La guerre encore. Questions à partir des positions d’Hubert Védrine (avec quelques réponses…)

Par Christos Marsellos

Il y a quelques jours, le 11 mai, à la salle paroissiale de l’église de saint Thomas d’Aquin, à Paris, Hubert Védrine donnait une conférence dans laquelle il a eu l’occasion de résumer brièvement sa pensée sur les rapports de l’Europe avec le reste du monde et sur l’actualité de la guerre en Ukraine. Hubert Védrine est le sage de la géopolitique française — on l’appelle parfois le Kissinger de la France, sauf qu’il est beaucoup moins controversé que le stratège américain, n’ayant pas eu à prendre des décisions aux conséquences aussi tragiques, ni à les défendre obstinément. Depuis qu’il a été conseiller de François Mitterrand, puis ministre, H. Védrine  a accumulé les expériences sans perdre son trait le plus marquant : celui d’être mesuré. Réaliste bénin, il a encore rappelé, lors de cette conférence, Tocqueville, qui constatait, non sans quelqu’étonnement sans doute, que les Français ont le regard porté toujours sur les idées, jamais sur les faits. C’était bien sûr l’époque révolutionnaire ; quand il s’est agi de s’assoir sur les acquis, les Français ont très bien su inventer le positivisme. Faut-il croire qu’il leur en reste, malgré cela, une propension à l’idéologie, au sens de la fausse conscience ?

Quoi qu’il en soit, sur la question de la guerre en Ukraine, de manière non inattendue, la parole réaliste d’H. Védrine contraste, dans une certaine mesure, avec l’idéologisme en vogue dans les médias appelés systémiques – quelques excès de zèle, ici ou là, laissent  supposer, en effet, que l’obsession idéologique ne soit pas que l’aspect visible des intérêts de leurs propriétaires. H. Védrine, à la différence d’autres, qui en sont complètement bannis, peut s’exprimer dans ces médias, et sa pensée, qui est certainement intéressante à interroger dans sa spécificité, a voulu se résumer en cette phrase qu’il a utilisé dès le début du conflit :  « parce que nous avons créé le monstre, ce n’est pas une raison pour ne pas le combattre ».

La phrase est comme l’homme : subtile, et c’est ainsi qu’il faut la comprendre. Elle ne dit pas que Poutine est un monstre – comme l’a dit à un moment notre ancien ministre de l’Economie, Yanis Varoufakis, peut-être en la reprenant hâtivement, sans en mesurer la subtilité. La première moitié de la phrase de Védrine résume sa position d’après laquelle la première partie de notre relation à la Russie, après l’effondrement de l’Union soviétique, est marquée par les fautes commises par l’hubris occidentale. Il rappelle, approbatif, que les plus grands géopoliticiens américains prônaient la neutralité pour l’Ukraine ; ce soir il se référera succinctement à Kennan, Brzezinski, Kissinger. On n’oubliera pas que le deuxième, après avoir conçu l’idée d’arracher l’Ukraine à l’influence russe,  pour en finir avec la Russie comme grande puissance, a finalement fait volte-face en disant que ce serait trop risqué, trop dangereux. Le troisième, après avoir soutenu que l’Ukraine devrait être une zone tampon, neutre, a dernièrement concédé, après avoir provoqué l’ire des médias pro-ukrainiens en disant que l’Ukraine devait accepter la cession de territoires, que les derniers développements rendaient caduque la thèse de la neutralité et que l’Ukraine devrait finalement intégrer l’alliance occidentale.  La première question qui se pose est certes de savoir de quelle Ukraine on parle, celle aux frontières reconnues avant l’invasion russe, ou de l’Ukraine telle qu’elle sera après la fin du conflit, qui pourrait ne pas coïncider avec la première ? Mais il y a une autre question, plus grave encore. Kissinger pense maintenant que la position européenne qu’il faut armer l’Ukraine sans la faire entrer dans l’OTAN condamne l’Ukraine à une constante menace de reprise de la guerre. On peut se demander, inversement, si sa position ne condamne pas  l’Ukraine à une guerre perpétuelle ; les Russes auront intérêt, plutôt que de laisser l’Ukraine intégrer l’OTAN et avoir des armes nucléaires d’autant plus près et la base de Sébastopol directement menacée, à préférer une guerre sans fin – sinon, la prolonger jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’Ukraine. On peut raisonnablement douter que la dernière position de Kissinger soit meilleure que la première, à moins qu’elle ne soit accompagnée de quelque clause de non-armement ; qui sera à nouveau sujette à caution et ainsi à nouveau source de conflit potentiel. A quoi il faudra ajouter que, au point où nous en sommes, et la politique américaine n’ayant pas suivi les consignes de Kissinger, la Chine pourrait bientôt également préférer une guerre sans fin en Ukraine, pour garder le camp occidental occupé. On ne semble pas prêts de sortir de l’impasse et cela fait justement d’autant plus penser au troisième géopoliticien mentionné par Védrine,  Kennan, le concepteur du containement de la guerre froide, mort en 2005.  Qui se souvient encore de lui ? Lui qui, dès l’élargissement de l’OTAN en Pologne, contre les promesses données, a pensé que l’oeuvre de sa vie était détruite et qui a dit alors : « Of course there is going to be a bad reaction from Russia, and then [the NATO expanders] will say that we always told you that is how the Russians are — but this is just wrong. » (1).  De l’ambassadeur Matlock à Jeffrey Sachs, d’anciens de la CIA à des haut gradés de l’armée américaine retraités, beaucoup sont ceux qui ont analysé cette malhonnêteté, qui commence par le non-respect des promesses et se prolonge par l’imputation à l’autre de sa réaction, sans que leur voix ait pu s’entendre assez fort dans les médias dans un contexte de véritable propagande de guerre.

