Le bal des faux-culs. Rétrospective sur les récentes élections législatives françaises

par Christos Marsellos

A Walter R., ami canadien qui sans doute s’étonne de l’état actuel de la France

“Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel devient fade, comment lui rendre de la saveur ? Il ne vaut plus rien : on le jette dehors et il est piétiné par les gens.” (Matthieu 5, 13)

Qu’on le veuille ou non, c’est un fait : le dernier cadre inventé pour le fonctionnement de la démocratie a été l’État-nation. De la démocratie, ou pour compliquer encore plus les choses, puisqu’il sera question de la France, de la République, selon une distinction qui, ne coïncidant pas exactement avec l’ancienne, p.ex. aristotélicienne, entre δημοκρατία et πολιτεία, la supplante. On se donne beaucoup de peine aujourd’hui pour traduire la πολιτεία autrement que l’antiquité latine ne l’avait fait par la res publica, dans un souci d’éviter les anachronismes historiques, mais ce qu’on finit par éviter de la sorte, ce n’est ni plus ni moins que de penser l’histoire. Car si les notions connaissent certes des déplacements historiques, ceux-ci, loin d’être purement et simplement fortuits, font justement la densité et l’opacité de l’histoire ; plutôt que de les éluder il importerait d’en élucider les complexités. Ainsi, par exemple, quand Sieyès déclarait que la France ne pouvait pas être une démocratie et devait être une République, l’idée que la démocratie (sous-entendu : directe) est adaptée seulement aux petits territoires et, osons l’anachronisme terminologique, à des systèmes peu diversifiés, fusionnait déjà avec les connotations négatives de δημοκρατία (pour Aristote justement la forme négative du régime dont  πολιτεία, la République, est la forme positive). Il y avait dans la réflexion de Sieyès une double pointe anti-rousseauiste et anti-jacobine : les deux ne correspondant pas tout à fait, dans la mesure où, si Rousseau lui-même savait que sa théorie offrait le modèle d’un État de petites dimensions, le problème auquel Robespierre ne voulait pas renoncer était justement son application à une autre échelle de grandeur. Si à l’époque on parlait volontiers, et en connaissance de cause, de République, le retour en vogue du vocable de démocratie au vingtième siècle s’est accompagné d’un certain flou artistique que l’historien, à la différence des politiciens, se doit de débusquer, commençant, pour ce faire, par diriger l’attention là où le mouvement de l’histoire s’est réellement densifié.

