Au soir du premier tour des élections législatives, une partie des élites est en passe de «dégager» pour de bon. La question est de savoir par qui et par quoi elle sera remplacée…
«Qu’ils s’en aillent tous!», s’était exclamé Jean-Luc Mélenchon en 2010. Et ils s’en allèrent –presque– tous, donnant sept ans plus tard son caractère prophétique au titre de l’essai du leader du Front de Gauche/France insoumise. Ce que ni Jean-Luc Mélenchon ni personne n’avait en revanche anticipé, c’est que ce «dégagisme», un terme qu’il a également contribué à populariser, s’exercerait aux dépens de toutes les forces politiques, partis ou formations contestataires inclus. Quand le «système» craque pour de bon, ce qui est arrivé ce dimanche 11 juin lors du premier tour des élections législatives, les électeurs-balayeurs ne font pas de tri sélectif et la frange «anti-système» est emportée dans le coup de balai final du grand ménage électoral.
Les temps sont durs pour les professionnels de la politique: même les parachutés, posés dans des circos réputées «imperdables» ou les candidats auprès des Français de l’étranger, population au vote classiquement prévisible, n’ont pas résisté à la vague de renouveau. Si on ajoute à quelques têtes d’affiche, particulièrement à gauche, sorties dimanche 11 juin (Benoît Hamon, Jean-Christophe Cambadélis, Aurélie Filippetti), l’élimination successive ou l’échec, au cours du grand moment politique des derniers mois, de Nicolas Sarkozy, d’Alain Juppé, de François Fillon, de François Hollande, de Manuel Valls ou de Marine Le Pen, on mesure l’ampleur du mouvement en cours. Le plan du «casse du siècle», qui a vu un candidat de 39 ans jamais élu devenir président de la République a été répliqué dans une grande majorité des circonscriptions, où des candidats souvent novices ont sorti des notables de la politique.
«Un message clair»
Système, oligarchie, caste, énarchie… Les étiquettes peu flatteuses dont on a affublé la classe politique ont varié, mais l’analyse du résultat des législatives laisse peu de place à l’interprétation: c’est ce système, cette oligarchie, que les électeurs ont voulu enterrer une bonne fois pour toutes. Les perdants ont coutume, lors des inévitables soirées électorales télévisées, de prendre un air contri en affirmant que «les Français ont envoyé un message clair ce soir»: ce faisant, ils pensent déjà au coup d’après, certains qu’ils sont que la tradition de l’alternance démocratique, ce mouvement perpétuel de la vie politique en vertu duquel les losers du soir sont les gagnants du lendemain, finira par leur profiter à nouveau.
Hier soir, on pouvait entendre des leaders politiques parler de «reconquête», d’«opposition» constructive ou même, d’«aptitude à revenir». Le sentiment d’insubmersibilité de cette classe politique est puissant, et alors que les médias recensaient les survivants du Titanic électoral, ces malheureux passagers accrochés à leur radeau de fortune avaient l’air de considérer que l’iceberg qu’ils venaient de trouver sur leur route n’était qu’une péripétie sans importance, que l’orchestre allait reprendre et le paquebot bientôt repartir… En ce moment d’épuration électorale, comment ne pas rire de ces «cris d’alarme», de ces petits gestes électoralistes désespérés qui s’affichent sans pudeur? Il fallait entendre, au soir de cette défaite historique non pas seulement d’un parti politique, mais bien d’un système, l’argument selon lequel c’est en faisant de l’ancien pouvoir une force d’opposition importante qu’on préserverait le pays de l’ivresse de dégagisme dont il vient de confirmer qu’il n’était pas qu’une passade, mais bien un principe général qui guidait son vote.
La revanche de la «société civile»?
Emmanuel Macron a réussi à transformer ces élections législatives en une ratification de son pouvoir: les candidats, souvent inconnus des électeurs, ont profité de l’étiquette «En Marche!» comme, jadis, d’obscurs prétendants se contentant d’apparitions furtives sur le terrain bénéficiaient du logo Front national pour engranger les voix de la colère et du ras le bol anti-élites.
Alors que l’enterrement des anciennes élites politiques devrait se clore par le deuxième tour des élections législatives, soit le quatrième tour de la séquence ouverte avec l’élection présidentielle, lors duquel la majorité présidentielle La République En Marche obtiendra en toute probabilité une insolente majorité absolue, qui seront les députés qui accompagneront le nouveau pouvoir? Une force politique rajeunie, qui se présente comme plus en phase avec l’état de la «société civile» française de 2017. De fait souvent venues du monde de l’entreprise privée comme une majorité de Français, les nouvelles têtes estampillées LREM bénéficient de la prime à la nouveauté en plus de l’effet majoritaire post-élection présidentielle.
Mais avant d’adhérer sans réserve au beau récit du renouvellement démocratique et des élites, peut-être faut-il se pencher de plus près sur le profil de cette relève, ce qu’ont fait plusieurs travaux récents. À partir de l’analyse biographique des candidats des listes La République En Marche, le politologue du Cevipof Luc Rouban constate ainsi dans une note publiée avant le premier tour [1] un renouvellement générationnel (47 ans d’âge moyen), une parité hommes-femmes réelle et une diversité plus importante de sensibilité politique (un tiers viennent de la gauche, 15% de la droite, 12% du Modem et 39% n’ont pas de proximité politique).
