Par Peter Wahl
Les élections de 2021 marquent un profond tournant, non seulement parce que l’ère Merkel de 16 ans touche à sa fin, mais aussi parce que les résultats manifestent des changements tectoniques dans les profondeurs de la société. Ces changements affectent inévitablement le système politique, les partis et donc aussi DIE LINKE.
L’époque des grands partis populaires, qui transmettaient un sentiment de continuité et de stabilité du système politique, est passée. Après le déclin de la social-démocratie, la crise des conservateurs a maintenant ouvertement éclaté avec la chute des partis chrétien-démocrates (CDU et CSU bavaroise).
Au lieu de deux grands partis, chacun ayant un potentiel d’environ 40%, il y a maintenant trois partis avec un potentiel d’électeurs entre 15% et 25% (SPD, CDU/CSU, Verts), ainsi que d’autres partis avec un potentiel fluctuant autour de 10%. Cela augmente considérablement le numéro d’options de coalition pour former un gouvernement – et la confusion, l’imprévisibilité et la volatilité. Les liens solides entre les partis se dissolvent depuis un certain temps. C’est un problème pour tous, y compris pour DIE LINKE.
L’une des principales causes de ces changements est la combinaison des conséquences de la crise et des ravages du capitalisme néolibéral, ainsi que la complexité, la différenciation et l’accélération toujours plus grandes dans tous les domaines de la société. Cela s’accompagne de l’émergence de situations sociales et culturelles de plus en plus diverses au sein de la population et d’une multiple fragmentation, qui se reflète dans le nouveau paysage des partis et plus ou moins au sein des partis.
Les guerres culturelles identitaires, qui sont devenues de plus en plus aiguës depuis la crise autour de la migration en 2015 ont un caractère idéologique. Dans le même temps, le pouvoir des élites dirigeantes de façonner et de résoudre les problèmes, s’érode. Gouverner devient une gestion de crise permanente ou, comme le dit Mme Merkel, une “conduite à vue“. L’élaboration d’une stratégie à long terme devient très difficile.
La sur expansion, la surcharge et l’épuisement deviennent le problème fondamental de l’action politique de tous les camps. Après tout, la pandémie a mis impitoyablement à nu devant le grand public les problèmes qui couvaient depuis longtemps. Les partis d’opposition, les syndicats et de larges pans des organisations de la société civile sont également submergés par les réactions à la crise. Cela se manifeste également dans la montée rapide des protestations sociales spontanées et des mouvements au profil politique diffus, qui s’enflamment en une seule occasion mais disparaissent rapidement ou sombrent dans l’insignifiance.
Tout cela conduit à une contradiction qui s’installe dans la conscience des gens entre, d’une part, l’incertitude et le mécontentement et, d’autre part, le désir d’orientation, de sécurité et de normalité. La gauche est également affectée par tous ces processus et y réagit à sa manière – ou ne réagit pas ! Ce qui nous amène à sa crise et à ses causes.
1 – La crise du Parti de Gauche. La défaite du Parti de Gauche est dramatique. Par rapport aux dernières élections de 2017, il a perdu pratiquement la moitié des voix, passant de 9,4% à 4,9% ; en chiffres absolus : de 4,3 à 2,3 millions de voix. Le fait qu’il soit encore représenté au Parlement est dû à la règle selon laquelle les partis qui obtiennent un mandat direct dans au moins trois circonscriptions peuvent former un groupe parlementaire même s’ils sont restés en dessous de 5% au niveau fédéral.
2 – L’effondrement s’est également produit sur le plan géographique dans toutes les régions du pays. Il a été particulièrement marqué dans les anciens fiefs à l’est. Mais aussi dans les centres métropolitains á l’ouest, où, en 2017, de nombreux jeunes votant encore pour le parti, l’espoir selon lequel il s’agirait d’une nouvelle base du parti a été déçue. En revanche, il est intéressant de noter que chez les 18-25 ans le FDP, l’incarnation du néolibéralisme, occupe avec 20% la deuxième place après les Verts (22%). Cela confirme également la fragmentation décrite au début. La jeunesse ne peut donc pas être réduite aux Fridays for future.