L’opposition du parti démocrate et du parti républicain au début du 19ème siècle en Amérique correspondait encore dans une certaine mesure à la compréhension aristotélicienne des phénomènes : pour le comprendre, il faut se rappeler que le parti démocrate, pour des raisons électorales, comme on dit aujourd’hui, à savoir pour ne pas perdre les votes des blancs, soutenait l’esclavage aux États qui l’avaient déjà, et que c’est le parti républicain qui a à la fois combattu l’esclavage et fondé l’unité des États Unis sur des principes, ceux notamment du libéralisme classique. Ce n’est qu’au début du vingtième siècle que l’opposition des deux partis s’inverse en prenant la forme de l’opposition du progressisme et du conservatisme qu’on lui connaît aujourd’hui, laquelle relaie encore, mais de manière détournée et latente cette fois, l’opposition aristotélicienne – dans la mesure où le parti républicain accentuait longtemps la dimension de la nation plutôt que celle du peuple, démos, et qu’il persiste à penser les États Unis comme un État-nation alors que le parti démocrate pense de plus en plus, quoique de manière non avouée, en termes d’empire. C’est le point le plus dense, et le plus opaque, jusqu’à ce que les choses se cristallisent, et celui auquel il faut insister. Le rôle historique des États Unis a donc bien été d’asseoir décidément l’ancienne distinction entre δημοκρατία et πολιτεία  aux cadres que la querelle des Anciens et des Modernes dans la théorie politique nous a légués : ceux du libéralisme  (nominaliste) anglo-saxon, mais dans deux nuances dont il faut mesurer la teneur et qui évoluent, et involuent, différemment. Dans la Querelle des Anciens et des Modernes, la ligne de démarcation mène du civique, qui est exclusif, au civil, qui se veut inclusif. Πολίτης, cives, bourgeois (formés de la même manière à partir de πόλις, civitas, bourg, c’est-à-dire les lieux de rencontre et de multiplication des liens humains qui font sortir de la situation rustre nouée autour des relations familiales et des nécessités de la vie) ne sont pas trois mots pour la même chose, même s’ils traduisent l’un l’autre. Πολίτης, cives se disent en effet exclusivement, prennent leur signification par opposition à ceux qui ne le sont pas. La societas civilis du Moyen-Age, autre nom pour le peuple (seu populus) se dit par contre de manière à inclure tous ceux qui n’appartiennent pas aux instances qui régissent et qui gouvernent. Πολίτης se dit de quelqu’un qui participe au gouvernement, cives renvoie à une participation déjà graduée à des privilèges, sans oublier les devoirs, également gradués, qui vont avec ; par contre, bourgeois est celui qui vit sa vie privée, celui qui est gouverné, non sans règles certes et en vertu d’une sorte de contrat qui doit être respecté, théoriquement au moins – sauf felonia –, par tous, y compris ceux qui gouvernent. Le bourgeois voit le jour dans la société féodale du Moyen-Age, et l’état de droit dont il bénéficie a une justification religieuse, non civique. Comme il a fallu quelques siècles pour que le monde d’Homère donne naissance à la démocratie directe, il a fallu aussi quelques siècles pour que le monde bourgeois donne naissance à cette nouvelle forme qu’on a appelé la démocratie représentative. Or justement, au moment de la naissance de cette démocratie représentative, quand le cordon ombilical qui relie le nouveau monde à l’ancien devait être coupé, ainsi qu’aux moments de crise par la suite, c’est la vertu civique qui serait appelée à sauver et à garantir la société civile. A l’adresse de Gettysburg Lincoln énonce déjà le principe du gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple (et que nous retrouvons, après la deuxième guerre mondiale, au deuxième article des constitutions de la quatrième et de la cinquième république, en France). C’est-à-dire qu’aux moments critiques, le civil est appelé à devenir citoyen. Voilà comment s’explique, au-delà de la simple constatation empirique, le lien qui unit démocratie (représentative) et État-nation. L’émancipation de la société civile a eu lieu avant la démocratie et peut se poursuivre après elle ; l’État-nation a existé avant la démocratie et peut exister sans elle : la démocratie représentative (avec tous les problèmes que la notion de représentation comporte, certes – mais c’est une autre question) est le fruit de leur rencontre, créature temporelle et fragile. La démocratie représentative est le nœud du civique et du civil qui se distend aujourd’hui au point de se défaire complètement.

Ce processus, ses causes et ses effets sont largement cachés par une rhétorique « démocratique » d’autant plus insistante que la démocratie se vide aujourd’hui de son contenu. L’inversion notamment du rôle tenu par les deux partis des États Unis, au lieu de fournir les clés pour la compréhension de ce processus, reste largement incompréhensible, dans la mesure où la grande mutation du nominalisme au vingtième siècle (et qui entraîne, c’est ce qu’il faut comprendre, l’effondrement du libéralisme classique) reste inaperçue : le parti républicain représente en fait le nominalisme classique, dont l’individu humain donne la mesure plus qu’il n’en est l’unité de mesure, alors que le parti démocrate représente le nouveau nominalisme pour lequel l’individu est le produit des relations qui le constituent. (Des raisons théoriques qui expliquent la substitution du nouveau nominalisme au nominalisme classique, j’en ai parlé ailleurs, elles débordent les cadres d’une exégèse de l’actualité). Une ligne droite va des théories des systèmes développées aux années 60 (Parsons, Luhmann etc.) au wokisme d’aujourd’hui et elle reflète ce qui est constitutif de la différence américaine par rapport à même la tradition européenne du nominalisme, sans être jamais suffisamment thématisé pour devenir pleinement explicite. Quelques mots en disent déjà long : si l’entrepreneur était le modèle issu du nominalisme traditionnel, celui issu du nominalisme renouvelé s’appelle Corporation. Celle-ci (que l’ancien nominalisme appelait plus modestement Company, et comprenait comme une association d’individus) est un nouveau corps, dont les individus sont, plutôt que les organes, les cellules, idéalement capables de toutes les transmutations, telles des cellules-souches, d’où l’idée d’une absolue fluidité de la force de travail, faute de quoi, en cas de vieillissement incapacitant, les cellules seront simplement expulsées et remplacées. Si l’individu de la société bourgeoise avait un rôle qu’il avait choisi, et qui le définissait, à l’heure de la démocratie des masses il devient un électron libre de force de travail devant trouver sa place à l’intérieur d’un système qui fonctionnera d’autant mieux qu’il permettra le plus grand nombre de permutations. Dans l’ancienne métaphore aux relents organicistes du corps politique, dans la mesure justement où elle était une métaphore, l’individu tenait encore le rôle de la base, et le corps était un corps animé ; la nouvelle métaphore de la corporation intègre silencieusement la dimension de la mobilisation générale des forces par laquelle on est appelé à faire corps, le corps pensé maintenant dans sa dimension mécanique, comme un système complexe. La première métaphore pense la société comme un corps naturel qui existe et dont on peut se préoccuper de l’état de santé. La seconde, issu du nominalisme (pour qui, comme Thatcher l’a dit, « la société n’existe pas », n’étant qu’une abstraction) pense l’incorporation, le maintien de l’équilibre d’un système en complexification croissante. D’où le changement de cadre conceptuel concernant p.ex. le problème de l’immigration : pensée selon la modèle de l’assimilation dans le premier paradigme, elle doit être pensée selon un modèle d’intégration dans le deuxième. Ce n’est pas par hasard si on a tendance à voir aujourd’hui les différents États comme autant de firmes, les une réussies, les autres failed, comme on dit, que l’on devrait pouvoir choisir à son gré, l’immigration étant en quelque sorte un droit, le nouveau droit par excellence qui marque la nouvelle conception de ce qu’est un État.

