Par Franklin Frederick
Sept. 3, 2019
En février dernier, le Gouvernement de la Suisseannonçait la création d’une fondation à Genève (https://www.swissinfo.ch/eng/foundation-for-the-future_switzerland-moves-to-boost-international-geneva/44771548), nommée
« Geneva Science and DiplomacyAnticipator » (GSDA). Le but de cette nouvelle fondation est de réguler les nouvelles technologies, depuis les drones jusqu’aux voitures automatiques en passant par l’ingénierie génétique, comme l’évoquait à titre d’exemples le ministre des Affaires Etrangères Suisse Ignazio Cassis lors du lancement public de cette initiative.
Selon M. Ignazio Cassis, les nouvelles technologies se développent très rapidement et cette fondation doit « anticiper » les conséquences de ces avancées sur les plans politique et sociétal. La GSDA se veutégalement un pont entre les communautés scientifiques et diplomatiques, d’où son emplacement stratégique à Genève, qui accueille déjà plusieurs organisations internationales, de l’ONU à l’OMC.
Le Département suisse des affaires étrangères contribuera à hauteur de 3 millions de francs suisses -l’équivalent d’un peu plus de 3 millions de dollars- à la Fondation dans sa phase initiale entre 2019 et 2022. La ville et le canton de Genève contribueront chacun avec 300 000 FS durant la même période et des contributions privées sont également attendues. L’ancien PDG de Nestlé, Peter Brabeck-Letmathe a été choisi pour présider cette nouvelle fondation. Le vice-président en sera Patrick Aebischer, l’ancien président de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). Patrick Aebischer a également été membre du Comité de Pilotage des Sciences de la Santé de Nestlé depuis 2015, comitéfondé en 2011 par Nestlé et hébergé sur le campus de l’EPFL.
Le choix de Peter Brabeck et dePatrick Aebischer -qui ont tous deux d’étroites connexions avec Nestlé- pour diriger cette nouvelle fondation suit une logique très claire : il traduit la reconnaissance du pouvoir des entreprisesau sein du gouvernement suisse. Un ancienPDG de Nestlé est,par définition et sans conteste, compétent pour promouvoir une telle initiative. Le choix de Peter Brabeck est un autre exemple d’un« partenariat » toujours plus prononcé entre les gouvernements et les grandes corporations internationales, ce qui favorisel’établissement d’une oligarchie internationale d’entreprises prenant graduellement davantage de pouvoir dans lesdémocraties occidentales. Il est documenté que Peter Brabeck, en tant que PDG de Nestlé, a combattu les régulations étatiques. Le cas le plus évident a été démontré lors des efforts de régulation du marché de lait en poudre pour nourrissons. Le conflit entre Nestlé, sous la direction de Brabeck, et la International Baby Food Action Network (IBFAN) a pris alors un caractère public.
Mais le plus ironique -et le plus dangereux- tient à ce que le choix de Peter Brabeck à la présidence de cette fondation indique le vrai objectif de la GSDA : éviter toute forme de régulation par legouvernementqui imposerait des limites aux profits des entreprises privées générés par les avancées technologiques.Onimagine mal cette fondationdemainprotéger la sphère publique et l’environnement de menaces écologiques dues à de nouvelles avancées technologiques.Au contraire, le choix de Brabeck montre que l’objectif premier de cette fondation est de défendre et soutenir le secteur privé.
L’on peut attendre de cette Fondation des propositions visant à une auto-régulation du secteur privé en cas de conflits trop visibles, ce qui est tout sauf efficace. Du faitque cette fondation est à l’initiative du gouvernement Suisse -sans doute après des discussions avec le secteur privé- et qu’elle est située à Genève, elle prendra une énorme influence. Les mouvements sociaux organisés devraient suivre de très près les futurs premiers pas de cette fondation, qui peut devenirune menace sérieuse pour la démocratie.
Quelques mois à peine après le lancement de cette nouvelle fondation, le gouvernement Suisse a annoncé que Christian Frutiger, actuel Directeur des Affaires Publiques de Nestlé, sera nommé vice-président de l’agence Suisse pour le Développement et la Coopération (DDC), agence responsable de la mise en œuvre de la stratégie de politique extérieure de la Confédération Suisse dans le domaine des projets d’aide humanitaire, du développement global et régional et la coopération.
Encore un exemple de la collaboration croissante entre le secteur privé et le gouvernement, mais cette fois dans un domaine bien plus sensible : l’aide au développement et la coopération.