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Voilà en tout cas ce qu’il en est de la première moitié de la phrase de Védrine : en ne voulant pas entendre les intérêts de la Russie, en ne voulant pas écouter les avertissements de Poutine (depuis au moins la conférence de Munich sur la sécurité, en 2007), l’Occident a contribué à créer l’impasse qui a mené à la guerre. (Il ne s’agit encore que d’une culpabilité par omission, on verra qu’elle n’est pas la seule. Toute hubris commence par une malhônneteté non-consciente et finit par une justification consciente de la malhônneteté ; et John Mearsheimer a bien analysé les deux temps de la politique américaine : le temps de l’hégémonie insoucieuse, correspondant au moment unipolaire, qui pensait suivre des idéaux,  et le temps du réalisme actuel, qui prétend suivre des idéaux) (3).

Selon la deuxième partie de la phrase de Védrine, maintenant, quelle qu’en soit la responsabilité de l’Occident, « ce n’est pas une raison pour ne pas combattre le monstre », entendons provisoirement  par monstre : le bafouement de la loi internationale, le comportement transgressif de la Russie, ou son agressivité. Le deuxième temps de notre relation à la Russie se caractérise donc, selon Védrine, par une autre inaction, un manque de dissuasion. L’Occident doit se rattraper en ce domaine, et il fait ce qu’il peut en aidant l’Ukraine, tout en essayant, comme d’ailleurs le gouvernement Biden, d’éviter une guerre mondiale. On peut penser qu’une fois la guerre terminée, à supposer qu’elle le soit de manière qui mette en échec la tentative russe, Védrine se rangerait du côté de ceux qui pensent que la Russie ne doit pas être humiliée ; ce serait le moment pour l’Europe de se rattraper aussi sur ses incuries de la première phase de notre relation à la Russie. Quoi qu’il en soit, aux yeux de Védrine l’attitude occidentale actuelle envers la guerre fait donc sens, au moins sous certaines conditions, et en gardant un cap stratégique.

Il n’en reste pas moins qu’entre les deux parties de la phrase (et entre les deux phases de notre relation à la Russie selon Védrine) il y a une évidente tension. Si la première partie dit vrai, tout cela ne serait pas arrivé, si les Occidentaux n’avaient pas été les premiers en iniquité. Certes, on ne voudra pas ramener la querelle au niveau de la cour de récréation et des récriminations mutuelles : c’est lui qui a commencé ! Et certes, l’élargissement de l’OTAN n’était pas encore la guerre, un seuil terrible a été franchi. Et l’on pourra suivre Védrine dans son réalisme bénin, c’est-à-dire non cynique, qui dicte que nous aussi, nous avons le droit de nous défendre, en l’occurrence au-delà des scrupules que nous pouvons avoir, et que tout le monde n’a pas, pour notre comportement  passé.

