La mort de la République, par Chris Hedges

Dans la Rome antique, l’État profond, dominé par une armée surdimensionnée et une oligarchie corrompue qui rappelle les États-Unis de 2017, décida de faire étrangler le vaniteux et stupide empereur Commode dans son bain en 192. Mais cette décision ne mit pas un terme au chaos grandissant ni au déclin rapide de l’empire romain.

Commode, comme un certain nombre d’autres empereurs romains tardifs, et comme le président Trump, était incompétent et consumé par sa propre vanité. Il fit faire d’innombrables statues de lui-même en Hercule et trouvait peu d’intérêt à gouverner. Il utilisa son poste de chef de l’État pour devenir la star d’une mise en scène permanente de lui-même. Il lutta victorieusement comme gladiateur dans l’arène dans des combats arrangés. Le pouvoir, pour Commode comme pour Trump, était principalement destiné à répondre à son narcissisme sans fond, à son hédonisme et à son appétit de richesse. Il a vendu des offices publics afin que des équivalents d’époque de Betsy DeVos et Steve Mnuchin pussent orchestrer une vaste kleptocratie.

Commode fut remplacé par le réformateur Pertinax, le Bernie Sanders de l’époque, qui tenta en vain de freiner le pouvoir des gardes prétoriennes, l’ancienne version du complexe militaro-industriel. Cette tentative vit Pertinax être assassiné par les gardes prétoriennes après seulement trois mois au pouvoir. Les gardes mirent ensuite aux enchères au plus offrant la charge d’empereur. L’empereur suivant, Didius Julianus, dura 66 jours. Il y aurait cinq empereurs durant l’année 193, celle qui suivit l’assassinat de Commode. Trump et notre empire en décomposition ont des précédents historiques sinistres. Si l’État profond remplace Trump, dont l’ineptie et l’imbécillité sont embarrassantes pour l’empire, cette action ne rétablira pas plus notre démocratie que remplacer Commode n’a restauré la démocratie à Rome. Notre république est morte.

Les sociétés autrefois ouvertes et ayant des traditions démocratiques sont une proie facile pour les ennemis de la démocratie. Ces démagogues respectent les idéaux, les rituels, les pratiques et les formes patriotiques de l’ancien système politique démocratique tout en le démantelant. Lorsque l’empereur romain Auguste, qui se nommait lui-même le « premier des citoyens », neutralisa l’ancienne république, il prit soin d’en maintenir les formes. Lénine et les bolcheviks ont fait de même quand ils ont mis la main sur les soviets autonomes pour les écraser. Même les nazis et les staliniens ont prétendu gouverner des États démocratiques. Thomas Paine a écrit que le gouvernement despotique est un champignon issu d’une société civile corrompue. C’est ce qui est arrivé à ces anciennes démocraties. C’est ce qui nous est arrivé.

Nos droits constitutionnels – procédure régulière, habeas corpus, respect de la vie privée, procès équitable, liberté de ne pas être exploité, élections justes et dissidence permise – nous ont été retirés par décision judiciaire. Ces droits n’existent plus que par leur nom. La grande déconnexion entre les valeurs présumées de l’État et la réalité rend absurde le discours politique.

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Des sociétés, en cannibalisant le budget fédéral, s’engagent légalement à exploiter et à piller. Il est impossible de voter contre les intérêts de Goldman Sachs ou d’ExxonMobil. Les industries pharmaceutiques et d’assurance peuvent retenir en otage des enfants malades alors que les parents de ceux-ci font faillite en essayant de sauver leurs fils ou leurs filles. Ceux qui sont accablés par le remboursement de prêts étudiants ne peuvent jamais effacer la dette en se déclarant en faillite. Dans de nombreux États, ceux qui tentent de faire connaître les conditions de vie dans les vastes fermes industrielles où des animaux malades sont entreposés pour l’abattage peuvent être accusés d’infraction pénale. Des sociétés pratiquent légalement le boycott fiscal. Des entreprises ont orchestré des accords de libre-échange qui détruisent les petits agriculteurs et les petites entreprises, et désindustrialisent le pays. Les syndicats et les organismes gouvernementaux conçus pour protéger le public de la contamination de l’air, de l’eau et des aliments, ainsi que des créanciers et prêteurs usuriers, ont été désarmés. La Cour suprême, dans une inversion de droits digne de George Orwell, définit la contribution illimitée des entreprises aux campagnes électorales, comme le droit d’interpeller le gouvernement ou comme une forme de liberté de parole. Une grande partie de la presse, qui appartient à de grandes entreprises, sert de chambre d’écho aux élites. Des sociétés privées ou publiques ont été vendues à de grandes entreprises qui font grimper les taux et refusent leurs services aux pauvres. Le système éducatif est lentement privatisé et transformé en une espèce de formation professionnelle.

Les salaires stagnent ou baissent. Le chômage et le sous-emploi – masqués par des statistiques falsifiées – ont poussé la moitié du pays dans la pauvreté chronique. Les services sociaux sont supprimés au nom de l’austérité. La culture et les arts ont été remplacés par la marchandisation du sexe, des divertissements banals et des images de violence. Les infrastructures, négligées et sous-financées, s’effondrent. Les faillites, les saisies, les arrestations, les pénuries alimentaires et les maladies non traitées qui mènent à une mort prématurée, accablent une sous-classe harcelée. Les désespérés fuient dans une économie souterraine dominée par la drogue, la criminalité et la traite des êtres humains. L’État, plutôt que de s’attaquer à la misère économique, militarise les services de police et les habilite à utiliser la force létale contre des civils non armés. Il remplit les prisons avec 2,3 millions de citoyens, dont seul un petit pourcentage est passé en procès. Un million de prisonniers travaillent pour des entreprises à l’intérieur des prisons, tels des esclaves modernes.