Et cet exemple montre aussi l’influence et la présence grandissante de Nestlé au sein du gouvernement suisse.Cette influence n’est ni neuve, ni récente, et il est important de rappeler que laDDC a soutenu y compris financièrement la création du Water Ressources Groupe (WRG), l’initiative de Nestlé, Coca-Cola et Pepsi pour la privatisation de l’eau. Rappelons aussi que le directeur de la DDC est lui-même membre du conseil d’administration du WRG. La contradiction entre le fait que la Suisse ait un des meilleurs services publics sanitaires et de distribution de l’eau au monde, mais que les impôts des citoyens suisses servent à soutenir la privatisation de l’eau dans d’autres pays, ne semble pas être un problème pour la DDC.
Le budget de la Suisse pour la coopération internationale sur la période 2017-2020 estd’environs 6.635 milliards de francs – soit un peu plus de 6.730 milliards de dollars. En tant que directeur adjoint, Christian Frutiger aura une influence certaine sur les décisions d’attribution d’une bonne partie de ce budget. Plus important, il sera directement responsable de la division « Coopération Globale » de la DDC et du programme EAU. ChistrianFrutiger a démarré sa carrière chez Nestlé en 2007 en tant que directeur des affaires publiques, après avoir travaillé à la Croix Rouge Internationale. En 2006, la marque d’ eau en bouteille « Pure Life »de Nestlé est devenue la plus rentable du groupe et en 2007, avec l’achat par Nestlé des sources minérales Henniez S.A, Nestlé est devenue la société leader de l’eau en bouteilles sur le marché Suisse. En 2008, seulement 10 ans après son lancement, Pure Life est devenue la marque d’eau en bouteille la plus vendue au monde. Dans ce contexte, il était tout naturel que le travail de Christian Frutiger chez Nestlé se concentre sur le thème de l’eau.
En 2008 a éclaté en Suisse le scandale de l’espionnage par Nestlé. Un journaliste de la Télevision Suisse Romande (TSR)a dénoncé dans uneémission l’embauche de la Firme SECURITAS pour infiltrer avec des espions les groupes suisses critiques des agissements de Nestlé, en particulier ATTAC.Des faits avérés d’espionnage ont eu lieu entre 2002 et 2003, cependant il existe les preuves d’une surveillance jusqu’en 2006. ATTAC a lancé des poursuites contre Nestlé et SECURITAS et en 2013 la justice Suisse a condamné Nestlé pour avoir organisé cette opération, l’implication d’au moins quatre directeurs de la compagnie ayant été reconnue.
Le fait que Nestlé ait organisé une action d’espionnage illégale en Suisse et que l’entreprise ait été condamnée n’a eu, contrairement aux attentes, aucune influence sur ses relations avec la Confédération et en particulier sur la DDC. Personne n’ a demandé a M. Brabecck, alors PDG de Nestlé, ce qu’ il fallait attendre de son entreprise dans des pays jouissant de moins de garanties démocratiques que la Suisse.
Infiltrer des agents sous une fausse identité pour espionner ATTAC est, pour le moins, une faute grossière d’éthique. Mais il semble que « l’éthique » n’était pas un critère pour la DDC au moment d’embaucher Christian Frutiger. Celui-ci tout au long de cet épisodescandaleux d’espionnage,a gardé le silence, n’a jamais présenté d’excuses envers les personnes espionnées par son employeur et a tout fait pour éviter des effets délétères sur la réputation de l’entreprise. En d’autres mots, il a démontré une complicité certaine avecle manque d’éthique de son employeur.
Mais la nomination deM.Frutigeren tant que vice-président de la DDCpointe des problèmes plus profonds et de portée plus grave, particulièrement concernant le sujet de l’eau, et il me semble clair que son choix à cette position a tout à faire avec ce sujet. Les nominations de Brabeck et de Frutiger révèlent les liens entre le secteur privé et le gouvernement suisse pour approfondir les politiques de privatisation -notamment de l’eau- et le pouvoir des corporations sur le gouvernement Suisse. Mais cette articulation vise plus haut encore : elle prendra place avant tout au niveau des agences internationales présentes à Genève, dont Frutiger sera le premier contact. Les nouvelles fonctions de Frutiger et de Brabeck indiquent à quel point la transnationale organise et articule consciemment sa place au niveau du gouvernement pour s’assurer que ses exigences et son agenda politique soient respectés.