Mais le coup le plus dur pour DIE LINKE est que les couches sociales qui ont traditionnellement constitué le noyau de l’électorat des partis de gauche – les travailleurs, les chômeurs, les employés précaires et les groupes à bas salaires, etc. – se sont détournés du parti. Causant, bien entendu, un effondrement aussi massif qui ne peut être réduit à une seule cause.
Des facteurs conjoncturels ont certainement contribué à la défaite. Par exemple, la pandémie avec ses restrictions du travail politique, le report de la conférence du parti à cause du virus, qui a également retardé l’élection de la nouvelle direction du parti, l’intensification de la campagne électorale jusqu’à la course au coude à coude entre la CDU et le SPD et, bien sûr, les conflits publiquement disputés sur l’orientation fondamentale du parti, ou sa position sur l’OTAN à l’occasion du débat sur le retrait dramatique de la Bundeswehr d’Afghanistan.
Mais le déclin a commencé bien plus tôt. Cela signifie que ce ne sont pas tant les circonstances conjoncturelles que des facteurs plus profonds qui sont responsables pour le désastre :
1 – Les changements de thèmes : la fondation du Parti de Gauche a coïncidé avec les dures politiques d’austérité néolibérales de la coalition SPD/Verts (privatisations, Hartz IV, etc.) entre 2000 et 2006. Le chômage et les problèmes sociaux étaient en tête de l’agenda politique. À l’époque, le parti a réussi à rassembler le mécontentement et la protestation et était considéré comme ayant un haut niveau de compétence dans les questions sociales. Bien que les conditions sociales ne se soient améliorées que marginalement depuis lors, d’autres questions, telles que le climat, les migrations, la montée de la droite, MeToo, le racisme, l’antisémitisme et, plus récemment, la pandémie, ont fait apparition au centre des débats publics. Cependant, ce sont toutes des questions pour lesquelles la gauche n’a pas ou peu de compétences spécifiques. D’autres ont des positions similaires ou même plus élaborées.
2 – La place de la question sociale : comme l’ont montré les études d’opinion, il existe un écart entre les questions débattues en public et celles qui sont finalement décisives pour les votes individuels. Les questions sociales sont toujours au centre de l’attention de la majorité des salariés. La confirmation la plus récente en est un référendum à Berlin sur l’expropriation des grandes sociétés immobilières, qui a eu lieu le même jour que l’élection du Bundestag. L’initiative a été couronné de succès avec 54%. La gauche a joué un rôle moteur dans le référendum, mais le même jour, elle n’a obtenu que 11,4 % lors de l’élection du parlement du Land (Berlin a le statut d’État fédéral), qui s’est également tenue le même jour.
D’une part, cela montre que l’insistance sur le rôle central de la question sociale est correcte. La contradiction entre travail et capital ne peut en apparence pas être simplement intégrée de manière additive dans une stratégie de gauche comme un problème parmi d’autres, comme le propose la théorie de l’intersectionnalité. Mais d’autre part, il ne suffit pas non plus, comme l’a certainement fait la gauche, de placer verbalement le social au centre dans les programmes et la communication publique.
Son dilemme fondamental est plutôt qu’il a déjà perdu son ancrage dans les milieux correspondants. Les points de basculement n’existent non seulement pour le climat mais aussi en politique. Corriger cela est presque aussi difficile que de remettre un œuf brouillé dans sa coquille.
3 – Erosion du profil propre vis-à-vis d’autres partis ; DIE LINKE n’a pas trouvé sa propre approche, typiquement de gauche, pour établir un lien convaincant entre les questions sociales et les nouveaux enjeux. Au lieu de cela, il s’est contenté d’ajouter un « plus » quantitatif aux positions du SPD et des Verts. Si le SPD demandait une augmentation du salaire minimum 3 à 12 euros, la gauche voulait 13 euros. Si les Verts exigeaient une sortie du charbon dès 2028, la gauche la voulait en 2025. Il en va de même pour l’appartenance culturelle et les questions d’identité qui y sont liées. Si aujourd’hui tous les partis augmentent la participation de femmes – même l’AfD a désigné avec Alice Weidel non seulement une femme comme tête de liste, mais une femme qui vit ouvertement dans une relation lesbienne – la gauche tente d’imposer par une loi un quota de 50% de femmes, et veut inclure encore plus de migrants que les autres.