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Les amendements à la Constitution visant à protéger le citoyen de la tyrannie n’ont plus aucun sens. Le Quatrième amendement, par exemple, se lit comme suit : « Le droit des citoyens d’être garantis dans leurs personne, domicile, papiers et effets, contre les perquisitions et saisies non motivées ne sera pas violé, et aucun mandat ne sera délivré, si ce n’est sur présomption sérieuse, corroborée par serment ou affirmation, ni sans qu’il décrive particulièrement le lieu à fouiller et les personnes ou les choses à saisir ». La réalité est que nos appels téléphoniques, courriels, textos et dossiers financiers, judiciaires et médicaux, ainsi que tous les sites Web que nous visitons tout autant que nos voyages physiques, sont suivis, enregistrés et stockés à perpétuité dans les banques informatiques du gouvernement.

L’État torture, non seulement dans les sites noirs tels que la base aérienne de Bagram en Afghanistan ou à Guantanamo Bay, mais aussi dans les installations supermax ADX [administratif maximum], comme celle de Florence, Colorado, où les détenus souffrent de crises psychologiques suite à des isolements en cellule prolongés. Les prisonniers, bien qu’ils soient citoyens, endurent une surveillance électronique 24 heures sur 24 et l’enfermement 23 heures par jour. Ils subissent une privation sensorielle extrême. Ils endurent des coups. Ils doivent se doucher et aller à la salle de bains sous caméra. Ils ne peuvent écrire qu’une lettre par semaine à un seul parent et ne peuvent pas utiliser plus de trois feuilles de papier. Souvent, ils n’ont aucun accès à l’air frais et prennent leur unique heure quotidienne de loisir dans une énorme cage qui ressemble à un moulin pour hamsters.

L’État utilise des « mesures administratives spéciales », connues sous le nom de SAM, pour dépouiller les prisonniers de leurs droits judiciaires. Les SAM limitent la communication des prisonniers avec le monde extérieur. Elles mettent fin aux appels, aux lettres et aux visites avec n’importe qui, sauf les avocats, et limitent considérablement le contact avec les membres de la famille. Les prisonniers sous SAM ne sont pas autorisés à voir la plupart des éléments de preuve contre eux en raison d’une disposition légale appelée la Loi sur les Procédures d’Information Classifiée, ou CIPA. La CIPA, qui a commencé sous l’administration Reagan, permet de classifier les éléments de preuve dans un procès et de les cacher à ceux qui sont poursuivis. Vous pouvez être jugé et condamné, comme Joseph K. dans « Le procès » de Franz Kafka, sans jamais voir la preuve utilisée pour vous déclarer coupable. Sous SAM, il est contraire à la loi d’avoir un contact avec un détenu – y compris pour son avocat – en vue de parler de sa condition physique et psychologique.

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Et lorsque les prisonniers sont libérés, ils ont perdu le droit de vote, reçoivent une aide publique et sont accablés d’amendes qui, si elles ne sont pas payées, les renvoient derrière les barreaux. Ils font l’objet d’enquêtes arbitraires et d’arrestations. Ils passent le reste de leur vie marginalisés, membres d’une vaste caste criminelle.

Le pouvoir exécutif s’est habilité lui-même à assassiner des citoyens américains. Il peut appeler l’armée dans les rues pour apaiser les troubles civils en vertu de l’article 1021 de la Loi sur l’autorisation de la défense nationale, qui a mis fin à l’interdiction pour les militaires d’agir en tant que force de police intérieure. Le pouvoir exécutif peut ordonner aux militaires d’arrêter les citoyens américains considérés comme des terroristes ou associés à des terroristes. C’est ce qu’on appelle l’« interprétation extraordinaire ». Les personnes détenues par l’armée peuvent se voir refuser les droits de procédure et d’habeas corpus et être détenues indéfiniment dans les installations militaires. Les militants et les dissidents, dont les droits étaient jadis protégés par le Premier amendement, peuvent faire l’objet d’une incarcération indéfinie.

Les déclarations, les croyances et les associations protégées par la Constitution sont criminalisées. L’État s’est donné le pouvoir de détenir et de poursuivre les gens non pour ce qu’ils ont fait, ni même pour ce qu’ils avaient l’intention de faire, mais pour avoir des croyances religieuses ou politiques que l’État juge séditieuses. La première cible a été les musulmans fondamentalistes, mais ils ne seront pas les derniers.

Les formes extérieures de la participation à la démocratie – le vote, les partis politiques concurrents, le contrôle judiciaire et la législation – ne sont plus que du théâtre sans signification. Celui qui vit sous surveillance constante, qui est susceptible d’être détenu n’importe où à n’importe quel moment, dont les conversations, les messages, les réunions, les tendances et les habitudes sont enregistrés, entreposés et analysés, qui est impuissant face à l’exploitation par les entreprises, peut bien être décrit comme libre : la relation entre l’État et le citoyen surveillé constamment est celle du maître avec l’esclave. Et ces chaînes ne seront pas éliminées si Trump l’est.