le lien entre justice sociale et justice climatique ». Le 8, dans certaines villes de province, les deux mouvements foulaient le pavé ensemble. Un slogan apparaissait en tête de cortège : « Fin du mois, fin du monde même combat ! » Un écho à la formule de Nicolas Hulot sur France 2 : « Il faut se préoccuper des fins de mois des Français mais il faut aussi se préoccuper d’un autre enjeu : la perspective de la fin du monde, ou en tout cas la fin d’un monde pacifique, qui n’est plus une hypothèse d’école. »

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« Les Gilets jaunes ont ancré l’écologie dans des préoccupations concrètes »

En parallèle, les revendications des Gilets jaunes se clarifiaient et prenaient largement en compte les thèmes traditionnels de l’écologie politique : l’étalement urbain, les transports contraints, la démocratie directe, etc. Dès décembre, le mouvement proposait de « favoriser le transport de marchandises par voie ferrée », de « lancer un grand plan d’isolation des logements », « d’interdire la suppression des petites lignes de train », de « taxer le fuel maritime et le kérosène des avions » et « d’aider les petits commerces des villages et de cesser la construction des grosses zones commerciales ». De quoi réinterroger les écologistes.

« Ça a été une claque. Une grosse baffe », admet Martial Breton,l’un des initiateurs du mouvement Youth for Climate. « Les Gilets jaunes nous ont poussé à l’humilité », explique l’ancien étudiant. « On a découvert d’autres priorités. Ils nous ont aussi renvoyé à notre image, à ce que l’on représentait : des jeunes de classe moyenne plutôt urbains et diplômés. »

La France en jaune a marqué l’irruption des classes populaires au sein de l’espace public. Comme le montre une enquête menée par 70 chercheurs — sociologues, politistes et géographes — ce mouvement n’en reste pas moins attaché à l’écologie. Mais à sa manière. Il aborde la question sous l’angle du vécu. Il ancre l’écologie dans des préoccupations concrètes, issues des territoires. « Les Gilets jaunes ont un rapport d’expérience. C’est leur quotidien qui les pousse dans la rue », explique l’autrice Juliette Rousseau, ancienne porte-parole de la Coalition Climat 21. « Le mouvement climat, lui, est dans un rapport de conscience, il vit le réchauffement dans les bouquins, pas directement dans sa chair. »

Les Gilets jaunes incarnent une forme d’écologie populaire, venant « d’en bas », appelant à « taxer les yachts plutôt que les particuliers », dénonçant « la surconsommation ostentatoire des riches », exigeant « la gratuité des besoins de base ». Un mouvement prêt à renverser « le système oligarchique » et à entrer en « conflictualité » avec le pouvoir, à défiler là ou l’on ne veut pas de lui, dans les beaux quartiers, sur les Champs Élysées, en refusant les règles préétablies. « C’est une chance, estime Patrick Farbiaz. Les Gilets jaunes nous obligent à rompre avec la logique mainstream et paresseuse de l’écoblanchiment, des petits pas ou de la croissance verte. »

« Une bataille culturelle a été gagnée : l’idée que climat et justice sociale vont de pair »

Les Gilets jaunes ont déplacé les curseurs. Ils ont poussé les ONG écologistes à se repositionner, à inclure davantage la question sociale au sein de leurs campagnes. Jean-François Julliard, président de Greenpeace, parle de « tournant » : « On a été obligé de reprendre un certain nombre de nos mesures pour se poser la question de leur impact social. Aujourd’hui, c’est indispensable. Chacune de nos demandes doit s’accompagner de contreparties sociales. Dans tous les domaines : le changement de régime alimentaire, la réduction de la place de la voiture, la fermeture de site industriel, etc. Évidemment, on n’a pas découvert cette année l’injustice sociale et la précarité, précise cet organisateur des marches climat. Mais désormais on intègre ces enjeux de manière systématique dans nos propositions. »

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Même son de cloche à Alternatiba. Pour Jon Palais, un de ses fondateurs, « une bataille culturelle a été gagnée cette année : l’idée que le climat et la justice sociale aillent de pair ». Cette victoire n’est pas seulement due aux Gilets jaunes, pense-t-il, mais à la fécondation mutuelle des deux mouvements qui se sont enrichis l’un et l’autre. « Cela fait dix ans, depuis le sommet de Copenhague en 2009, que l’on porte ce message. Ça a été notre boussole mais on peinait à se faire entendre. Désormais, l’idée d’une écologie sociale est acquise. »

Elle est devenue plus palpable, se manifestant concrètement dans la rue avec une population bigarrée, issue des petites villes moyennes et des zones rurales. L’écologie sociale s’est inscrite au feutre sur les gilets, sur les murs des allées haussmanniennes ou à la bombe de peinture sur les vitrines de banques.

« On ne peut plus parler abstraitement du climat ou de l’extinction de la biodiversité, remarque de son côté Aurélie Trouvé, d’Attac. Comment on se nourrit ? Comment on se chauffe ? Comment on se déplace ? Comment on habite un territoire ? Ce sont désormais des questions primordiales. Le mouvement climat a dû se confronter au réel, se réancrer. » Avec des exigences plus terre à terre. Loin des slogans incantatoires, type « Et un, et deux, et trois degrés, c’est un crime contre l’humanité ! »

Sur les rond-points, les Gilets jaunes ont aussi renoué avec ce qu’Ivan illich, un pionnier de l’écologie politique, nommait « la convivialité ». Au milieu de zones périphériques que l’on pensait sans vie, simplement dévolues à la circulation et aux marchandises, la fraternité et l’entraide sont réapparues. La multiplication des cabanes en palette, de bric et de broc, ont même provoqué les sarcasmes du Journal du dimanche : « la France est devenue une gigantesque ZAD », écrivait l’hebdomadaire en décembre 2018.

