Par Alastair Crooke
18-11-2019
« D’ici deux ans, trois ans, cinq ans maximum, vous ne pourrez pas reconnaître le même Moyen-Orient », a déclaré l’ancien secrétaire général et candidat à la présidence de la Ligue arabe, Amr Moussa, dans une interview avec Al-Monitor.
Mousa a fait quelques remarques inattendues, au-delà de l’avertissement d’un changement majeur à venir (« le fait est que l’homme arabe de base s’adapte à tout » – à tous les événements). Et à propos des manifestations en Irak, Moussa dit que l’Irak est « en phase préparatoire afin qu’ils puissent choisir leur voie comme Irakiens – soulignant que la discorde entre sunnites et chiites va s’estomper ».
La turbulence régionale actuelle, suggère-t-il, est [essentiellement] une réaction au fait que les États-Unis jouent la carte sectaire – manipuler « les questions de secte et de religion, et cetera, n’était pas seulement une politique dangereuse, mais un type de politique funeste. Je ne dis pas que cela arrivera demain, mais [le fait que la discorde entre sunnites et chiites s’estompe], se produira certainement dans un avenir prévisible, ce qui aura aussi des répercussions au Liban » a toutefois ajouté le président.
Ce à quoi nous assistons en Irak et au Liban, ajoute-t-il, « ce sont ces choses qui se corrigent d’elles-mêmes. Cela prendra du temps, mais elles se corrigeront d’elles-mêmes. L’Irak est un grand pays de la région, pas moins que l’Iran, pas moins que la Turquie. L’Irak est un pays avec lequel il faut compter. Je ne sais pas si c’était la raison pour laquelle il fallait le détruire. C’est possible. Mais il y a des forces en Irak qui sont en train de se reconstruire… L’Irak renaîtra. Et cette phase – ce que nous voyons aujourd’hui, peut-être que c’est – que puis-je dire ? Une phase préliminaire ? »
Bien sûr, ces commentaires – venant d’une figure de premier plan de l’establishment sunnite – sembleront étonnamment contre-intuitifs pour ceux qui vivent en dehors de la région, où le récit des MSM [Main Stream Medias les médias de masse ou grand public NdT] – de la Colombie aux États du Golfe – est que les manifestations actuelles sont sectaires, et visent principalement le Hezbollah et l’Iran. Il y a certainement un fil iconoclaste dans cet « âge de la colère » mondiale, qui vise tous les leaders, partout. En ces temps tumultueux, bien sûr, le monde lit dans les événements ce qu’il espère et ce qu’il attend de voir. Moussa qualifie ce « cadrage » sectaire de dangereux et de « funeste ».
Mais regardez plutôt la question centrale sur laquelle pratiquement tous les manifestants libanais sont d’accord : C’est que la « cocotte » en fonte sectaire (décrétée d’abord par la France, puis « corrigée » par l’Arabie saoudite à Taif, pour transférer le pouvoir économique entre les mains des sunnites), est la cause profonde de la corruption et de la mauvaise gouvernance semi-héréditaire et institutionnalisée qui ont infecté le Liban.
Cela ne s’exprime-t-il pas précisément dans l’exigence d’un « gouvernement technocratique », c’est-à-dire dans l’exigence d’évincer tous ces Zaim [ Zaim : principales figures sunnites du Liban, NdT] Bien sûr, s’agissant du Liban, une tribu sera toujours plus encline à ce qu’un chef sectaire, plutôt qu’un autre, soit considéré comme le méchant de la pièce. La réalité est, cependant, que le gouvernement technocratique est exactement en rupture avec Taif [Taif : Cette ville, d’Arabie Saoudite, a été le lieu d’établissement des accords inter-libanais de 1989 Taif – Wikipedia – NdT] – même si le prochain Premier ministre est nominalement sunnite (mais non encore partisan sunnite) ?
Et juste par souci de clarté : Il est dans l’intérêt du Hezbollah de mettre fin à la constitution sectaire compartimentée. Les chiites – la plus grande minorité au Liban – ont toujours reçu la plus petite part du gâteau national, sous le sceau du clivage sectaire.
Ce qui motive cette soudaine focalisation sur « le système défectueux » au Liban – de façon plus plausible – est tout simplement la dure réalité. La plupart des Libanais comprennent qu’ils ne possèdent plus une économie fonctionnelle. Son ancien « modèle d’affaires » est en faillite.
Le Liban exportait autrefois des produits agricoles vers la Syrie et l’Irak, mais cette voie a été fermée par la guerre en Syrie. Les exportations (légales) du Liban aujourd’hui sont effectivement « nulles », mais il importe énormément (grâce à une livre libanaise artificiellement élevée). Tout cela – c’est-à-dire le commerce et le déficit budgétaire du gouvernement qui en résulte – était compensé par l’important afflux de dollars.
Les envois de fonds en provenance des 8 à 9 millions de Libanais vivant à l’étranger ont joué un rôle clé – de même que les dépôts en dollars qui arrivaient dans le système bancaire libanais, autrefois « refuge ». Mais ce « modèle d’affaires » est en fait un échec. Les envois de fonds s’estompent depuis des années, et le système bancaire est sous le contrôle du Trésor américain (à la recherche de comptes du Hezbollah passibles de sanctions).
Ce qui nous ramène à l’autre point clé soulevé par Moussa, à savoir que les troubles irakiens sont, selon lui, « une étape préparatoire pour qu’ils choisissent leur voie en tant qu’Irakiens… et cela aura aussi des répercussions sur le Liban ».