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C’est ce nouveau contexte qui opère la complète évacuation du civique au profit du civil, de la nation au profit du démos ; or, la dissolution de la nation dans le démos ne signifie aucunement l’avènement de la démocratie, encore moins son amplification ou son achèvement, quand le démos n’est pas constitué en corps politique, malgré une utilisation, plutôt inflationniste, de la rhétorique démocratique. Les citoyens soviétiques interviewés au temps de Gorbatchev sur la démocratie répondaient : de la démocratie on en a, ce qui nous manque c’est la transparence. Ils ne décidaient de rien, mais ils avaient le sentiment que le régime œuvrait malgré tout, globalement, à quelques exceptions près, pour le plus grand nombre, pour le peuple, était donc démocratique. Avec les décennies passées, il n’était plus possible de se dire que la phase de la dictature du prolétariat durait encore ; non, c’était finalement ça la démocratie : un régime fait « pour le peuple », qui n’avait pas vraiment besoin d’être « soviétique » dans les faits. Un futur historien devra étudier un autre glissement sémantique du mot de démocratie dans le nouvel empire qu’est en passe de devenir l’Union européenne (l’empire devant être pensé, au-delà de la fantasmagorie de l’avidité expansionniste d’un Empereur à laquelle nous le lions d’habitude, comme un type de gestion des territoires et des populations – le paradoxe historique étant que l’Europe comme empire en ce sens se trouve dépendante d’un autre empire qui a la véritable puissance). Ce futur historien constatera qu’en Union européenne les gens disaient : de la démocratie on en a – alors qu’ils ne savaient plus de quoi même ils parlaient…