 À côté d’eux, on a eu l’impression de passer pour des bisounours »

« Avec les occupations, les assemblées en plein air et les blocages, les Gilets jaunes ont provoqué une relocalisation du politique », analyse le politiste Laurent Jeanpierre. Cette décentralisation a pu déstabiliser les autres mouvements sociaux. » Ces derniers sont, eux, plus centrés sur Paris, plus structurés et hiérarchisés, comme le milieu écolo, autour d’organisations d’envergure nationale, avec des salariés et des moyens financiers.

Peu à peu, des interrogations ont émergé au sein du mouvement climat. Les Gilets jaunes sont venus questionner directement ses méthodes et sa stratégie. Le 24 avril 2019, au théâtre de L’Échangeur, à Bagnolet, au cours d’une rencontre, le youtubeur écolo Vincent Verzat constatait « l’échec » des mobilisations passées en faveur du climat. « On s’est planté, disait-il. On peut faire masse sans faire puissance. Avec la pétition L’affaire du siècle, certains pensaient que ça allait tout changer si on atteignait un million de signatures. On a fait deux millions… et ça n’a suscité qu’un tweet de félicitation du ministre de l’Écologie ! Pareil pour les marches, on en parle une fois aux infos et on passe à autre chose. Il faut aller plus loin et créer des ponts. » Éviter de se routiniser. Devenir imprévisible.

En quelques mois, les Gilets jaunes ont arraché plus de 17 milliards d’euros au gouvernement. Des centaines de milliers de personnes ont défilé dans les rues, de nombreux centres commerciaux ont été bloqués, les Champs-Élysées dévastés, des magasins obligés de fermer pendant la période du Black friday. Certains — comme le site de la Coopérative politique écologie sociale — y ont vu « une grève inédite, particulièrement efficace contre le consumérisme ».

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L’île de la Réunion a également été paralysée pendant plusieurs jours. Un moyen « d’expérimenter la décroissance », ironisait le site autonome Lundi matin : « Moins de voitures dans les rues, une consommation limitée aux produits de première nécessité, des vacances pour beaucoup de Réunionnais… Vous avez dit catastrophe ? »

« C’est sûr qu’à côté d’eux, on a eu l’impression de passer pour des bisounours, d’être un peu inoffensifs », raconte Antoine, un jeune manifestant climat à Paris, qui faisait la navette entre les deux mobilisations.

La violence qui frappait les manifestations de Gilets jaunes a néanmoins limité la porosité entre les deux mouvements. Les organisations qui luttent contre le réchauffement climatique n’ont jamais appelé à défiler avec les Gilets jaunes sur les Champs-Élysées. Les invitations se faisaient toujours dans un sens.

« Les débats liés à l’usage de la violence ou de la non violence traversent chaque lutte », nuance Jon Palais. Chez les Gilets jaunes en interne, ou au sein des écolos. Ce n’est pas en soi un élément de séparation entre nos deux mouvements », dit-il.

Mais, de fait, le résultat est là : les grandes marches se sont plutôt télescopées. Elles ont avancé en parallèle. Sauf quelques fois en région. Il faut dire que le gouvernement a tout fait pour empêcher la convergence. Le 8 décembre 2018, la préfecture de Paris appelait les écologistes à annuler leur marche pour mieux réprimer les Gilets jaunes. Le même jour, le préfet de Nancy interdisait la marche climat. Les écolos ont quand même manifesté et une convergence spontanée s’est faite Place Stanislas avec des Gilets jaunes malgré les cordons de CRS.

« Il faut maintenant élaborer des propositions ensemble, se donner un horizon commun »

« Objectivement, on a raté les grands rendez-vous, pense avec le recul Alma Dufour, des Amis de la Terre. Lors des marches, on a pas réussi à se relier. On s’est plus retrouvés ponctuellement dans des actions de basse intensité », dit-elle. Des blocages d’Amazon, notamment. « Il y en a eu plus d’une vingtaine pendant l’année, mêlant des militants de différents horizons. »

Progressivement, des liens se sont tissés. Le 9 mars 2019, des membres d’Alternatiba et des Gilet jaunes ont occupé temporairement le Pont de Iéna avec Priscillia Ludosky. À Aix-en-Provence, Extinction Rebellion partage toujours un local avec les Gilets jaunes. À Toulouse, ils se réunissent parfois dans les mêmes assemblées. À Lyon, Alternatiba a organisé des « nounous jaunes » le samedi pour garder les enfants en bas âge des parents qui partaient en manifestation.

Depuis la fin de l’été, les événements se sont accélérés. Le 21 septembre, un premier appel commun invitait à se rendre à la Madeleine tous ensemble à Paris. Lors de la semaine internationale de rébellion, XR a aussi occupé avec d’autres composantes du mouvement social le centre commercial Paris 2. Quelques jours plus tard, les Gilets jaunes construisaient une cabane sur la place du Châtelet.

« Cela reste encore timide. Mais on a énormément progressé en un an, veut croire Aurélie Trouvé. Il faut maintenant passer au stade supérieur et élaborer des propositions ensemble, se donner un horizon commun. »

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