Par 7 avril 2022
Si l’on en croit les sondages, l’extrême droite pourrait obtenir dimanche, lors du 1er tour de l’élection présidentielle française, autour d’un tiers des voix (en cumulant les voix de Le Pen, Zemmour et Dupont-Aignant). En outre, si elle parvient au 2nd tour, Marine Le Pen est annoncée très haut au 2nd tour, plus haut que jamais (autour de 48,5%). S’il en est ainsi, c’est que la pénétration de l’idéologie portée par l’extrême droite, historiquement forte dans cette vielle puissance impériale en déclin qu’est la France, a encore progressé au cours des dernières années, largement promue par la plupart des « grands » médias et notamment l’empire médiatique qu’a constitué le milliardaire Bolloré : son projet a été ainsi banalisé, légitimé.
Mais comment caractériser cette idéologie et ce projet ? Devenu Rassemblement national sans que rien de fondamental ne change dans son programme ou sa stratégie, le Front national est de moins en moins caractérisé par les observateurs, mais aussi par les militant-es et organisations de gauche ou syndicales, comme un parti fasciste ou néofasciste. Réputée approximative et militante, cette catégorisation ferait l’impasse, nous dit-on, sur toute une série de traits propres au fascisme qui seraient absents dans le cas du FN/RN. Comme le montre ici Ugo Palheta dans un texte en 2 parties, caractériser ainsi le parti de Marine Le Pen permet au contraire de saisir les propriétés distinctives de son projet.
Ce texte d’Ugo Palheta est extrait de La Possibilité du fascisme (La Découverte, 2018). Sociologue, membre de l’Observatoire national de l’extrême droite, Ugo Palheta est l’auteur de nombreux articles pour Contretemps, et, plus récemment avec Ludivine Bantigny, de Face à la menace fasciste (Textuel, 2021), et avec Omar Slaouti de Défaire le racisme, affronter le fascisme (La Dispute, 2022).
Politiquement, le fascisme se caractérise spécifiquement par la volonté – incarnée par un chef et portée par une organisation – d’œuvrer, par une vaste opération de « purification », à la renaissance ou plus modestement à la défense d’une nation glorieuse mais en voie de décomposition.
Débarrasser cette nation mythifiée de toutes les formes d’altérité et de contestation qui en menaceraient l’identité, l’unité et l’intégrité, permettrait de mettre un coup d’arrêt au processus de décadence mis en branle indistinctement par le cosmopolitisme du capital et l’internationalisme de la gauche, la finance « apatride » et les immigrés « déracinés »[1]. Or c’est bien dans ce cadre marqué par le désir d’une révolution spirituelle qui amorcerait une régénération nationale, et non simplement dans la (si commune) référence au peuple, décelable sous des formes différentes chez tous les courants politiques, que s’inscrit clairement la politique du FN/RN. À Marseille le 19 avril 2017, après un appel à une « insurrection nationale », Marine Le Pen affirmait :
« Nous sommes sous la menace d’une dilution de notre identité nationale. Posons-nous les questions : allons-nous pouvoir vivre encore longtemps comme des Français en France ? Alors que des quartiers entiers deviennent quasiment des zones étrangères ? Alors que des règles ou des modes de vie venus d’ailleurs tentent de nous être imposés ? ».
Plusieurs précisions sont toutefois nécessaires. Tout d’abord, même si le FN/RN est fondé sur une matrice politique qui n’a guère changé depuis la création du Front national en 1972, malgré les ravalements successifs de façade, il ne constitue assurément pas le décalque des parts partis fascistes classiques, en particulier parce qu’il ne dispose pas de milices armées de masse. C’est seulement dans des circonstances spécifiques que le FN/RN pourrait être amené à se développer en véritable mouvement militant de masse capable d’être présent partout, au-delà de la scène électorale ou médiatique, et d’exercer la violence par le biais de telles milices. Ce n’est donc pas le passé fasciste du FN/RN qui devrait nous inquiéter mais son devenir-fasciste. Comme l’écrivait Maurice Duverger en 1962 : « Le microbe fasciste restera dépourvu de virulence réelle tant qu’il ne trouvera pas un terrain pour germer[2] ». Le « microbe fasciste » a depuis trouvé ce « terrain » dans les contradictions du capitalisme néolibéral, le durcissement autoritaire de l’État, l’aiguisement du nationalisme français et la montée de l’islamophobie.
