A l’aube de la commémoration du déplacement forcé de 700.000 palestiniens de leur terre, de leur maison, de leur village en 1948, lors de la création d’Israël, il paraît juste de rappeler le sens premier de ce concept « Nakba ». A l’époque, devant l’ampleur des événements, il fut créé par l’intellectuel Syrien Constantin Zureiq. Ce qu’on traduit en français par « la catastrophe » et désignerait un événement suprême qui viendrait en dénouement d’une série de « péripéties » au sens de la tragédie grecque, signifiait dans l’esprit de C. Zureiq non pas une fin, mais au contraire, le début d’un processus dont depuis 75 ans on ne cesse de constater la véracité et les effets dévastateurs.
Il n’est pas ici question de comptabiliser, les expulsions, la destruction des villages, les emprisonnements, les spoliations, les occupations de territoire, les installations de colonies, les victimes civiles parmi lesquelles de très nombreux enfants, la répression, les mesures discriminatoires prises à l’encontre du peuple palestinien, autant de drames que les organisations humanitaires et de soutien à la résistance de ce peuple ne cessent de dénoncer.
En cette période du souvenir, il nous semble décisif de rappeler le sens profond des termes employés et de dénoncer les détournements-glissements d’interprétation qui peuvent être opérés. Après une catastrophe naturelle ou humaine, on attend le plus souvent une reconstruction, une remise en état ou en santé de ce qui fut détruit, abîmé, blessé.
Dans le cas de la « Nakba », la destruction s’est poursuivie, se poursuit sans lasse et tous les signes de sa progression, de son déploiement dans un futur immédiat sont là quotidiennement sous nos yeux. Nous pouvons éprouver le profond ressenti qu’au regard de la communauté internationale, cela s’inscrit dans une continuité presque logique, indépendante de toute volonté politique, selon une finalité sans fin…une sorte de concession inéluctable et de toute éternité faite à l’histoire humaine quant au sacrifice désigné d’un d’entre ses peuples.
Cela n’est pas seulement insupportable sur un plan éthique mais participe d’un crime d’humaine mémoire.
Que signifie se souvenir des pogroms d’hier séparés de ceux d’aujourd’hui ? Que représente la conscience d’un jour meurtrier, séparé de ce qu’il poursuit au-delà de lui ?
La « Nakba » ne fut pas tant la catastrophe d’un moment de l’histoire que le projet en devenir de la disparition d’un peuple par lent mais progressif effacement non seulement de sa mémoire passée mais de son présent, son futur antérieur pour ne plus de futur simple.
En ce sens, il est indispensable de ne pas traduire aujourd’hui la « Nakba » par « la catastrophe » mais de laisser ce terme dans sa langue propre, d’origine, en entendant que tout ce par quoi la « Nakba » s’est exprimée il y à 75 ans, continue et que si cela continue, c’est parce que le projet destructeur initial ne peut en finir car il se heurte à une résistance de tous les temps et c’est aujourd’hui cette résistance qui est le devenir du peuple palestinien.
Les acteurs.ces d’une pareille résistance avec celles et ceux qui les soutiennent à travers le monde, ne manquent pas de témoigner et ils constituent en cela la mémoire vivante du futur du peuple palestinien.
Pour notre seule part ici-même et en ce jour, nous voulons redire en tant que poète : si nous fraternisons avec le devenir du peuple palestinien résistant, ce n’est pas au nom d’une solidarité consciencieuse ou encore d’une compassion de circonstances, comme tant d’occasions dans l’histoire présente, peuvent en susciter mais au titre d’un partage de penser avec des femmes, des hommes, des enfants qui depuis la « Nakba », n’ont cessé d’en retourner, d’en subvertir le sens.
En effet depuis les événements de 1948, le peuple palestinien pense, habite ou ré-habite la maison, la terre, le village, l’arbre, le puits, la lumière, la nuit étoilée non plus comme un fragment de monde sur un fragment de terre mais comme le monde dans l’infini imaginaire qu’il lui voue en chaque instant vivant et non soumis à vivre. Pour ce peuple résistant, chaque jour et minute lui sont à la fois bien réels par la douleur qu’ils suscitent et utopiques pour ce qu’il cherche à vivre à travers eux .
Ce que de loin et par fausse empathie, on pourrait à tort considérer comme « survivre » en résistant, la « Nakba » depuis 75 ans, propose de le partager comme POEME-DE-VIVRE.
Oui, chaque instant menacé de mort y est repris comme éternité vivante, tel cet art du mouvement incessant du jongleur sachant jouer entre l’éphémère et l’infini. De même chaque geste, mouvement empêchés, limités dans l’espace, s’élancent comme dix mille à eux seuls. Le plus petit fragment d’espace-temps sensible devient le monde possible pour une utopie vivante ici, ailleurs, maintenant, de tous temps.
Si la «Nakba » est la « catastrophe » promise par ceux qui l’ont déclenchée et tentent de la faire perdurer, elle n’en est plus une pour chaque jour résistant comme le peuple palestinien le prouve. Les palestiniens s’en sont emparés dans l’esprit non plus de mourir mais de vivre pour l’idée d’un autre monde possible au-delà d’eux-mêmes et de leur peuple.
La « Nakba » au sens que lui donne le quotidien des palestiniens, représente une autre façon de penser le monde humain et non humain ; c’est un penser profondément poétique qui n’est pas le seul fait des poètes palestiniens.nes mais de tous.tes. Cette autre façon de penser la « catastrophe » est née des premières résistances du peuple. Elle a créé et nourrit ce subversif moyen de voir dans le visible ce que l’oppresseur est incapable de voir : l’autrement le jour. Elle détient aussi cette force de capter et ressentir les vibrations d’appels de temps immédiats grâce auxquels, le réprimé en ne se soumettant pas, peut reposer la question de la valeur de la vie et pas seulement la sienne dans le plus intime et le plus infime de son existence quotidienne mais l’existence de tous pour tous : lorsqu’un humain recouvre un comportement instinctif devant l’absolu et qu’il accueille pour éclaireur l’intuition.
Depuis longtemps, l’intuition porte le nom d’une « Palestine pluriculturelle, multiconfessionnelle et démocratique » au plein sens de l’utopie poétique politique de ce peuple et pour toute l’humanité.
Cette intuition nous dit dans la peine comme dans la joie, dans la guerre comme dans la paix, sur le front des fleurs comme celui des batailles les plus sanglantes que la beauté n’est pas une fin mais cet apprentissage d’un autre goût du monde, d’une autre hospitalité entre nous et lui ; nommons-les poétiques, utopiques, ils n’en sont pas moins réels, existants et tangibles.
75 ans d’une certaine histoire, d’une certaine terre, d’un certain peuple insoumis nous en disent l’universel visage à contempler et à aimer.
Philipppe Tancelin (poète philosophe)
11 mai2023
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