En dépit de ce profil démographique et idéologique quelque peu renouvelé, écrit le chercheur, la «société civile» des futurs députés de la majorité présidentielle présente le visage d’un «renouveau limité»: «la plupart de ces candidats ont eu dans le passé un engagement de type politique assez diversifié et leurs origines socioprofessionnelles sont particulièrement étroites».
L’ENA contre le MBA
La sociologie professionnelle du mouvement est en particulier assez homogène. Si ici ou là des candidatures insolites et sympathiques (une torera, un mathématicien) ont incarné le nouveau visage des élites, les candidats LREM sont avant tout des chefs de petites et moyennes entreprises, des start-upeurs, des cadres des ressources humaines, de la communication et des professions libérales:
«Si l’on réunit l’ensemble des professions en trois grands groupes sociaux, on s’aperçoit que les candidats des classes populaires constituent 8,5% du total alors que les représentants des classes moyennes en constituent 23% et ceux des classes supérieures 68,6%.»
Cette évolution professionnelle se lit également dans le rapport de force entre les diplômés des différentes filières. Car la politique semble devoir rester une affaire de gagnants de la scolarité: plus qu’une diversification des voies d’entrée dans l’Assemblée, on constate plutôt une transition de l’ENA vers le MBA et les écoles de commerce. Toujours selon la note du Cevipof:
«On ne trouve chez l’ensemble des candidats que huit anciens élèves de l’ENA, deux anciens de l’École normale supérieure et deux polytechniciens. En revanche, on trouve 20 anciens de diverses écoles d’ingénieurs et 18 diplômés des grandes écoles de commerce.»
En définitive, cette analyse «montre que [le] recrutement [des candidats LREM] s’est conformé en grande partie à la sociologie de l’électorat d’Emmanuel Macron, caractérisé par son appartenance majoritaire à une bourgeoisie moderniste, diplômée, libérale sur le plan culturel comme sur le plan économique.» Cet électorat étant également le plus investi dans la vie politique et celui qui participe le plus lors des élections, la forte abstention a décuplé son pouvoir de choisir les représentants du plus que jamais mal nommé «peuple».
La démocratie de l’entre-soi et la circulation circulaire des élites politiques
Cette période de transition du pouvoir d’une élite vers une autre est tout sauf surprenant. Elle illustre le fait qu’une «démocratie de l’entre-soi» est en cours de constitution en France, pour reprendre le titre d’un récent ouvrage codirigé par Luc Rouban et Pascal Perrineau, tous deux chercheurs au Cevipof (Presses de Sciences Po). Dans le chapitre introductif de cet ouvrage, Alexandre Escudier, chargé de recherches au Cevipof, rappelle quelques enseignements forts de la science des élites, qui s’est construite avec la démocratie elle-même.
Comme il l’écrit, dès le début du XXe siècle, une «cure de réalisme sociologique» a ainsi été administrée «à l’espérance démocratique et à ses professions de foi béates» par le précurseur de l’étude des élites Vilfredo Pareto. Un régime démocratique est en équilibre instable permanent entre fractions des élites qui luttent pour l’accès au pouvoir, de sorte que la «circulation des élites» est la règle et non l’exception. L’élite gouvernementale «coule comme un fleuve; celle d’aujourd’hui est autre que celle d’hier» (Pareto).
Dans une autre métaphore maritime, un autre sociologue italien, Roberto Michels, écrit que l’histoire démocratique obéit au mouvement du battement des vagues, sans cesse brisées et sans cesse renouvelées. Dès que la démocratie penche vers l’entre-soi, «surgissent de son propre sein ses nouveaux accusateurs qui la dénoncent comme oligarchie. Mais après une période de luttes glorieuses et une période de participation peu honorable à la domination, ceux-ci se fondent aussi en définitive dans l’ancienne classe dominante. Contre eux s’élèvent cependant derechef de nouveaux combattants de la liberté au nom de la démocratie. Et il n’est pas de fin à ce jeu cruel entre l’idéalisme incurable des jeunes et l’incurable soif de domination des vieux. Toujours de nouvelles vagues montent à l’assaut de brisants qui sont toujours les mêmes.»
Cette circulation des élites est d’autant plus «circulaire» que, dans le cas pratique de la France de 2017, un certain nombre de futurs «nouveaux députés» LREM sont en réalité d’anciens élus du Parti socialiste, mais aussi des écologistes ou du centre / Modem qui ont su fort habilement négocier leur mue politique dans la période de transition des pouvoirs et faire littéralement du neuf avec du vieux.
Ce renouveau de la classe politique, s’il est une réalité, pose donc des questions qui vont au-delà du dégagisme simpliste et, de prime abord, rafraîchissant. Une certaine méritocratie de façade et un éloge du pragmatisme peuvent avoir comme effet pervers de refermer socialement le profil des nouveaux élus. Le paradoxe de la mandature Macron qui s’ouvre est que le portrait de famille des nouveaux élus donne l’image d’un entre-soi peut-être encore plus manifeste qu’auparavant. Comme le remarque Luc Rouban dans sa note consacrée à ce nouveau pouvoir, avec la mort des partis traditionnels, disparaît également une ascension sociale possible en leur sein pour des candidats d’origine plus modeste. Cette «fonction de mobilité sociale ascendante par la politique […] pourrait être remise en cause par la généralisation d’un recrutement direct ne profitant qu’à des personnes déjà suffisamment dotées en ressources sociales pour tenter l’aventure électorale.»
1 — Le profil des candidats investis par la Répblique en Marche : un renouveau limité, Luc Rouban. Cevipof, enquête électorale, #39, vague 15, juin 2017. Retourner à l’article