Ensuite, caractériser le FN/RN comme néofasciste n’implique nullement que l’ensemble de ses militant·es, et encore moins de ses électeurs·rices, soient favorables ici et maintenant à l’installation d’une dictature d’extrême droite, ou se réfèrent au fascisme comme à un modèle. Pour autant, on ne saurait écarter ni une dynamique de radicalisation politique qui pourrait s’emparer d’une partie du corps social dans des circonstances exceptionnelles de crise ou au terme d’un processus plus progressif de polarisation politique, en particulier car le terrain a été préparé par des décennies de diffusion et de respectabilisation de la xénophobie et du racisme, ni la possibilité que le FN/RN s’appuie sur cette base électorale pour parvenir au pouvoir par la voie légale. L’exemple des fascismes italien et allemand durant l’entre-deux-guerres montre en effet que ces mouvements ont pu l’emporter et se maintenir durablement aux commandes de l’État en disposant d’une audience de masse et en s’alliant avec des pans de la droite conservatrice mais sans parvenir à obtenir le soutien de la majorité de la population. Dans le cas allemand, le maximum du soutien dont les nazis purent se prévaloir avant janvier 1933 fut de 37 % (bien davantage d’ailleurs que Mussolini en Italie avant son accès au pouvoir), et si leurs électeurs partageaient sans doute pour beaucoup un ultra-nationalisme et un antisémitisme plus ou moins viscéral, leurs motivations étaient hétérogènes. Ils étaient pour la plupart loin d’adhérer à l’intégralité de la politique mise en œuvre par Hitler dans les années suivantes, en particulier à la volonté de guerre expansionniste et a fortiori à la « solution finale »[3]. Cela n’empêcha nullement les nazis de conquérir le pouvoir politique et de mener au désastre d’une nouvelle guerre mondiale et du génocide. Nous n’en sommes évidemment pas là, mais on ne saurait prendre prétexte du fait que les électeurs du FN/RN n’ont qu’une connaissance très partielle de son programme ou ne souhaitent pas l’avènement d’une dictature pour nier ou minimiser le danger.
Ajoutons encore qu’il n’y a pas de « nature » immuable du FN/RN. Comme tout parti, il n’est pas figé et pourrait se transformer en profondeur en fonction de dynamiques internes et de son environnement externe. En particulier, il n’est nullement interdit de penser qu’il puisse évoluer dans les années à venir vers un parti de la droite conservatrice. Le poids croissant des élus au sein du FN/RN pourrait engager un processus de notabilisation, amenant peu à peu sa direction à subordonner le maintien de son programme historique, de son indépendance politique et de l’objectif de la conquête du pouvoir national, à la sauvegarde des postes obtenus dans les institutions, nationales ou locales. Néanmoins, le FN/RN ne cherche pas véritablement, du moins pour l’instant, à construire des alliances au sommet avec la droite traditionnelle et continue de mener une guerre de position pour parvenir au pouvoir seul, ou en détachant des pans entiers de la droite. Si ses dirigeants n’étaient que de simples opportunistes en quête de postes dans les institutions, ils rallieraient sans délai les partis de la droite traditionnelle ou chercheraient par tous les moyens, notamment en reniant ou en édulcorant certaines de leurs positions, à nouer des alliances électorales régulières avec ces partis afin d’obtenir bien davantage de sièges d’élus. Or, depuis sa création en 1972, le FN devenu RN – comme les organisations fascistes de l’entre-deux-guerres – a toujours maintenu son indépendance politique et ne s’est allié qu’exceptionnellement à la droite.
