Larzac : 50 ans après, esprit, es-tu encore là ?

Aug. 3, 2021

[LARZAC 2/2 —] Dans les nombreuses associations qui continuent à foisonner et s’étoffer, à travers les fermes alors en ruines qui se sont pérennisées, l’esprit du Larzac habite toujours le Causse. Et si, parmi les vétérans, certains craignent que l’âme de la lutte ne soit en train de se perdre, d’autres font confiance aux jeunes paysans pour entretenir la flamme.

Plateau du Larzac (Aveyron), reportage

Été 1971 sur le plateau du Larzac. 90 000 brebis paissaient paisiblement. Depuis le début de l’année, le projet d’extension du camp militaire était évoqué par les élus locaux. En octobre, il a été officiellement confirmé par le ministre de la Défense Michel Debré. La résistance a commencé. 50 ans après le début de la lutte du Larzac menée jusqu’à la victoire en 1981, qu’en reste-t-il ? Reporterre s’est rendu sur le plateau. Un premier récit décrit un système de gestion des terres agricoles inédit et réussi. Aujourd’hui, ce que « l’esprit Larzac » a permis de construire sur ces terres pauvres et isolées.



Le geste lent, un peu fatigué mais ferme et sûr, vêtu d’un tablier, André Parenti finit de servir les derniers clients de la boutique de la coopérative fromagère. L’un d’entre eux repart avec plusieurs kilos qu’il va distribuer à la famille, se réjouissant déjà de la dégustation à venir.

Puis le directeur ferme et nous invite dans son bureau, acceptant de puiser une fois de plus dans ses souvenirs. André Parenti a une mémoire des dates précise, très précise. « Je fais partie des néoruraux arrivés en 1981, quand Mitterrand a annoncé l’abandon de l’extension », raconte-t-il. « J’ai présenté mon projet d’élevage à la commission d’installation des agriculteurs du plateau, je n’avais aucun moyen financier, ils ont accepté. J’ai eu ma ferme le 10 novembre 1981. Elle était classée en ruine, sans valeur agricole. »

Après celui contre l’extension du camp militaire, d’autres combats se sont déroulés sur le Larzac. Celui de M. Parenti a permis de créer une structure qui rassemble aujourd’hui 80 éleveurs exerçant sur 35 fermes et transforme 4,7 millions de litres de lait en fromages et yaourts. « La première cuve à fromage est arrivée le 8 avril 1996 », précise-t-il. « Je n’imaginais pas comment allaient tourner les choses. »

Thomas Parenti dans la cave des fromages à croûte lavée. © David Richard / Reporterre

L’idée de cette structure collective est venue d’une nécessité. Les éleveurs du plateau du Larzac vendaient traditionnellement, à bon prix, leur lait de brebis à la confédération de Roquefort. En 1987, la surproduction a poussé l’organisation à attribuer des quotas aux producteurs. « Cela s’est fait par copinage, et les petits producteurs comme nous, qui en plus étions en phase d’installation, se sont retrouvés avec de toutes petites quantités », relate l’éleveur. Il a alors démarché les voisins, et rassemblé une équipe de quelques éleveurs. « Ils m’ont suivi car on était tous en difficulté ».

C’est ainsi qu’ils ont retapé une vieille fromagerie dans le centre-ville de La Cavalerie grâce à des prêts participatifs contractés auprès de particuliers — le Crédit agricole ne voulait pas d’eux. Et créé la coopérative des bergers du Larzac. « On s’est très mal payés pendant plus de dix ans pour que la structure devienne solide financièrement, mais on a remboursé tout le monde », dit-il fièrement.

Désormais, la fromagerie dispose de vastes locaux aux normes, emploie une cinquantaine de salariés, et rémunère très bien ses producteurs. « Cela leur a donné de nouvelles perspectives, certains ont pu prendre un nouvel associé et moins travailler ».

À la Coopérative des bergers du Larzac. © David Richard / Reporterre
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Surtout, malgré la froideur apparente de ses locaux de zone d’activité qui pourraient la faire passer pour une entreprise ordinaire, la coopérative se targue d’une gouvernance collective. « Les producteurs sont bien plus impliqués que dans une coopérative classique, dit Thomas Parenti, le fils d’André. On leur explique tout le fonctionnement de la fromagerie, cela fait d’eux des producteurs de fromage, pas simplement de lait. La coopérative rentre dans la ferme de chacun. »

« C’est de l’autogestion par les paysans, il n’y a pas un directeur qui décide tout », dit Francis Roux, éleveur récemment retraité. Sa ferme, reprise par son fils et un associé, livre encore son lait aux bergers du Larzac. « Avant on livrait à un industriel qui nous imposait un prix, point. Là, on produit pour faire de la qualité, on est intéressé à la bonne marche de la coopérative. » Les salariés sont eux aussi intéressés à la bonne marche de la structure : 15 % du résultat leur sont redistribués chaque année.