Il peut y avoir, en effet, de forts arguments en faveur de l’unification de l’Europe dans un monde globalisé, seulement pas celui de la promotion de la démocratie : les instances européennes élues ne décident de rien et les instances qui décident ne sont pas élues, et il ne pourrait pas en être autrement, non pas seulement à cause du choix de l’élargissement au lieu de l’approfondissement, mais par la nature des choses. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle il était stipulé que les décisions importantes devaient être prises à l’unanimité par les États de l’Union – dernier garde-fou de souveraineté des États, que l’élargissement finira par faire éclater, en apportant non plus de démocratie dans le fonctionnement de l’Europe, mais moins. L’Union européenne tout simplement ne peut pas fonctionner démocratiquement.  Or cela, justement, on ne peut pas le dire. On appelle donc démocratie ce qu’on peut avoir : l’État de droit, et le respect des droits individuels (de préférence que les droits collectifs), en inventant même toujours de nouveaux, pour se vanter qu’on approfondit de la sorte notre « démocratie ».  Or l’État de droit est une excellente chose, comme les droits individuels aussi, même si leur prolifération fait parfois sourire par ce qu’elle a de convenu (on peut penser à la première Présidente du RN déclarant récemment que non seulement aucun droit ne serait retiré des Français, mais qu’en plus, dès que possible, des nouveaux en seraient créés) ; mais l’État de droit et les droits individuels ne sont pas la démocratie. A supposer même que l’Union européenne œuvre pour le peuple, la gouvernance du peuple ne se fait pas en son sein « par le peuple ». Et non seulement parce que les instances européennes non-élues rongent de plus en plus la marge de décision des États-nations et de leurs représentations élues ; mais parce que dans les États-nations qui existent, le principe même de la représentation est faussé à cause d’elle et par son action, directe ou indirecte. Or il n’y a, en définitive, comme trait le plus sensible et en ce sens véritablement distinctif du régime démocratique, ou de la République, que cette composante nodale : du gouvernement « par le peuple ». Gouvernement du peuple, c’est redondant, ça va de soi. Pour le peuple : les nomenclatures ou oligarchies qui bénéficient d’un régime, disent toujours travailler pour le peuple, en sorte que le vocable reste creux tant qu’il n’y a pas une quantification concrète de leur rôle. Toute se joue donc sur la représentation. Si l’on identifie aujourd’hui la démocratie comme le régime du droit, Il s’ensuit un pervertissement des significations qui équivaut à une idéologisation, au sens marxiste de la fausse conscience ; c’est qu’il faut cacher qu’on n’est plus en démocratie.

Et la France ? Dans la mesure où elle ne participait pas du nominalisme anglo-saxon, la République renvoyant plutôt à la tradition (réaliste) de la volonté générale, la France qui tenait à sa République, gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple selon la constitution de la cinquième république, faisait tâche dans l’huile. Il fallait adapter le républicanisme français à l’américain et c’est chose faite avec le parti qui en porte aujourd’hui le nom : Les Républicains, LR, qui prolonge en ligne droite le dernier Chirac, avouant avec sa bonhomie caractéristique que le boulot d’un homme politique est quand-même de se faire élire, sous-entendu : plutôt que d’avoir des convictions stables ; l’éviction de Fillon, disciple de Séguin, devait sceller cette transformation, mais n’a pas évité la scission actuelle du parti). L’alignement aux nouvelles normes américains se complète, dans la deuxième moitié dudit « cercle de raison » avec la transformation de la gauche française en gauche sociétale – transformation qui a commencé plus tôt qu’on ne le pense parfois (déjà avec Mitterand et l’abolition de la peine de mort, au moment de l’abandon de toute velléité de politique économique « socialiste »)  pour s’amplifier de plus en plus en se cristallisant dans les fameuses recommandations du think tank Terra nova relayant les théories américaines de l’intersectionnalité : il fallait trouver un nouveau prolétariat, un nouveau socle électoral pour cette gauche qui semblait avoir capitulé devant ses adversaires et qui leur ressemblait étrangement.

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***

Ce cadre est une présupposition nécessaire pour celui qui voudra comprendre ce qui s’est passé aux dernières élections en France. A l’époque du vote pour le traité de Maastricht, Séguin, probablement l’homme politique le plus perspicace de sa génération, dans un discours prémonitoire avait dit que le transfert de pouvoirs depuis les États à Bruxelles aurait pour effet de saper la confiance des peuples aux institutions et de miner les fondements de la démocratie. On y est. Le premier mensonge quant au caractère démocratique de l’Union a fini par contaminer toute la scène politique.

