Apparu dans la ville de Wuhan en Chine, diffusé en Asie et en Europe via les foyers iranien, italien, français ou espagnol, frappant massivement les Etats-Unis et le Brésil, la pandémie du Covid-19 n’a pas eu l’impact « attendu » en Afrique où l’état des infrastructures sanitaires laissait présager le pire. Certes, plusieurs pays affichent une comptabilité macabre mais très inférieure aux dizaines de milliers de morts en Europe et dans les Amériques.
Plusieurs éléments ont été avancés pour expliquer ce fait, comme la relative isolation du continent africain par rapport auxflux aériens et touristiques, la jeunesse de la population, le climat, ou encore une immunité plus grande des populations. Confrontés à des situations très diverses, les États africains ont apporté des réponses également différentes, entre l’adoption de politiques de confinement, la mise en place de cordon sanitaire, de politique de dépistage ou de simple suivi sans autres mesures particulières.
En revanche, un constat s’impose : les pays africains (sous-entendu « sous-développés ») ont mieux géré la crise que les pays « développés », ce qui devrait être l’occasiond’ouvrir une réflexion sur ce qu’on entend par « développement ». Si cette réussite reste à consolider pendant les prochains mois, elle n’enlève rien à l’urgence de combler les lacunes du continent africain dans le secteur des infrastructures médicales et sanitaires. Bien avant le coronavirus, l’impact des politiques d’austérité sur les structures sociales, médicales et sanitaires a été dénoncé. L’impossibilité d’un accès massif aux thérapies ou médicaments européens, onéreux, fait que la médecine traditionnelle a pris de plus en plus d’importance.
Pourtant conscients de cette réalité, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et les organisations internationales, les ONG et les laboratoires pharmaceutiques, ont adopté une position assez critique et condescendante à l’égard des solutions africaines basées sur le recours aux plantes traditionnellement connues des populations. Néanmoins, la question qui se pose concerne aussi l’impact de la pandémie et des réponses apportées sur un certain nombre d’initiatives continentales en cours.
L’intégration économique en file d’attente
La mesure la plus spectaculaire et la plus radicale est celle de la fermeture des frontières entre de nombreux États africains. Celle-ci intervient au moment où les États s’apprêtaient à lancer la Zone de libre-échange continental africaine (ZLECA).Présentée en grande pompe comme le plus grand marché du monde, la ZLECA devait renforcer le commerce intra-africain et accélérer l’intégration économique. Plusieurs événements annexes comme la Foire Africaine de Kigali ont été annulés ou reportés à l’an prochain. Au-delà d’un mécanisme qui devra s’adapter aux conséquences de la pandémie et aux lenteurs découlant d’une gestion sécuritaire des frontières, la réaction des investisseurs sera sans doute un indicateur de la viabilité de la reprise de la ZLECA.
Sur la question économique, au-delà des effets d’annonce autour de la restructuration de la dette des pays africains, le secteur de l’informel qui fait vivre de nombreuses personnes a été particulièrement touché par les politiques de confinement et de restriction. Au niveau macro-économique, une task force a été mise en place par l’Union Africaine avec un casting qui réunit quelques unes des figures les plus en vue de la finance africaine : Tidjane Thiam, ex-CEO de Crédit Suisse, Donald Kaberuka, président de la Banque Africaine de Développement (BAD), Trevor Manuel, assureur et ancien ministre sud-africain des Finances de l’après apartheid, Ngozi Okonjo-Iweala, ancien Ministre des Finances du Nigeria et vice-président de la Banque Mondiale. L’annonce de la mise en place de cette task force – qui ne jouit d’aucun mandat démocratique – n’a pas été accompagnée d’un véritable discours permettant d’entrevoir un changement de l’orientation économique africaine, au-delà d’une réponse circonstanciée à la crise de la dette dans le contexte du Covid-19.
Entre fermeture de frontières…
Dans une économie-monde construite sur les mouvements et les circulations, les fermetures de frontière reconfigurent aussi les espaces de sécurité et d’insécurité. Elles annulent momentanément la hiérarchie des passeports qui est souvent au désavantage des pays africains. Si les origines du virus suscitent de fortes tensions géopolitiques entre la Chine et les Etats-Unis, sa propagation a donc suivi une trajectoire calquée sur celle de la mondialisation, épargnant plutôt l’Afrique pour le moment. Les marchés reposent aussi sur un ensemble d’interactions humaines rompues par la fermeture des frontières terrestres et aériennes.
