Le coronavirus: aux limites de l’économie capitaliste

Écrit au printemps dernier, La Chauve-souris et le capital (La Fabrique) propose une réflexion à chaud sur la pandémie de Covid-19 et sa gestion par les gouvernements occidentaux. Andreas Malm y examine les causes profondes de la résurgence de maladies infectieuses et la responsabilité de notre modèle économique. (Par Manouk Borzakian)

6 déc. 2020

En février 2020, alors que les États-Unis se préparaient à un ralentissement économique historique, la chance souriait aux entreprises de location de jets privés. Début mars, l’heureux propriétaire de Southern Jet témoigne dans Slate : en deux semaines, il a vu sa (riche) clientèle multipliée par dix. L’anecdote confirme – s’il en était besoin – que la crise sanitaire ne touche pas uniformément les populations, en dépit des discours lénifiants sur la solidarité et l’unité nationale. Comme pour la crise climatique, nous sommes dans la même tempête mais, selon notre classe sociale et le lieu où nous vivons, certainement pas dans le même bateau.

Au-delà de ce point commun entre dérèglement climatique et Covid-19, comment expliquer la réaction rapide et énergique des gouvernements dans le second cas, alors que les demi-mesures et l’attentisme sont de mise dans le premier ? C’est l’un des mystères qu’Andreas Malm tente de percer dans son dernier livre. Et si ses premières publications relevaient plutôt de l’histoire de l’environnement, le chercheur n’enseigne pas pour rien dans un département de géographie : l’espace est au cœur de son diagnostic.

Charité bien ordonnée…

L’histoire des pandémies, rappelle-t-il, est celle de l’évolution des transports. Avec le développement de l’aviation civile après 1945, les virus se propagent à une vitesse inédite. Mais leur circulation correspond à la géographie particulière et très inégalitaire des transports aériens : en dehors de l’Iran, la pandémie de coronavirus a touché d’abord les pays riches, dotés en aéroports internationaux et dont la population constitue l’essentiel de la clientèle des compagnies aériennes.

Le trafic des aéroports. Le trafic des aéroports.

Tout ou presque s’est donc passé comme l’imaginait Steven Soderbergh dans Contagion : le film de 2011 décrivait avec une étonnante clairvoyance les ravages d’une grippe aviaire féroce en provenance de Hong-Kong, gagnant les États-Unis plus vite que l’Asie du Sud-Est. En matière de contamination, les réseaux éclipsent les territoires, la connectivité l’emporte sur la contiguïté. Et les pays riches trinquent, pour une fois, avant les autres.

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Résultat, dès les premiers signes d’hécatombe en Lombardie, les gouvernements occidentaux n’ont pu rester passifs : c’est leur électorat qui subissait la pandémie, pas des populations lointaines affrontant des cyclones, des sécheresses ou des maladies tropicales. Les mêmes qui, depuis des décennies, avaient disqualifié les écologistes et leurs propositions « extrêmes » au nom du « réalisme » (économique), décidaient soudain de s’asseoir sur leurs principes et sur le PIB pour sauver des vies humaines. Conclusion : « L’humanité doit sans doute remercier le Covid-19 d’avoir commencé par l’Europe. »

Le chercheur suédois ajoute une autre hypothèse : la vitesse d’arrivée du virus a empêché les tenants de la croissance à tout prix de se préparer. Alors que la crise climatique menace depuis plusieurs décennies, les enragés de la croissance carbonée ont eu le temps de mener un travail de sape idéologique pour prévenir toute transformation en profondeur de l’économie mondiale. L’irruption du Covid-19, au contraire, a pris les acteurs économiques et politiques au dépourvu.

Le traitement de la deuxième vague donne raison à cette grille d’analyse élaborée en avril : derrière l’incohérence des mesures prises à la fin de l’été, doublée des injonctions culpabilisatrices à l’intention des populations, on devine sans mal l’impératif catégorique d’entraver le moins possible la machine productive.