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Or ce n’est pas seulement le comportement passé dont il s’agit. Quand, selon l’aveu de l’ancien Premier ministre d’Israël, Bennett, les négociations ont été près d’aboutir, en mars 2022, qu’est-ce que l’Occident a fait d’autre que les torpiller (toujours selon l’aveu de Bennett? On a pu voir le secrétaire à la Défense Lloyd Austin déclarer que « nous pensons que nous  pouvons, eh qu’ils peuvent (ah, ces lapsus !)  les gagner » pour qu’en avril on soit témoins de l’écoulement du Moskva et de l’assassinat d’une petite vingtaine de généraux russes (qui aurait donc donné les coordonnées précises, est-ce que quelqu’un a des doutes ?) Sauf, hélas, que cela n’a pas suffit pour que l’Occident gagne. Et on s’attendait à quoi après cela, que la Russie se dise qu’elle devait se replier ? La Russie a répondu (peut-être en saisissant l’occasion qu’on lui donnait) en allant plus loin, avec l’annexion des nouveaux territoires en dehors du seul Donbass. L’Occident a donc provoqué des nouvelles pertes pour l’Ukraine, et s’est par conséquent  ôté toute option de demander l’ouverture de pourparlers. Les Européens espèrent de manière plus ou moins avouée que l’Ukraine puisse regagner un peu de terrain pour négocier à partir d’une meilleure base – pour ne pas avouer qu’ils ont d’abord laissé s’entraîner, puis entraîné eux-mêmes l’Ukraine dans une terrible aventure. Si elle finit par perdre davantage de territoires, comment pourront-ils secouer leur responsabilité, sinon en se laissant eux-mêmes  entraîner dans une guerre généralisée ?

N’en déplaise à Védrine, le réalisme ne peut pas contrebalancer ici une culpabilité seulement passée ; il y a une culpabilité très actuelle, avec laquelle on a déjà sombré dans l’irréalisme. Le même irréalisme qui a fait penser que la Russie s’effondrerait sous le coup des sanctions en l’espace de quelques semaines. Seule justifierait l’attitude occidentale la conviction que la Russie de Poutine n’était pas prête à s’arrêter, qu’il fallait attaquer, parce que de toute manière elle ne se serait pas arrêtée. Certains le pensent – ou prétendent le penser ; pas Védrine. Interrogé sur cela, il a expliqué n’avoir jamais pensé que la Russie menaçait d’autres pays, n’avoir jamais pensé que Poutine est Hitler, non plus, et que par contre il y avait une obsession qui expliquait l’attitude russe : l’obsession des vingt-cinq millions de russes et russophones restés en dehors des frontières de la Russie, ou de la confédération russe, après l’effondrement de l’Union soviétique (obsession qui, selon lui, bien placé pour le savoir, était celle d’Eltsine déjà, et de tous les dirigeants russes depuis). Le qualificatif d’ « obsession » laisse, habilement pourrait-on dire, chacun mettre l’accent où il veut, sur l’irrationalité ou sur la justification sentimentale ; mais on ne peut pas tout avoir : on ne peut pas juger l’obsession russe comme illégitime (ce que Védrine s’est gardé de faire expressément) et faire la chasse aux Russes restés en dehors de la Russie, comme au Donbass, ou les faire subir des discriminations, comme dans les pays baltes. On peut comprendre les rancunes, et les peurs, des pays baltes, de la Pologne aussi, même si elle n’a pas toujours eu le rôle de l’innocent dans ses rapports historiques avec la Russie, et on peut comprendre aussi la volonté d’une partie, à vrai dire, de l’Ukraine de s’arrimer à l’Occident. Mais on n’est pas au temps des épurations ethniques, et l’Europe s’est montré coupable en taisant les exactions contre les populations russes et russophones de l’est de l’Ukraine, et en faisant mine de ne pas savoir que, pour l’Ukraine, retrouver ses frontières d’avant l’invasion, signifierait en fait assujettir, en Crimée, et au Donbass  (2) certainement la grande majorité de la population, dans les deux autres régions occupées en ce moment, une bonne moitié (après le retour hypothétique des populations qui les ont quittées pour aller à l’ouest du pays ou en Europe ; le retour des quelques deux millions réfugiés en Russie étant, dans ce cas, tout simplement inenvisageable : Podolyak, le conseiller de Zelensky, a été très clair en disant que la guerre offrait l’occasion de se débarrasser des populations pro-russes.)