Si le « modèle » – que ce soit sur le plan économique ou politique – est en train de s’effondrer sur le plan systémique, alors le bricolage ne suffira pas. Une nouvelle orientation s’impose.
Voyons les choses ainsi : Sayyed Nasrallah a noté ces derniers jours que d’autres alternatives pour le Liban à un alignement américain sont possibles, mais n’ont pas encore été consolidées en une alternative définitive. Cette option consiste essentiellement à « regarder vers l’Est » : vers la Russie et la Chine.
C’est raisonnable : D’une part, un accord avec Moscou pourrait délier un certain nombre de « nœuds » : Il pourrait conduire à une réouverture du commerce, via la Syrie, vers l’Irak pour les produits agricoles libanais ; il pourrait conduire à un retour des réfugiés syriens dans leurs foyers hors du Liban, la Chine pourrait assumer un plan de développement économique, pour une fraction du coût prévu de $20 milliards – et surtout il pourrait éviter la « pilule empoisonnée » de la privatisation massive des actifs de l’État libanais sur lesquels les français insistent. A plus long terme, le Liban pourrait participer aux plans de commerce et de « corridor énergétique » que la Russie et la Chine ont en projet pour la région nord du Moyen-Orient et de la Turquie. Au moins, cette alternative semble offrir une véritable « vision » de l’avenir. Bien sûr, l’Amérique menace le Liban d’horribles conséquences, ne serait-ce que parce qu’elle pense à « regarder vers l’Est ».
D’autre part, lors d’une conférence des donateurs à Paris en avril, ceux-ci se sont engagés à accorder au Liban 11 milliards de dollars en prêts et dons – mais seulement s’ils mettent en œuvre certaines « réformes ». Les conditions incluent l’engagement de consacrer 7 milliards de dollars à la privatisation des actifs publics et des biens de l’État, ainsi que des mesures d’austérité telles que l’augmentation des impôts, la réduction des salaires du secteur public et la réduction des services sociaux.
Super ! Mais comment cela va-t-il corriger le « modèle d’affaires » défaillant du Liban ? Réponse : Il ne sera pas corrigé. La dévaluation de la livre libanaise (presque inévitable et impliquant de fortes hausses de prix) et la poursuite de l’austérité ne feront pas non plus du Liban un refuge financier, ni n’augmenteront les revenus provenant des envois de fonds. C’est la recette classique de la misère, qui laisse le Liban entre les mains des créanciers extérieurs.
Paris s’est donné pour mission de faire avancer ce programme d’austérité en soulignant que seul un gouvernement acceptable par les créanciers fera l’affaire, pour débloquer les fonds essentiels. Il semble que la France estime qu’il suffit d’introduire des réformes, d’imposer l’État de droit et de mettre en place les institutions – afin de fragiliser le Hezbollah. Cette prémisse de l’acquiescement des États-Unis ou d’Israël à ce plan de fragilisation – semble sujette à caution.
La question pour Aoun doit être celle des sanctions potentielles que les États-Unis pourraient imposer – jusqu’à l’exclusion éventuelle des banques libanaises du système de compensation du dollar (c’est-à-dire la fameuse bombe à neutrons du Trésor américain). Washington a davantage l’intention de pousser le Liban au bord du gouffre financier, en tant qu’otage de son exigence (c’est-à-dire celle d’Israël) que le Hezbollah soit désarmé et que ses missiles soient détruits. Il pourrait toutefois se tromper et envoyer le Liban au bord de l’abîme.
Mais le Président Aoun, ou n’importe quel nouveau gouvernement, ne peut désarmer le Hezbollah. Mais la nouvelle situation stratégique ambiguë d’Israël (post-Abqaïq) va probablement accroître les pressions sur le Liban pour qu’il agisse contre le Hezbollah, par un moyen ou un autre. Si Aoun ou son gouvernement essayaient d’atténuer les pressions américaines en acceptant le paquet « réforme », est-ce que ce serait fini pour lui ? Où tout cela s’arrêterait-il, pour le Liban ?
Et c’est un casse-tête similaire en Irak : La situation économique, cependant, est tout à fait différente. L’Irak compte un cinquième de la population de l’Iran voisin, mais cinq fois plus de ventes quotidiennes de pétrole que son voisin. Pourtant, l’infrastructure de ses villes, après les deux guerres, est encore un paysage de ruines et de pauvreté. La richesse de l’Irak est volée et se trouve sur des comptes bancaires à l’étranger. En Irak, c’est avant tout le modèle politique qui est en panne et qui doit être refondu.
Est-ce là ce que Moussa soutient, à savoir que l’Irak est actuellement dans la phase préparatoire du choix d’une nouvelle voie à suivre ? Il le décrit comme un processus d’autocorrection qui sort des clivages du sectarisme. La pensée conventionnelle de Washington, cependant, est que l’Iran ne cherche qu’une hégémonie chiite pour l’Irak. Mais c’est une mauvaise interprétation : La politique de l’Iran est beaucoup plus nuancée. L’objectif n’est pas une hégémonie sectaire , mais plutôt d’avoir l’avantage stratégique à travers la région – d’une manière informe, ambiguë et difficile à définir – pour qu’un Irak pleinement souverain puisse se défendre contre Israël et les États-Unis – vraisemblablement, et bien peu enclin à une guerre ouverte.
C’est là l’essentiel : la fin du sectarisme est un enjeu iranien, et non pas une hégémonie sectaire.
Source : Strategic Cultutre, Alastair Crooke
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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