Il nous faut évoquer pour finir la question de la violence. À nouveau, on aurait tort d’imaginer une rupture franche entre le FN de Jean-Marie Le Pen et celui de sa fille. Dès la fondation du parti, l’objectif de constituer une vitrine électorale de l’extrême droite impliquait la mise en sourdine, sinon le refus, des trop visibles batailles de rue avec la gauche révolutionnaire. Le FN/RN dispose néanmoins avec le DPS – « Département protection sécurité », également surnommé du temps de Jean-Marie Le Pen « Dépend du président seulement » – d’un service d’ordre partiellement militarisé, par l’emploi de techniques militaires et par son recrutement parmi d’anciens militaires, policiers ou vigiles. Outre les fonctions classiquement assumées par un service d’ordre (protection des dirigeants, des meetings et des apparitions publiques), le DPS a pu procéder parfois – selon des témoignages rassemblés à la fin des années 1990 – à des actions offensives, essentiellement contre des militants anti-FN (dénommées « missions punitives »)[4]. Dans la dernière période, pour laquelle on dispose de moins d’informations, il semblerait non seulement que le DPS – qui avait beaucoup pâti de la scission mégrétiste – ait été progressivement marginalisé par la présidente du FN en raison de l’attachement de ses membres à Jean-Marie Le Pen, au profit de l’entreprise de sécurité d’Axel Loustau (ex du GUD et proche de Marine Le Pen)[5], mais qu’il ait en outre cessé d’assumer des fonctions offensives (expéditions punitives contre des « ennemis »).
Pour le FN/RN, l’époque est à la « guerre de position » au sens de Gramsci, donc moins à la prise du pouvoir par des moyens insurrectionnels qu’à la conquête progressive de l’hégémonie permettant de préparer l’accès au pouvoir politique. Néanmoins, la présence en son sein d’anciens dirigeants du Bloc identitaire (Philippe Vardon notamment), la collaboration avec des figures de l’extrême droite passées par le GUD, ainsi que le soutien apporté aux identitaires ou à d’autres groupuscules (notamment Bastion social), semble attester d’une certaine division des tâches : vitrine électorale et vaisseau amiral de l’extrême droite, le FN délèguerait l’exercice de la violence – notamment contre les mobilisations étudiantes dans la période récente – aux groupuscules qui gravitent autour de lui. Pour ne prendre que quelques exemples récents : au printemps 2018, les principaux dirigeants du FN/RN se félicitaient de l’initiative de « Génération identitaire » au col de l’Échelle, visant à s’opposer symboliquement, mais aussi physiquement, à l’entrée en France de migrants. Durant la même période, alors que des militants fascistes agressaient régulièrement des étudiant·es mobilisé·es dans plusieurs universités, Louis Aliot appelait à la télévision à « virer manu militari » les « bloqueurs » et se félicitait de l’offensive gouvernementale contre les « zadistes » à Notre-Dame-des-Landes. Cela signale une fois de plus que, face à la contestation sociale, le FN/RN se tient toujours du côté de l’ordre, soutient les gouvernements désireux d’employer la force et maintient un projet ultra-autoritaire, aspirant à aller plus loin et plus vite dans l’écrasement de toute opposition. Il faut enfin rappeler l’influence et l’implantation du FN/RN au sein des appareils répressifs d’État, en particulier dans les services les plus violents (BAC, CRS, etc.). Cette situation peut faire passer pour superflue aux yeux de ses dirigeants le fait de se doter de milices préposées au harcèlement et à la répression des opposants.
La délégitimation de la violence politique et l’objectif de la conquête du pouvoir contraignent ainsi le FN/RN à limiter au maximum la possibilité d’actes violents rappelant trop visiblement l’ancrage du parti dans les traditions brutales de l’extrême droite, et à empêcher l’existence en son sein de groupes aspirant à jouer un rôle équivalent à celui des SA au sein du parti nazi (fonction que François Duprat avait assignée aux groupes nationalistes-révolutionnaires dans les années 1970 lorsqu’il était une figure majeure du FN[6]). Néanmoins, le FN/RN prépare les esprits à un usage intensifié de la violence en recourant fréquemment à la rhétorique de la « guerre civile ». Comme l’affirmait Marine Le Pen elle-même : « Depuis quarante ans au moins, tout observateur lucide et objectif voit monter les problèmes quand depuis trop d’années, d’intimidations en intimidations et d’agressions anti-françaises en actes terroristes, la perspective de la guerre civile n’est plus un fantasme ». Le FN prétend ainsi être seul à même d’en empêcher la survenue tout en ne cessant pas de souffler sur les braises de l’islamophobie, de la romophobie et de la xénophobie, en agitant la menace d’une « cinquième colonne » islamiste ou d’une destruction de la nation française. Quelle politique croit-on qu’un parti prétendant depuis tant d’années que la France est « submergée » et « colonisée » par des éléments considérés comme « anti-nationaux » et « inassimilables », mènerait s’il parvenait au pouvoir ? Pense-t-on sérieusement qu’un tel parti ne ferait que prolonger les politiques menées par les gouvernements bourgeois traditionnels ?