Le résultat des élections législatives de 2024, dépend plus que jamais, c’est un truisme de le dire, du système électoral à deux tours tel qu’il a été conçu pour donner à la cinquième république des gouvernements stables, et pour empêcher l’accès du parti communiste au pouvoir. Il est clair que le premier de ces buts n’est plus servi, tandis que le FN, aujourd’hui RN, a pris la place destiné initialement au parti communiste. Ce renversement est le fruit lointain d’une stratégie conçue par François Mitterand dans le but de favoriser le parti socialiste en empêchant l’union des droites par l’exclusion de l’extrême droite.  Quand le pourcentage de l’extrême droite était faible aux élections, parce que le FN, du temps de Jean-Marie Le Pen, avait des liens très forts avec l’ancienne extrême-droite, cela passait pour naturel pour toutes les parties impliquées, et il ne semble même pas que les relations personnelles entre Mitterand et Jean-Marie Le Pen aient été rendues moins cordiales par ce subterfuge auquel chacun des deux trouvait, en quelque sorte, son compte. Quand il a eu, au fil du temps, des résultats inverses que ceux attendus, en favorisant la droite, des hauts responsables socialistes n’ont pas mâché leurs mots : Roland Dumas déclarait n’avoir jamais eu peur de Marine Le Pen (ni d’ailleurs de son père) affirmant qu’on avait fait voter les socialistes « comme des couillons », et Lionel Jospin voyait le barrage au FN comme « du théâtre » – assurément avant tout de la part de la droite qui en profitait, mais il n’aurait pas pu penser que c’était du théâtre s’il avait pensé qu’il y avait un réel danger.

Où en sommes-nous aujourd’hui ? On peut difficilement penser que la part de théâtre a  diminué, pour plusieurs raisons. Marine Le Pen a fait un long effort de dédiabolisation, comme on dit, du parti de son père et déjà il est, certes, légitime de douter de la sincérité de cet effort, qui pourrait être seulement tactique. Ce qui est en revanche absurde pour qui connaît la société française est de croire que plus de 30% des Français ont succombé aux prétendues sirènes de l’extrême droite, pensée de manière essentialiste comme l’extrême-droite de toujours. Ce qui se passe, c’est que, fût-ce pour des raisons électorales, Marine Le Pen, comme d’ailleurs les autres partis en ce temps de pénurie d’idées et d’idolâtrie des sondages, a ajusté l’offre à la demande ; c’est celle-là qu’il s’agit de correctement cerner si l’on veut comprendre quoi que ce soit à la réalité de ces élections. Le sinistrisme (ainsi nommé jadis par Thibaudet) de la politique française, qui fait que la gauche d’hier est la droite d’aujourd’hui, le système global se trouvant déplacé à chaque fois d’un cran vers la gauche, fait que les thèses du RN d’aujourd’hui sont grosso modo les thèses du RPR des années 70. Le pourcentage actuel du RN est le résultat du vide créé par la transformation du RPR en UMP, aussi bien que par l’expulsion des courants souverainistes du Parti socialiste (Florian Philippot venait au FN des chevenementistes). Or Marine Le Pen ayant compris qu’on ne peut pas gagner des élections contre l’Europe, elle s’est mise depuis un certain temps à lui donner des gages, cet effort culminant à l’ère Bardella du parti. S’il y a un véritable problème dans tout cela, c’est que le camp souverainiste a été expulsé vers un parti à la fiabilité fort douteuse et qui s’apprête d’ailleurs à trahir les idées souverainistes pour accéder au pouvoir – non qu’un tiers de Français aurait succombé aux sirènes du fascisme. Croire que les gens qu’on côtoie depuis toujours et qui ont décidé à un moment donné de voter RN sont en quelque sorte contaminés, frôle la psychopathologie. C’est le contraire qui se passe : c’est pour se conformer à la demande que le parti s’est éloigné de ses racines vichystes. Par ailleurs, l’impréparation flagrante de ce parti et la survivance en son sein de nombre de personnalités farfelues auraient dû suffire comme arguments pour qu’il n’accède pas au pouvoir, sans qu’on ait besoin de recourir au fantôme du fascisme. L’appellation d’extrême droite est justifiée seulement par la place qu’il occupe au spectre politique d’aujourd’hui (ce que n’hésitent pas de dire un spécialiste de l’extrême droite tel que Jean-Yves Camus, ou un penseur du phénomène démocratique du rang de Marcel Gauchet, entre bien d’autres), non par ses thèses qui ne dérivent pas de l’extrême droite historique. Et quand p.ex. des historiens prétendent que la préférence nationale, soutenue jusqu’aux années 70 y-compris par le parti communiste nous ramènerait à l’Ancien régime, on se demande comment ils ont eu leurs diplômes. On mise toujours sur cette ambigüité : demande-t-on l’arrêt de l’immigration au nom des Français de souche, Français au sens ethnique, ou au nom des nationaux Français au sens politique ? Seulement dans le premier cas la construction de la nation politique serait mise en cause, mais ce n’est pas le contenu expressément formulé du programme du RN qui réfute l’immigration dans la mesure où ces proportions rendent impossible l’assimilation. (Il ne l’était pas non plus du parti de Zemmour, qui aurait pu avoir un autre sort s’il s’était limité à défendre le projet d’assimilation, face à celui, dominant, de l’intégration des étrangers, et s’il n’avait commis l’idiotie complète de nommer son parti d’après la Reconquista espagnole, que personne sain d’esprit n’imaginerait comme un modèle pour aujourd’hui, et permettant même au RN de se présenter comme modéré comparé à lui. Mais ici aussi, faire le procès d’intention au parti est une chose, l’élargir à ses électeurs en est une autre, et c’en est une autre encore que de croire ces mêmes électeurs parfaitement imbéciles pour s’être laissé séduire par un extrémisme à tout va.)