Cette coopérative est l’un des (multiples) petits de la lutte du Larzac. Les dix années de résistance, de 1971 à 1981, ont abouti à l’installation de nombreux militants sur place, qui ont construit un réseau, une expérience commune et aussi une culture du collectif particulière. « Ce qui a fait la force du mouvement, c’est que toutes les décisions étaient prises au consensus », analyse Hervé Ott, arrivé sur le plateau en 1975 pour participer à la lutte. Il a ensuite fait carrière comme formateur en « transformation constructive des conflits ». « Il fallait préserver l’unité à tout prix. Le choix du consensus offre une troisième voix qui est de dire : “Je ne suis pas d’accord mais je soutiendrai quand même cette décision au nom du groupe”. Le vote a au contraire tendance à créer deux camps. »

Hervé Ott, chez lui à Potensac, sur le plateau près de Millau. © David Richard / Reporterre

Cette culture, cet « esprit Larzac », Patrick, éleveur de chèvres et de brebis avec sa compagne, assure la voir à l’œuvre sur le plateau : « On a pratiqué pas mal de collectifs ailleurs, et partout où l’on est allé, les gens avaient une difficulté à accepter ce qu’implique le collectif — passer du temps à le faire fonctionner, se parler, partager les informations, accepter les différences, avoir des modes de décision adaptés. Alors qu’ici, ce n’est pas le cas. » Il s’est d’ailleurs installé il y a à peine un mois grâce à une autre structure collective, la SCTL (Société civile des terres du Larzac), qui gère 6 300 hectares de terres louées aux agriculteurs du plateau selon un schéma inédit en France (voir notre article précédent).

La SCTL aussi a essaimé sur le plateau, impulsant des approches alternatives dans différents domaines. Elle a lancé en 2013 l’association Bois du Larzac pour gérer, comme son nom l’indique, les bois qui ne cessent de progresser sur ses terres. « On nous disait que si on ne faisait rien, dans quarante ans on n’aurait plus de quoi faire pâturer nos brebis », dit Chantal Alvergnas, éleveuse arrivée ici en 1980. Des chantiers collectifs permettent de rouvrir l’espace aux brebis en abattant des arbres [1], ensuite transformés en plaquettes, qui servent notamment à alimenter des chaufferies collectives.

Paysage du Larzac. © David Richard / Reporterre
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Aussi créée par la SCTL, Lum del Larzac est une société mise sur pied en 2015 afin d’installer des panneaux photovoltaïques sur les toits de ses fermes. « Dès qu’un toit est bien orienté, on essaye d’y mettre des panneaux. On va commencer à rentrer des bénéfices qui seront réinvestis dans la restauration des bâtiments et des toits », se félicite Francis Roux. Sans oublier La toile du Larzac, autre association qui, à coup de technologie sobre et d’antennes hertziennes, apporte l’internet sur ce territoire mal connecté.

Les paysans se sont aussi auto-organisés. Dans ce pays aux terres peu productives, le seul choix pour les nouveaux installés a été de bien valoriser leur production. Ils ont ainsi créé, il y a bientôt 20 ans, la boutique paysanne de Millau (l’idée était originale à l’époque), ainsi que le marché du hameau de Montredon. Il s’agit du premier marché de producteurs de France, assure la légende d’ici. Caché au bout d’un chemin de gravillons, sur un Causse plutôt désert, il surprend par l’affluence des acheteurs et la diversité des productions proposées. On peut aussi citer le GIE (Groupement d’intérêt économique) des fermes des grands Causses, qui rassemble une dizaine de fermes commercialisant ensemble leurs produits.

Chantal Alvergnas dans son salon. © David Richard / Reporterre

Autre succès, l’Association des vétérinaires du millavois (Avem) prend aussi ses racines dans la lutte contre le camp, où des éleveurs et des vétérinaires ont imaginé une autre façon de suivre la santé des troupeaux. « L’idée est de travailler sur le long terme, de faire du préventif plutôt que de n’avoir qu’un véto-pompier que l’on appelle en cas de gros problème », explique Christian Roqueirol, lui aussi éleveur et ancien de la lutte tout juste retraité. Dans ce cadre, des recherches sur les semences de prairies ou la qualité du lait sont menées.