Ainsi, “l’argument clé de vente” de la gauche et son caractère distinctif par rapport aux autres partis se sont estompés. Compte tenu de l’érosion des liens solides entre les partis, évoquée au début, il n’est donc pas surprenant que DIE LINKE ait maintenant perdu environ 820.000 électeurs au profit du SPD et 610.000 au profit des Verts, soit 1,5 million de voix au total.
4 – L’ambivalence de la participation au gouvernement : une raison importante de la migration des électeurs est également l’ambivalence sur la question de la participation de la gauche au gouvernement. Une nette majorité des électeurs de gauche sont favorables, parce qu’ils attendent des améliorations concrètes de leur situation sociale. D’autre part, la participation au gouvernement à partir d’une position de faiblesse peut conduire à ce que peu de son propre programme soit mis en pratique, ce qui provoque la déception des électeurs et ils s’en vont.
Il existe plusieurs exemples historiques édifiants à ce sujet, notamment la Rifondazione Comunista en Italie ou le déclin du PCF en alliance avec Mitterrand. D’où l’hésitation, ou dans certains cas le refus catégorique, de s’engager dans une participation gouvernementale dans les conditions actuelles. Cela a créé une image d’indécision et de division, poussant de nombreux électeurs de gauche à migrer vers le SPD ou les Verts. Pour l’instant le problème est réglé par les votants : une coalition SPD-Verts-Parti de Gauche est numériquement impossible.
5 – Une relation compliquée avec les dirigeants ; selon l’institut de sondage Infratest/dimap, ceux qui ont voté pour le SPD en raison de la personne d’Olaf Scholz représentent 32 % du résultat des sociaux-démocrates. C’est là que se trouve la clé du bon résultat du SPD. Les 25,7 % du SPD ne signifient pas une renaissance de la social-démocratie ; les spin doctors du candidat ont plutôt réussi à établir une image de solidité et de fiabilité. Cela confortait l’aspiration à la sécurité parmi l’électorat. En revanche, la gauche sous-estime systématiquement le rôle de la personnalité dans la politique et surestime l’importance du contenu et des programmes.
Dans les premières années, la gauche a eu des leaders charismatiques en la personne d’Oskar Lafontaine et de Gregor Gysi, ensuite de Sahra Wagenknecht. Lafontaine et Gysi se sont retirés de la direction du parti pour des raisons d’âge. Wagenknecht, en revanche, est au centre des conflits internes du parti, de sorte que – dialectique fatale – sa popularité a en fait contribué à rendre largement visible la profonde division du parti.
Le rôle des conflits internes d’autres partis qui ont également eu ou ont des conflits internes, en particulier le SPD, mais aussi l’AfD et maintenant la CDU.
Les Verts ont décidé de leurs conflits fondamentaux il y a des années, lorsqu’ils ont opté pour le capitalisme vert et pour l’OTAN. Et quand on a le vent en poupe, il est plus facile de mettre de côté les différences dans l’intérêt d’un succès tangible. Le déclin et la défaite, en revanche, alimentent toujours les conflits. Et il est clair que les querelles au sein d’un parti ont un effet négatif sur l’image publique.
Au sein du Parti de Gauche, les conflits ont pris des formes extrêmement radicales depuis la crise autour de la migration en 2015. Les partisans de « frontières ouvertes pour tous » et les positions prônant une régulation politique des migrations se sont affrontés à couteaux tirés. En même temps, la controverse sur la base sociale sous forme d’un débat sur « la politique de classe » et « la politique d’identité » a éclaté. D’autres controverses concernent la politique étrangère et militaire, les relations avec l’OTAN, la Russie et la Chine et l’attitude vis-à-vis de l’UE.