Il serait avisé, au lieu de juger les électeurs d’« extrême droite » de manière si hautaine, de comprendre les raisons qui expliquent leur vote. Si dans le cadre du parti de Zemmour cette séduction avait un caractère clairement civilisationnel, dans le cadre du RN la cause explicative est le déclassement d’une partie de la population dans une ère où la tertiarisation de l’économie favorise les deux-tiers de la société, de manière certes inégale, aux dépens du troisième. Ce tiers ne s’oppose pas à l’immigration pour des raisons de pureté ethnique, mais parce qu’il est celui qui subit la pression sur la valeur de son travail, qui ne fait d’ailleurs que complémenter la politique néolibérale de la suppression des coûts prônée par l’UE actuelle. Il comprend donc de manière instinctive que la mutation de l’Europe en empire aux dépens des nations va de pair avec la dissolution du corps politique et l’immigration massive ; et parce que c’est de manière instinctive qu’il le comprend, sa compréhension se projette dans des théories que ses adversaires taxent facilement des complotistes, concernant le rôle des élites mondialisées. Mais la théorisation de la politique impériale, par les adversaires en question, en termes de « démocratie » n’est pas moins fantasmée, y-compris quand elle entend s’opposer au « néo-libéralisme » en pensant qu’il s’agit d’une théorie économique (ce qu’il a été, en en sens restreint, à un autre moment, les années 70 notamment) et ne comprenant pas qu’il s’agit de la mise en théorie du système impérial (la généalogie du « néolibéralisme » en ce sens remonte à l’après-guerre). Or la suppression des coûts qui touche déjà le secteur des services par le bas, mais laisse relativement à l’abri une petite bourgeoisie qui ne se sent pas encore menacée, la frappera bientôt plus durement par la généralisation du recours à l’intelligence artificielle. Elle cessera alors de vanter son cosmopolitisme face aux  réflexes taxés de franchouillards de la France déclassée, et rejoindra objectivement ses rangs, dépourvue du confort de sa fausse conscience actuelle – ou se résignera à vivre par subsides en obéissant de plus en plus aux maîtres qui les allouent.

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Que penser du camp présidentiel, réputé centriste et centriste en effet de par ce même sinistrisme de la politique française déjà évoqué ? Il s’agit en fait de la droite orléaniste (dans la typologie classique de Rémond), la droite affairiste, avec quelques relents de bonapartisme dus à la personnalité, pour ne pas dire la psychologie, de l’actuel Président ; c’est la droite qui se proclame de tous temps progressiste, mais qui n’a jamais eu à cœur de défendre la République pour elle-même ; l’empire et la Restauration lui allaient toujours aussi bien, une fois que les nouveaux privilèges acquis grâce à la Révolution n’étaient pas mis en cause : c’est la France du positivisme, celle qui loue la rationalité de l’ordre établi, et à vrai-dire le seul réel contre-courant du sinistrisme français.  Cette droite affairiste n’a que faire de la souveraineté nationale et s’accommode fort bien des arguments qui parlent en faveur du nouvel empire qu’est en passe de devenir l’UE, et le sert délibérément car elle adhère depuis toujours à l’absorption du civique par le civil.