En face de tout cela, il n’y a pas grande réaction à attendre de la plus grande partie des ONG en Suisse, dans la mesure où la plupart d’entre elles sont subventionnées par la DDC, ce qui explique le profond silence qui entoure Nestlé dans ses actions en Suisse. Un récent exemple de ce silence a été donné au Brésil lors du Forum Mondial de l’Eau qui se tenait à Brasilia en mars 2018. Dans la mesure où ce forum est d’abord celui des grandes compagnies privées, Nestlé et le WRG étaient présents dans le pavillon Suisse officiel, aux côtés d’organisations comme HELVETAS, HEKS/EPER et Caritas Suisse, trois des plus grandes agences privées suisses de développement, toutes financées par la DDC. HEKS/EPER -qui sont des abréviations allemandes et françaises- est lié à l’Eglise Protestante de Suisse, et Caritas à l’Eglise Catholique. Durant ce forum, 600 femmes du Mouvement des Sans-Terre ont occupé les locaux de Nestlé à Sao Lourenço, Minas Gerais, durant quelques heures, afin d’attirer l’attention sur les problèmes causés par la compagnie et l’industrie de l’embouteillage. Aucune de ces organisations suisses n’a exprimé de solidarité envers le Mouvement des Sans-Terre, aucune n’a condamné les pratiques de Nestlé, pas plus qu’elles n’ont mentionné à leur retour en Suisse cette action des femmes Sans-Terre.Pourtant HEKS/EPER et Caritas proclament lutter pour le droit humain à l’eau et « soutenir » des mouvements sociaux -du moins tant qu’il ne s’agit pas de se dresser contre Nestlé. A Sao Lourenço comme dans beaucoup d’autres endroits au Brésil, il y a des problèmes avec l’exploitation par Nestlé de l’eau et des mouvements citoyens pour protéger la ressource. HEKS/EPER a un bureau au Brésil mais n’a jamais approché les groupes qui luttent contre Nestlé au Brésil.
LaDDC ne considère pas les problèmes de Nestlé au Brésil et ailleurs comme des motifs suffisants pour ré-évaluer son partenariat avec la compagnie. Il y a des cas très bien documentés montrant les problèmes liés à l’embouteillage et à l’extraction de l’eau aux EUA, au Canada, en France, des pays considérés comme des démocraties solides. Ce qui est commun entre tous ces pays, c’est la posture des gouvernants qui prennent toujours le parti de la multinationale contre leurs propres citoyens. Dans la ville de Vittel en France, la situation est absurde : les études menées par les agences publiques indiquent que la nappe phréatique de laquelle la population tire son eau et que Nestlé embouteille sous l’étiquette « Bonne Source » est en train de s’assécher rapidement La nappe n’est plus en état de supporter les besoins à long terme des habitants et ceux de la transnationale. La solution proposée par les pouvoirs publics ? Construire un pipe-line de 50km de long pour chercher l’eau destinée aux habitants dans la région voisine de Vittel -laissant Nestlé libre d’exploiter seul les eaux de la nappe !
Dans le comté de Wellington, au Canada, un groupe appelé les Wellington Water Watchers (les gardiens de l’eau de Wellington) a été créé pour contrer Nestlé, qui bénéficie de l’aide du gouvernement local pour renouveler régulièrement son autorisation de prélèvement dans la nappe. Au Michigan, aux EUA, le problème est le même. Rien de tout cela ne semble embarrasser le gouvernement Suisse, la DDC ou ChistianFrutiger. Encore une fois, si de tels problèmes arrivent dans ces pays, qu’en est-il des autres pays bien plus fragiles du point de vue de leur organisation politique et sociale ? En tant qu’actuel Responsable des relations Publiques de Nestlé, Frutiger a fait de son mieux pour ignorer complètement les problèmes créés par ses employeurs dans de nombreux pays.
Au moment d’écrire ces lignes, l’Europe est frappée par une vague intense de chaleur. Dans certaines régions en France l’eau est rationnée, et de nombreux incendies frappent les forêts. De grandes villes comme Paris souffrent des hausses de température records, et le manque d’eau ne fait qu’augmenter. En parallèle, les glaciers fondent et l’eau devient de plus en plus rare. Les eaux de sous-sol, en grande partie composées d’eaux fossiles, représentent une réserve importante pour le futur et doivent être préservées. Mais l’avidité des compagnies d’embouteillage comme Nestlé les amène à acquérir toujours plus de sources d’eau. Ce scénario est le même partout sur la planète, et les eaux non polluées ne cessent de tomber entre les mains des entreprises. Au Brésil sous le gouvernement de Bolsonaro, la situation est encore plus grave, avec un ministre de l’Environnement dont la tâche est de faciliter l’acaparement des ressources naturelles par des capitaux étrangers. Il est important de se souvenir que l’actionnaire principal du groupe AMBEV est le citoyen suisse-brésilien Jorge Paulo Lemann, qui bénéficie d’excellents circuits de communication avec le gouvernement Suisse. AMBEV est également membre du WRG qui a récemment ouvert son premier bureau au Brésil pour aider dans la privatisation de la SABESP, la compagnie publique de l’eau dans l’état de Sao Paulo.
Ce qui se passe en Suisse est juste la partie émergée de l’iceberg -la partie visible d’une articulation internationale entre les grosses corporations, et la captation de l’espace public au bénéfice des décisions politiques de l’oligarchie mondiale des corporations. Nous devons être vigilant.es et bien organisé.es pour défendre nos eaux, notre Terre et notre société contre l’attaque des corporations contre le Bien Commun.
Traduction: François Schmitt
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