Le projet présidentiel de Marine Le Pen foule aux pieds les droits fondamentaux

Derrière sa fade campagne, la candidate d’extrême droite défend un programme brutal, profondément xénophobe et autoritaire, qui mettrait la France au ban des démocraties européennes.

Par Lucie Delaporte
7 avril 2022

Sourire, en toute circonstance, et mesurer chacun de ses mots en public. Dans cette campagne qu’elle a voulue « de proximité », et centrée sur le pouvoir d’achat, Marine Le Pen a joué la contre-programmation. Attendue sur les thématiques habituelles de l’extrême droite – immigration, insécurité, islam –, la candidate du Rassemblement national (RN), assurée pour sa troisième candidature d’être déjà parfaitement identifiée sur ces sujets, les a stratégiquement remisées à l’arrière-plan.

Écumant les marchés en faisant des selfies, celle qui s’est déclarée « lassée du bruit et de la fureur » a voulu se montrer proche des Français confrontés aux difficultés du quotidien. Face à la candidature d’Éric Zemmour qui multipliait les sorties racistes et xénophobes, Marine Le Pen a offert cette image « assagie », apparaissant miraculeusement « recentrée », en comparaison de l’ancien journaliste du Figaro.

Une prouesse au regard de l’incroyable brutalité de son projet, pourtant. Un projet qui, sur bien des aspects, ferait basculer le pays dans un régime autoritaire à la hongroise avec des conséquences humaines, sociales pour des millions de résidents étrangers difficile à imaginer.

Si la candidate du RN ne cesse de revendiquer son attachement aux « valeurs de la République » et au droit, rappelant à l’envi qu’elle est une ancienne avocate, son programme piétine en réalité tous les droits fondamentaux.

Pour habiller de légalité la « priorité nationale », soit la priorité d’accès à l’emploi, au logement ou aux aides sociales aux Français, Marine Le Pen s’est adjoint les services de l’ancien magistrat Jean-Paul Garraud. Afin d’écarter les critiques en « inconstitutionnalité » qui entourent depuis des années cette mesure phare du programme de l’extrême droite, l’ancien député Les Républicains (LR), rallié au RN, a déjà rédigé un projet de loi. « Nous sommes prêts à gouverner, nos mesures sont applicables », ne cesse d’ailleurs de répéter la candidate qui sait combien lui a coûté en 2017 son image d’amateurisme.

Marine Le Pen a décidé de passer par « un projet de loi sur l’immigration » soumis à référendum qui entérinerait la fameuse « priorité nationale ». Dans l’exposé des motifs, elle affirme qu’« organiser un référendum sur les questions essentielles de la maîtrise de l’immigration, de la protection de la nationalité et de l’identité françaises et de la primauté du droit national permettra de rétablir, par “la voie la plus démocratique qui soit”, pour reprendre l’expression du général de Gaulle, et donc de manière incontestable, la volonté souveraine du peuple français »

Comme la « priorité nationale » est aujourd’hui anticonstitutionnelle, car contraire au principe constitutionnel d’égalité, la candidate RN veut faire sauter tous les verrous du droit susceptibles d’entraver sa politique xénophobe. Ne pouvant s’appuyer sur l’article 89 pour modifier la Constitution – lequel nécessite que le projet soit discuté à l’Assemblée nationale et au Sénat, avant d’être adopté en termes identiques par les deux chambres –, elle veut donc recourir à l’article 11, soit le recours au référendum, en arguant que de Gaulle l’a bien utilisé en 1962 dans ce cas de figure.

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À l’époque, de Gaulle s’était assis sur les avis du Conseil constitutionnel, et depuis la jurisprudence est claire : l’article 11 ne peut servir à modifier le texte fondamental. Si elle décidait de passer malgré tout en force, le Conseil constitutionnel n’aurait plus son mot à dire car, détaille son programme, « le Conseil constitutionnel ne peut examiner une loi adoptée par référendum ». Interrogée sur France Inter sur les graves réserves émises par le constitutionnaliste Dominique Rousseau, Marine Le Pen l’a traité de « constitutionnaliste d’extrême gauche » et a raillé son « niveau d’incompétence », ce qui donne une idée assez claire de la manière dont, une fois au pouvoir, elle traiterait les contre-pouvoirs.

Son projet de « priorité nationale », rappellent tous les juristes consultés par Mediapart, contrevient pourtant à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui interdit d’opérer une distinction entre les Français et les étrangers dans l’accès aux droits fondamentaux. Le terrain est préparé puisque, dans sa famille politique, tout un travail de sape a été fait sur le « droitdelhommisme », accusé d’entraver la souveraineté populaire et dénoncé dès 1997 par Jean-Marie Le Pen.

L’idée de créer un « bouclier constitutionnel » établissant que la France ne serait plus soumise au droit international, et notamment européen s’il entre en contradiction avec la nouvelle Constitution, n’a, selon les juristes consultés par Mediapart, que peu de sens du point de vue du droit.