Illustration : Meeting du FN, 1er mai 2012 / Wikimedia Commons.
Notes
[1] Sur ce point, voir La Possibilité du fascisme, chapitre 1.
[2] Cité in J.-P. Gautier, Les extrêmes droites en France, Paris, Syllepse, 2012.
[3] W. S. Allen évoque dans son livre les sentiments « mitigés » que nourrissaient les électeurs du NSDAP à son égard, le percevant comme un mixte de gens « convenables » et de « voyous ». Voir : Une petite ville nazie, op. cit., p. 122-123. Plus généralement, voir : I. Kershaw, L’opinion allemande sous le nazisme, Paris, CNRS Éditions, 1995 [1983]. Pour une critique de l’idée que les « masses » auraient « désiré le fascisme », voir : N. Poulantzas, « À propos de l’impact populaire du fascisme », in M.-A. Macciocchi, Éléments pour une analyse du fascisme, tome 1, Paris, 10/18, 1976.
[4] Voir les auditions effectuées lors de l’enquête parlementaire sur le DPS menée en 1999 : http://www.assemblee-nationale.fr/11/dossiers/dps/auditi02.asp. Voir également à propos de Claude Hermant, membre du DPS pendant six ans et récemment condamné à sept ans de prison pour trafic d’armes (dont certaines auraient servi à Amedy Coulibaly dans la tuerie de l’hypercacher : R. Dély et K. Laske, « Confessions d’un fantôme », Libération, 6 juin 2001, http://www.liberation.fr/societe/2001/06/06/confessions-d-un-fantome_367082.
[5] Voir : A. Mestre et C. Monnot, « Crise au FN : Marine Le Pen écarte le service d’ordre historique au profit d’un proche », Droites extrêmes, 3 septembre 2015, http://droites-extremes.blog.lemonde.fr/2015/09/03/crise-au-fn-marine-le-pen-ecarte-le-service-dordre-historique-au-profit-dun-proche/. Sur les liens entre Marine Le Pen et Axel Loustau, voir : M. de Turchi, “Marine est au courant de tout…”. Argent secret, financements et hommes de l’ombre, Paris, Flammarion, 2017.
[6] Ainsi François Duprat a-t-il pu écrire : « Notre conception révolutionnaire est, elle aussi, fort simple : nous devons savoir faire cohabiter une organisation de combat et une organisation de formation et d’encadrement. Sans les SA, jamais le NSDAP n’aurait pu prendre le pouvoir, mais sans la Politische Organisation les SA n’auraient pas mieux réussi que les Corps francs de Kapp et Luttwitz, lors du putsch de 1920… Dans l’hypothèse où le mouvement nationaliste-révolutionnaire dispose des forces nécessaires à une lutte violente et soutenue, si ces forces sont disciplinées et organisées, il peut rallier à lui les masses de droite, qui recherchent toujours une force susceptible de les rassurer. [Il faut que s’accentue la crise économique, que l’État s’affaiblisse et] une solution radicale pourra devenir acceptable pour des millions de Français… Une Révolution ne pourra s’accomplir que si nombre de conservateurs paisibles cessent d’être tentés par la perpétuation de l’ordre régnant. [Si la Révolution se fait par un coup de force permis par la crise], seul le mouvement capable de lancer dans la rue de nombreux militants, combatifs et disciplinés, pourra remporter la victoire et sauver notre civilisation ». Cité in : N. Lebourg et J. Beauregard, François Duprat. L’homme qui réinventa l’extrême droite, op. cit., p. 204.
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