Tout compte fait, l’Europe a simplement perdu, après la chute de l’empire soviétique, une grande occasion, la seule peut-être qu’elle aura eue, de panser ses plaies ; elle l’a perdue en s’abandonnant à la politique américaine qui consistait à séparer la Russie du reste de l’Europe et qui a su exploiter, dans ce but, les rancunes, et les peurs, légitimes des pays précités. C’était probablement moins par calcul, du côté européen, et davantage par la force de l’inertie. Mais ce n’est pas moins coupable et quoi qu’il en soit c’est l’Europe qui paye les frais la première.  En ne l’acceptant pas, l’Europe ne donne pas au réalisme, tel que Védrine le prône, elle persiste dans la faute, sous les applaudissements d’une caste journalistique conformiste et irresponsable, qui cultive les instincts grégaires (parce quoi qu’on dise c’est un des trais saillants de notre époque auquel il faudra réfléchir), et qui n’arrive pas à se lever à la hauteur de son passé de liberté d’opinion de plus en plus lointain ;  et sous l’incurie d’une classe politique incapable de faire face aux grands intérêts qui s’emploient à faire perdurer la guerre, et auxquels il faudra revenir dans un autre contexte (et un autre texte).

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H.Védrine, tout en restant très diplomate en l’affaire, semble imputer le suivisme européen, au fait, d’un côté, que l’Europe a trop tôt cherché la couverture américaine pour maintenant y renoncer, faute de pouvoir en assumer le coût à la fois matériel et idéologique, mental et sentimental, pourrait-on dire, d’un tel revirement, et de l’autre côté à une sorte d’angélisme idéologique. On peut toujours se demander si cet angélisme n’est pas une façon de cultiver la bonne conscience qui justifie des décisions prises uniquement par intérêt, qui n’est pas l’intérêt des peuples mais sûrement celui de ceux qui sont inextricablement liés au système occidental d’hégémonie sur le monde. Garder l’idéal en vue tout en faisant quelques compromis avec la réalité (sans aller jusqu’à se compromettre) a toujours été la sagesse catholique ; jeter l’ombre du soupçon sur les intentions proclamées a été l’audace du protestantisme. Mais l’Europe suiviste qui perd ses racines n’a plus les ressources ni de l’un ni de l’autre. Ceux qui parlent aujourd’hui au nom de l’Europe, sont-ils encore les porteurs de sa civilisation ? on peut avoir des doutes trop sérieux, trop déconcertants…

  1. The New York Times, May 2, 1998 ; Foreign Affairs; Now a Word From X, by Thomas L. Friedman.
  2. Une journaliste de TF1 est restée au Donbass de mars à mai 2022 ; elle a clairement expliqué que les gens là-bas ne voulaient plus vivre avec les Ukrainiens, ce qui, après des années d’exactions subies, n’est certainement pas étonnant. Après l’interview où elle a dit cela, je n’ai pas l’impression qu’on l’ait réécouté parler. Plus récemment, journaliste de NBC s’est rendu en Crimée pour y constater que les gens ne voulaient pas que la Crimée passe aux Ukrainiens. Ce qui n’étonnera pas les spécialistes et ceux qui connaissent l’histoire de la Crimée. Quand Gérard Chaliand et Pascal Boniface se parlent entre eux, ils le savent ; comme Kissinger sait que la sauvegarde de l’intégrité territoriale de l’Ukraine est difficile parce qu’elle comporte des régions qui ne lui appartiennent pas historiquement. Mais le grand public ignore les complexités de la chose, et tout le monde préfère, en Occident, qu’il en soit ainsi.
  3. Voir, entre autres discussions et interviews : (341) John Mearsheimer: Tragedi Politik Adikuasa | Endgame #136 (Luminaries) – YouTube

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