« Le droit international des droits humains postule sa propre primauté à l’égard de toutes les normes juridiques internes », rappelle le juriste Yannick Lecuyer, maître de conférences à l’université d’Angers (Maine-et-Loire). L’argument avancé de la souveraineté ne tient pas, souligne-t-il, car « ces textes ont été ratifiés par la France. On est dans tout sauf de la négation de souveraineté ». Il rappelle aussi que la France peut évidemment choisir de tourner le dos à la Convention européenne des droits de l’homme : « En droit, tout est possible et la France rejoindrait le club très fermé de la dictature des colonels et de la Russie. »

Si les États européens ont ratifié ces traités, c’est précisément pour servir de garde-fou à une « dictature des majorités », c’est-à-dire empêcher qu’un dirigeant élu sur un programme qui contreviendrait à la dignité humaine ait les mains totalement libres. « On peut décider de ne pas suivre une décision de la Cour européenne des droits de l’homme, il ne se passera rien, mais on se met au ban des démocraties qui ont décidé que le respect des droits humains était garant de la paix », renchérit Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit public à l’université de Paris-Nanterre.

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Appliquer aux ressortissants de l’Union européenne la « priorité nationale » contrevient également au droit européen. Refuser l’accès à l’emploi ou au logement social est contraire notamment à la charte des droits fondamentaux de l’UE. Ce serait une sorte de « Frexit » de fait, qui ne serait pas sans conséquence pour la France.

« La priorité nationale » aurait des conséquences dévastatrices pour des millions de personnes

Tout cela empêcherait-il Marine Le Pen d’appliquer son programme ? Sans doute que non. On sait qu’un habillage légaliste a permis à certains États européens de glisser vers des régimes de plus en plus autoritaires, à l’instar de la Hongrie de Viktor Orbán, qui constitue un modèle revendiqué pour Marine Le Pen.

Au-delà des considérations juridiques, « la priorité nationale » aurait des conséquences dévastatrices pour des millions de personnes. Priver potentiellement près de 5 millions de résidents étrangers, parmi lesquels 38 % d’Européens, de l’accès au travail, au logement social, au RSA, aux allocations familiales ou aux soins médicaux (hors situation d’urgence) provoquerait un chaos social difficile à imaginer.

« Penser que les étrangers quitteront le territoire parce qu’ils n’ont plus ces prestations, c’est le fantasme de l’extrême droite qui croit que ces étrangers sont venus pour les prestations sociales. Cela n’a rien à voir, on le sait, avec la réalité des migrations. Ceux qui sont là depuis longtemps ne repartiront pas mais certains seront plongés dans la misère », prévient Antoine Math, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales et expert pour le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés).

Le programme de la candidate du RN tend à rendre la vie des étrangers en situation régulière le plus difficile possible : suppression du regroupement familial, suppression du droit du sol et naturalisation « au mérite ». Un étranger qui n’aurait pas trouvé de travail au bout d’un an n’aurait plus droit au séjour en France, et l’aide médicale d’État serait aussi supprimée.

Pour les clandestins, le séjour illégal devenant un délit, les fonctionnaires auraient l’obligation de les dénoncer en vertu de l’article 40. En contradiction là encore avec le droit international et européen, l’asile dans la France de Marine Le Pen serait rendu pratiquement impossible.

Au-delà de cette xénophobie institutionnalisée, le programme de Marine Le Pen sur la sécurité pose aussi tous les jalons d’un exercice autoritaire du pouvoir. Dans un État qui se serait affranchi du carcan de la Déclaration universelle des droits de l’homme, comment interpréter la proposition d’instaurer une légitime défense pour les forces de l’ordre ?

La partie du projet consacrée à la lutte contre le terrorisme est l’une des plus inquiétantes de son programme en ce qu’il soumet la pratique de la religion musulmane à l’arbitraire le plus complet.

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Le texte s’appuie sur le projet de loi de Marine Le Pen « visant à combattre les idéologies islamistes » et rédigé comme une contre-proposition à la loi sur le « séparatisme ». Peinant à définir précisément « l’idéologie islamiste » dans son premier article, il décline ensuite tous les moyens pour empêcher la diffusion de cette « idéologie » dans la société.

« Interdire une idéologie, on ne voit pas très bien la frontière avec le délit d’opinion. Si les mots ont un sens, une idéologie, c’est un système de pensée », prévient la juriste Stéphanie Hennette-Vauchez, pour qui ce texte « est en rupture avec la Déclaration des droits de l’homme qui a fait entrer le droit français dans la modernité ».

La pratique de l’islam soumise au pouvoir discrétionnaire de l’administration

L’autrice de La Démocratie en état d’urgence (Seuil, 2022) pointe à ce sujet « la puissance rhétorique et politique du danger, de l’urgence, de l’exception qui s’est installée dans la manière de gouverner ». Et qui permet, au nom de la lutte contre le terrorisme, de revenir sur des droits fondamentaux comme la liberté de conscience ou la liberté de culte.

Alors que « l’idéologie islamiste » n’est pas clairement définie, le projet de Marine Le Pen prévoit un contrôle de la diffusion des livres jeunesse, des œuvres cinématographiques susceptibles de la propager. Pour ceux qui douteraient du caractère « extensif » de l’application d’une telle loi, c’est elle qui permettrait à Marine Le Pen d’interdire le voile dans l’espace public – d’ailleurs toutes les « tenues islamistes », sans plus de précisions, seraient interdites.

Son projet autorise aussi le licenciement de tout salarié ayant « diffusé » cette idéologie et permet qu’un fonctionnaire refuse un logement ou une prestation sociale à cet « islamiste » présumé. Autant dire une pratique de l’islam sous surveillance constante et soumise à un effrayant pouvoir discrétionnaire.

Difficile face à ce tableau de souscrire à l’idée d’une Marine Le Pen assagie, amie des chats et du karaoké.

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