Marchandisation des écosystèmes

Il y a plus important : la gestion de la crise s’est limitée au traitement – certes indispensable – des symptômes. Au-delà des variations de degré d’intervention des États et de la diversité des moyens engagés, aucun gouvernement ne semble s’être posé la question des causes profondes de la crise sanitaire. Les spécialistes du risque le savent : les barrières permettent de gagner du temps mais ne règlent rien à long terme.

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Or l’action de nos responsables politiques n’a pas dépassé l’horizon du geste barrière : distanciation physique, confinement, quarantaine et vaccin sont autant de manières de limiter la propagation du virus et/ou le nombre de ses victimes, pas de s’attaquer à ce qui a rendu la pandémie possible.

Mobilisant une abondante littérature scientifique, Andreas Malm commence par rappeler une vérité qui fâche : biologistes et épidémiologistes nous avertissent depuis des décennies de l’imminence d’une pandémie liée à un agent pathogène issu d’une autre espèce. Depuis les années 1980, les épidémies se multiplient à un rythme exponentiel mais les scientifiques qui les étudient prêchent dans le désert. Il faut dire qu’elles touchent des pays pauvres : qui se soucie des 400 000 morts causées chaque année par la malaria ?

Surtout, combattre la recrudescence des maladies infectieuses transmises à l’être humain par les chauves-souris et autres espèces pullulant dans les forêts tropicales nécessiterait de contester les fondements de l’économie mondiale : la croissance infinie et sa condition, la transformation en marchandise de tout ce qui peut l’être.

Le géographe David Harvey, entre autres, a décrit la manière dont la quête du profit poussait à transformer l’espace, comme le reste, en un bien échangeable. Les politiques urbaines de la fin du 20e siècle, par exemple, ont consisté à positionner les villes dans le marché hautement concurrentiel du tourisme mondial.

De même, les forêts tropicales ne pouvaient éternellement demeurer à l’état sauvage, improductives. Les bulldozers des multinationales de l’agro-alimentaire et de l’industrie extractive se sont chargés de les transformer en plantations de palmiers et de cacaoyers, en zones d’élevage bovin ou en mines de bauxite et de les quadriller de routes. Pour que le Nord puisse se gaver de bœuf et de chocolat, au Sud se multiplient les interfaces entre l’humanité et des zones jusqu’à récemment inaccessibles. Là, d’innombrables espèces s’échangeaient de non moins innombrables microbes, loin de la civilisation.

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C’est la quête de marchandises qui « fait déborder de toutes parts le territoire humain sur le monde sauvage », multipliant les contacts et, inévitablement, les transmissions d’agents pathogènes ou « débordements zoonotiques ». À moins de nous résoudre à vivre désormais dans une « urgence chronique », c’est la logique d’appropriation du milieu par la partie la plus riche de l’humanité qu’il faut remettre en question.

Changer (vraiment) de système ?

Prétendant fournir des moyens d’inverser cette tendance aux conséquences incontrôlables, le dernier chapitre du livre relève moins de l’essai scientifique que du manifeste politique. Il est possible que le projet d’un « communisme de guerre » ne convainque pas tout le monde – même s’il faut reconnaître une qualité majeure à ce chapitre : proposer des mesures concrètes en lieu et place des appels parfois vagues à « changer le système ». D’autres regretteront peut-être l’absence d’analyses fondées sur les recherches d’Andreas Malm lui-même, comme dans ses précédentes publications.

Reste une synthèse écrite dans l’urgence mais stimulante, portée par les qualités qu’on connaît à l’auteur : une argumentation à la rigueur implacable et une écriture claire et accessible – pour laquelle il faut saluer le travail du traducteur, Étienne Dobenesque. En somme, La Chauve-souris et le capital aide à comprendre la séquence que nous vivons en la replaçant dans le contexte de la mondialisation des marchés et de notre relation au milieu, apportant sa pierre à l’édifice de la réflexion sur l’anthropocène – ou plutôt le capitalocène.

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Andreas Malm, La Chauve-souris et le capital, La Fabrique, 2020.

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