Quid, enfin, de cette gauche qui, ayant constaté qu’elle ne peut pas accéder au pouvoir grâce à la France déclassée, a voulu trouver un prolétariat de substitution?  Dans le cas du LFI, ce prolétariat de substitution est largement la population musulmane d’origine arabe. Il ne faut pas être un génie pour comprendre que le cadre dans lequel ce prolétariat de substitution fonctionne n’est pas celui défini par la fameuse phrase de Marx qui appelle les prolétaires de tout le monde à s’unir et que le recul de l’idéologie marxiste signifie que, dans la plupart des cas, les musulmans en question n’en ont cure d’être le nouveau prolétariat ; ils veulent être tout simplement musulmans, et très souvent cela plutôt qu’être citoyens même au sens républicain, d’où les accusations des adversaires que le LFI favorise le communautarisme. Finalement, le tribun habile qu’est le leader de LFI, quoiqu’il en pense de lui-même, et quoiqu’en pensent ceux à droite qui croient voir l’ancien lambertiste à la manœuvre en train de comploter sournoisement, pourrait bien en fait ressembler, malgré ses qualités, plus aux tribuns qui ont achevé la désintégration des cités antiques qu’à un révolutionnaire marxiste.

Dans ce jeu de dupes, aucun des majeurs partis en lice dans la scène française n’a de vraies convictions idéologiques, tout n’est que prétexte ciblant une catégorie d’électeurs, les quelques relents de conviction n’ayant qu’un rôle négatif, au sens où chaque parti se résigne plus ou moins à n’avoir d’influence que sur une frange nominativement proche des idées qu’il est supposé exprimer. De la même manière, on aura du mal à trouver dans le front républicain un parti vraiment républicain ; ils se disent républicains au même titre que l’UE se dit démocrate : en se payant de mots. On appelle ça le progrès : comment aurait-on pu en effet  s’arrêter à une idée immuable de la démocratie et de la république ? Il faut croire que c’est par progrès qu’elles se transforment en coquilles vides. C’est bizarre que pour les organismes auxquels ceci arrive on parle plutôt de déclin et d’obsolescence ; mais il est sans doute avisé d’arrêter avec ces comparaisons, il ne faut pas de beaucoup pour que quelqu’un soit taxé de décliniste – maladie notoire qui rend les gens infréquentables.

Comment ne pas constater tout de même que la perte de sens des institutions que prévoyait Séguin a aujourd’hui atteint les partis mêmes, qui sont désormais, pour parler le langage de Baudrillard, des simulacres de partis plutôt que des partis au sens historique ? Et si les plus anciens parmi eux gardent encore par leur passé une structure militante, due, sinon à l’idéologie, aux privilèges qu’ils ont distribué autrefois ou distribuent encore, un « parti » comme celui du Président n’en a aucune, et n’en a presque pas, est-on tenté de dire, besoin – à moins qu’on ne dise que le Président n’a pas besoin de parti tout court, et non pas parce qu’il serait au-dessus de la mêlée, comme on disait autrefois, mais parce qu’il est le lieu-tenant du nouvel empire. Les « Marcheurs » inexistants n’étaient que réalité virtuelle, et le financement du parti, venant surtout d’Angleterre, était surtout dû à tous ceux qui avaient bénéficié de la présence antérieure de Macron au Ministère de l’Economie. Le nouveau Président au cœur bonapartiste a servi les intérêts de la droite orléaniste la plus typique, sous les faux drapeaux d’un centrisme teinté d’une couche socialiste, comme pour satisfaire tous les imaginaires, à défaut de pouvoir maîtriser une réalité de plus en plus incontrôlable… Il pourra espérer qu’après le psychodrame de la « victoire sur le fascisme », après la catharsis symbolique qu’est l’apport de tout théâtre, les gens se tiendront enfin tranquilles, que l’effet cathartique durera – et ce sera vrai pour quelque temps, avant que la réalité ne reprenne le dessus. Le nouveau gouvernement se résignera à un budget de crise qu’il présentera comme simple application de la raison, s’il est plus proche du camp présidentiel, ou comme concession provisoire, s’il est plus proche de LFI ; l’opposition de droite tentera de se présenter comme plus « raisonnable » que la gauche en ce qui concerne l’économie ; chacun pourra ainsi garder espoir pour les prochaines élections présidentielles, qui auront lieu sans changement de décor, si ce n’est celui de la dégradation économique prévisible. Y a-t-il mieux que l’espoir pour garder le moral sauf ? On dirait que les pages de Balzac se sont mises à produire de nouveaux épisodes de la Comédie humaine, tous en ambitions, intrigues, vanité et fausseté…

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