« On a un peu fait peur quand on est arrivés, s’amuse Francis Roux. On n’était pas fils d’agriculteurs, on avait des idées… Les gens du pays, au début, nous regardaient en attendant qu’on se casse la gueule. » Pour acheter en commun le matériel agricole (tracteurs et autres engins) et limiter l’endettement, les agriculteurs issus de la lutte ont créé une Cuma (Coopérative d’utilisation de matériel agricole). Ce genre de structure est certes répandu, « mais il n’y en avait pas sur le Larzac », précise l’éleveur retraité. Au final, cela a permis aux agriculteurs plus traditionnels « de se rendre compte qu’on n’avait pas de si mauvaises idées. Par la Cuma, la paysannerie s’est mélangée. » Et « l’esprit Larzac » a continué de diffuser…

Au marché paysan de Montredon. © David Richard / Reporterre

Pourtant, celui-ci est en train de se perdre, avertit Hervé Ott, une pointe d’amertume dans la voix. « Il n’y a plus de fêtes qui nous réunissent ; plus de gens de l’extérieur — comme quand ça venait de toute la France soutenir la lutte et que certains disaient ouvertement ce qu’on n’arrivait pas à se dire entre nous ; et plus de réunions collectives », regrette-t-il. « L’exemple le plus parlant est qu’il n’y a eu aucune réunion pour réfléchir ensemble à cet anniversaire des cinquante ans. J’ai peur qu’au nom d’une mythification de la lutte on ne puisse plus rien se dire, n’avoir aucune controverse. »

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D’ailleurs la lutte, qui a construit l’union, se fait lointaine. Et aucune autre n’a été assez puissante pour la remplacer. « L’autoroute, l’arrivée de la Légion au camp militaire, tout cela, on n’a pas assez réagi », peste Hervé Ott. Il reste pourtant quantité de combats à mener, et la nouvelle génération « pourrait en faire plus », renchérit Francis Roux, qui met notamment en avant les nouveaux OGM« Syndicalement parlant [le syndicat étant la Confédération paysanne, NDLR], je ne les sens pas motivés. Ils disent “On ne peut pas tout faire, on doit gérer nos fermes”. Mais nous on a tout fait ! Enfin, c’est vrai qu’on ne s’est pas occupé de nos gamins autant qu’eux… On s’est réparti les tâches dans le couple », reconnaît-il. Clément, qui reprend la ferme avec le fils de Francis, se défend : « Quand vous êtes arrivés, vous aviez une cause commune. Alors que nous, on n’a plus de lutte. Les dernières manifestations remontent à 15 ou 20 ans, contre les OGM ou le Mac Do. »

Au marché paysan de Montredon. © David Richard / Reporterre

« Les anciens, c’étaient d’abord des militants dans l’âme », observe de son côté Romain, installé depuis 2016 sur une ferme d’aromatiques de la SCTL. « Ils ont passé les premières années où c’était particulièrement difficile. Moi, j’estime qu’aujourd’hui, c’est déjà important, de faire vivre ces fermes. » « Pour l’instant on est très occupés, on démarre, mais on s’est toujours dit qu’un jour on prendrait notre part, qu’on se proposerait pour être au conseil de gérance de la SCTL », dit sa compagne Marion.

« Chacun peut participer, d’une façon ou d’une autre », résume Chantal Alvergnas, bien moins inquiète que son voisin Hervé Ott. L’éleveuse de brebis en impose, avec sa carrure de travailleuse contrebalancée par un regard indulgent. Elle nous parle appuyée sur une large table fabriquée à partir d’une roue de charrette. Ses associés sur sa ferme l’appellent affectueusement « la patronne », elle en est à son troisième mandat de gérante de la SCTL, une des structures collectives les plus importantes du plateau car elle gère de nombreuses fermes. « Je suis la plus vieille des gérants, mais j’ai été la mieux élue. S’ils voulaient me virer, ils l’auraient fait », plaisante-t-elle. Une lourde charge, pour laquelle il n’est pas toujours évident de trouver des candidats. « Il y en a, qui consomment la structure, ne s’occupent de rien et laissent les autres se coltiner les responsabilités », dit-elle. Mais elle balaye ce constat, confiante dans les jeunes : « La façon de voir le métier et l’élevage de ceux que l’on installe est déjà une forme de militantisme. » Pour elle, la relève est assurée.

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