Cette fermeture est dictée par des impératifs sanitaires visant effectivement à diminuer et contrôler les risques de propagation du virus qui se transmet dans les interactions humaines. Sur ce point, le repli engagé renforce d’une part la nécessité pour chaque pays africain de penser son autosuffisance ou sa dépendance au marché régional, continental ou internationale, et d’autre part, d’affronter les réflexes nationalistes qui consistent à faire porter aux étrangers non-africains la responsabilité de l’introduction de l’épidémie.La fermeture des frontières a renforcé la gestion nationaliste de la pandémie en interne.
Au-delà, la Chine étant reconnue comme le foyer originel de la pandémie, une vague de sinophobie est aussi apparue en Afrique. Sans être excusable, cette vague a été renforcée par les vidéos racistes montrant les autorités chinoises en train de cibler et persécuter des Africains rendus responsables du maintien de foyers d’épidémie en Chine. Le sort des Européens « bloqués » en Afrique et l’urgence de leur rapatriement interrogent également des préjugés persistants et des réalités paradoxales.
L’Afrique, la zone la moins touché par la pandémie, est quittée par des étrangers pressés de rentrer en Europe où l’alerte est maximale. Si la volonté de rentrer chez soi pour être proche des siens est sans doute l’un des sentiments humains qui guide les migrations en temps de pandémie, la question qui se pose aussi est celle de la vivabilité de l’Afrique, et de son habitabilité en temps de crise. La diaspora africaine établie en Europe a, pour sa part, été confrontée à une problématique plus funèbre liée notamment à l’impossiblité de rapatrier les dépouilles vers le pays d’origine, rendant encore plus difficile le deuil.
…et « panafricanisme médical » ?
Les projections pessimistes sur l’arrivée de la pandémie en Afrique ont été largement diffusées par la prospective médiatique. Ces projections ont servi d’avertissement et de défi pour les Africains qui se sont organisés, avec ou sans le soutien des États, pour tenter de remédier à la catastrophe annoncée. Sur ce point, la question du « panafricanisme médical » est apparue lorsque le président malgache Andry Rajoelina a décidé de valoriser une tisane locale, le Covid-Organics, comme remède au virus. Outre un engagement personnel dans la campagne de promotion du produit, le président malgache s’est adressé à ses pairs du continent africain lors de vidéo-conférences très suivies sur les réseaux sociaux.
Les envois de tisanes de Covid-Organics dans plusieurs pays demandeurs ont relancé l’idée d’une solidarité panafricaine. Pourtant, l’initiative malgache n’a pas impliqué les structures habilitées comme l’Union Africaine, tandis que la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a apporté un démenti pour ne pas être liée aux pays ouest-africains qui avaient été destinataire de la tisane malgache.
Si le « panafricanisme médical » à l’échelle étatique peine à décoller, de nombreuses organisations de la société civile et mouvements sociaux ont pris en main les opérations de prévention en assurant l’éducation aux gestes barrière, ainsi que la distribution de kits sanitaires. Les réseaux sociaux ont servi de relais à de nombreuses campagnes pour collecter des fonds et fabriquer des masques. Les chercheurs africains dans le domaine biomédical et social, les intellectuels et les universitaires africains dans le domaine des sciences sociales, ont tous orienté leurs travaux et leurs réflexions en tenant compte des effets dela pandémie.
Les universités ont mobilisé les équipes de scientifiques pour fabriquer avec les moyens disponibles des appareils faisant office de respirateurs, pour développer des remèdes pouvant faire l’objet de validation ultérieure, ou tout simplement pour agir en amont sur la prévention et en aval en anticipant les conséquences économiques de la pandémie.L’Afrique ne doit pas être en retard dans la pensée et la construction d’un « après ».
Au final, la carte de la pandémie du coronavirus reprend des lignes de fracture économique et sociale à l’échelle globale, sociale et locale. Dans ce contexte, l’expertise mutualisée des pays africains pourrait ainsi renverser le regard habituel du Nord vers le Sud, en amenant les « experts » du Nord à ne plus considérer le Sud comme leur laboratoire mais plutôt comme un véritable partenaire scientifique. Ce changement de regard n’est toutefois possible que si l’Afrique, dans un premier temps, constitue son propre centre de gravité scientifique et politique sur une situation où elle est paradoxalement en périphérie de la crise et non en position d’épicentre comme cela fut malheureusement le cas sur d’autres pandémies. En apportant ses réponses à la crise du coronavirus, l’Afrique peut démontrer que l’histoire ne peut pas s’écrire sans elle. L’enjeu est donc la réécriture de l’histoire globale et de la mondialisation dans une perspective tenant compte des conséquences et des perspectives de la pandémie.
* Amzat Boukari-Yabara, Historien et militant panafricaniste
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