Ces thèmes concernent des questions fondamentales de l’identité de la gauche allemande, même si elles sont d’une importance secondaire pour une partie de son électorat. Il est vrai que le parti a ancré institutionnellement une certaine pluralité en admettant officiellement des courants sous une forme organisée. Il existe ainsi une « plate-forme 4, communiste », la « gauche anticapitaliste », la « gauche pour les mouvements », la « gauche socialiste » et la « gauche gouvernementale ». Cependant, les conflits ont conduit à une polarisation et à la formation de camps figés, qui ont empêché une gestion constructive des controverses. Les luttes de pouvoir publiquement disputées ont fait rage jusqu’à quelques semaines avant l’élection, puis ont été interrompues pour l’instant par une trêve.
Les conflits ne sont pas principalement le résultat de faiblesses ou de fautes personnelles, du « mauvais caractère » de l’un ou l’autre. Bien-sûr, cela peut jouer un rôle. Mais ils sont plutôt fondés sur des problèmes objectifs et des questions de principe très complexes, dont certains ont été exposés ci-dessus. Ils existent d’une manière ou d’une autre également dans la gauche d’autres pays.
Il n’existe pas de solution consensuelle à ces problèmes dans DIE LINKE – du moins pas encore. Il est actuellement impossible de faire un pronostic sérieux s’il sera possible de trouver un consensus dans les mois à venir.
Mais une chose est sûre : la poursuite du blocage actuel conduira tôt ou tard à la fin du Parti de Gauche comme acteur politique pertinent.
30.09.2021, Peter Wahl, Attac Allemagne
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Contrairement à une fausse information du journal Le Monde : le parti de gauche allemand
entre au Bundestag.
Dans son édition de lundi le 27 septembre (page 2), Le Monde rapporte quant au parti de gauche, Die Linke, qu’il “n’obtiendrait que 4,9% des voix, soit moins que les 5% nécessaires pour être représenté au parlement fédéral”.
Malgré les 4,9% Die Linke est représentée dans le nouveau Bundestag par 39 députés. Manifestement, le correspondant du Monde, Thomas Wieder, n’a qu’une connaissance superficielle des règles du système électoral allemand.
Le système fonctionne comme suit :
Pour des élections au Bundestag, on dispose de deux voix : une première voix pour un candidat direct de la circonscription respective, et une seconde voix pour un parti.
Le premier vote est un élément du système majoritaire, c’est à dire que le candidat ayant obtenu le plus de voix dans sa circonscription entre au Bundestag.
Avec le second vote on n’élit pas une personne mais un parti. Ce second vote suit la logique de la représentation proportionnelle.
À cette fin, les partis de chaque État fédéral établissent une liste de leurs candidats (Landesliste).
En fonction de leur pourcentage au niveau fédéral, les partis envoient ensuite des candidats de ces listes au Bundestag.
Il est vrai, qu’en principe, un parti doit avoir au moins 5% pour être représenté au Bundestag.
Mais si un parti peut envoyer au moins trois candidats directs au Parlement, ses secondes voix pour les listes des partis sont valables, même s’il a obtenu moins de 5%.
C’est le cas du Parti de Gauche dans ces élections. En termes de pourcentage, il n’a atteint que 4,9%. Mais dans trois circonscriptions (deux à Berlin et une à Leipzig), ses candidats ont obtenu la majorité. Maintenant, ce ne sont pas seulement ces trois-là qui entrent au Parlement, mais aussi tous ceux qui sont sur la liste du parti en fonction des pourcentages qu’ils ont obtenus. Ce sont dans ce cas 36 sièges. Avec les trois candidats directement élus, la gauche dispose donc d’un groupe parlementaire de 39 sièges.
D’ailleurs, si un grand parti remporte un nombre de mandats directs, de la sorte qu’avec les candidats de la liste il aurait plus de sièges que le pourcentage ne le permet, les autres partis reçoivent autant de sièges supplémentaires sur les listes pour compenser jusqu’à ce que le nombre total de ses sièges corresponde à son pourcentage.
À première vue, cela est un peu compliqué, mais au final, cela garantit la représentation proportionnelle. Un petit inconvénient, cependant, est que cela peut rendre le parlement dans son ensemble plutôt grand. Pour le nouveau Bundestag ce sont 735 sièges.
Quoi qu’il en soit, le résultat de la gauche est une défaite dramatique.
Peter Wahl
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