La commune de Quito : crise et insurrection en Équateur

14 Octobre 2019

Depuis le début du mois d’octobre, un ample mouvement social secoue l’Équateur suite au retrait, par le gouvernement de l’actuel président Lenin Moreno, de subventions permettant de stabiliser le prix de l’essence, provoquant une forte inflation. Le mouvement s’est vite transformé en la plus grande révolte que le pays a connu ces dernières années. Des indiens venus de toutes les régions du pays ont investi la capitale, Quito, et ont occupé le Parlement. Le gouvernement a décrété l’État d’urgence et a quitté la capitale, se réfugiant à Guayaquil, sur la côte, où il siège actuellement. En réponse, la Confédération des Nationalités Indiennes de l’Équateur (CONAIE) a décrété à son tour l’État d’urgence sur les territoires indiens, annonçant que tout représentant de l’État qui y pénétrerait serait arrêté. Jusqu’à aujourd’hui, la répression du mouvement par l’armée et la police a déjà fait près de 554 blessés, 929 prisonniers et 5 morts.

Voici la traduction d’un entretien avec un camarade équatorien, impliqué dans le mouvement, réalisé par le collectif brésilien Facção Fictícia et publié sur leur site.

Depuis plus d’une semaine, un mouvement social sans précédent a lieu en Équateur suite aux politiques d’austérité du Gouvernement de Lenin Moreno qui ont provoqué une augmentation du prix de l’essence, et donc une inflation généralisée. Les gouvernements du Brésil, de l’Argentine, et d’autres institutions liées à l’U.E ont déclaré leur soutien au gouvernement équatorien et dénoncent la révolte populaire des travailleurs et des peuples indiens. Bien évidemment, ces gouvernements et institutions ont eux-aussi des mesures d’austérité dans leurs programmes et craignent qu’un tel type de mouvement s’étende au reste de l’Amérique du Sud et dans d’autres parties du globe. Comment vois-tu la résistance actuelle aux politiques d’austérité en Équateur ? Quel a été l’élément qui a crée l’étincelle parmi la population ? Dirais-tu qu’il existe un sentiment anti-capitaliste dans les rues actuellement ?

La résistance qui a lieu actuellement, qui dure depuis plus de huit jours, représente d’ores et déjà un événement historique. C’est la plus grande révolte de ces dernières années dans le pays et la plus grande grève depuis un moment, ayant comme protagonistes les indiens. Aucun des épisodes de révoltes de ces dernières années n’avait duré aussi longtemps…

L’austérité et la politique de réduction des subventions publiques affectent la vie quotidienne en Équateur. Cela dit, on peut observer une fracture de classe dans les évènements actuels dans la ville de Quito et dans le reste de l’Équateur. Une partie de la population ne comprend pas les raisons de la révolte et répète que, en réalité, le gouvernement n’a pas augmenté les prix de l’essence mais n’a fait que supprimer une subvention. Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que retirer cette subvention revient à augmenter le prix de l’essence et donc aussi le coût de la vie en affectant par exemple le prix des transports publics, qui augmentent eux aussi. Une augmentation de 10 centimes, pour un étudiant d’une université publique, représente beaucoup. Le prix des denrées a aussi augmenté. Les petits commerçants, les vendeurs ambulants, l’achat des aliments au quotidien, tout est affecté. Par exemple, le sac de pommes de terre qui était à 18 dollars il y a 10 jours, est passé tout à coup à 30 ou 35 dollars. Disons que cela a été l’effet immédiat des mesures de Moreno, puisque les subventions qu’il a retirées facilitaient l’accès aux denrées élémentaires du quotidien et à d’autres biens de consommation. Par ailleurs, la plus grande partie des aliments, tels que les légumes et légumes-feuilles cultivés dans les zones montagneuses ou les bananes cultivées dans les plantations sur la côte, sont acheminés aux villes par des camions qui roulent tous au diesel. La plupart des bus urbains aussi. C’est bien pour cela que l’augmentation du prix de l’essence provoque une inflation générale. Et il y a bien évidemment une question de classe, il se peut que les classes moyennes ne ressentent pas directement cette augmentation, mais la grande majorité de la population la ressent. Les indiens qui vendent des produits dans les villes voisines savent qu’ils vont avoir de plus grandes difficultés à vendre leurs produits. Au final, dans la chaîne productive, ce sont surtout les petits producteurs qui sont le plus affectés. L’augmentation du prix de l’essence et des prix en ville a un effet direct sur la petite production agricole dans les campagnes, affectant fortement la population indienne.

Quant au sentiment anti-capitaliste, la gauche a été très divisée ces 12 dernières années, à partir du moment où Rafael Correa est arrivé au pouvoir. Un gouvernement qui se disait de gauche et qui est arrivé au pouvoir en capitalisant les mouvements sociaux des années 1990 et 2000. Ainsi, plusieurs protagonistes de ces luttes sont entrés au gouvernement. Au cours de ces années, il y a beaucoup de gens qui croyaient en ce projet de gouvernement et qui se sont rendus peu à peu compte que c’était en fait un projet capitaliste. Cela a contribué à diviser la gauche. Ainsi, on ne peut pas dire que le mouvement actuel soit le résultat d’une progressive articulation de la gauche ces dernières années. Bien qu’il se soit passé plusieurs choses intéressantes dans le champ social ces dernières années, il n’y avait pas une organisation claire dans une perspective révolutionnaire ou communautaire disons. C’est comme si les mouvements sociaux étaient quelque peu endormis et tout à coup, face à la menace du paquetazo  [1], le peuple s’est uni et cela a permis que la lutte se radicalise rapidement, en de nombreux endroits. Il y a eu ces derniers jours des blocages un peu partout, dans les quartiers, autour des villes, dans des petits villages, ce qui a permis de maintenir la dynamique du mouvement dans laquelle nous sommes depuis maintenant plus de huit jours.

Le 8 octobre, des milliers d’indiens ont manifesté dans la capitale du pays, Quito, et ont occupé le Parlement. Comment a eu lieu cette mobilisation des populations indiennes dans la ville ce jour là et comment leur mouvement s’organise-t-il ?

En réalité, les indiens sont arrivés le 7 octobre, le lundi. Il y a eu ce jour-là une bataille rangée dans la ville de Quito, qui a duré près de 5 ou 6 heures entre surtout des étudiants, des gens proches des mouvements sociaux, des habitants de Quito qui cherchaient à occuper la police pour permettre l’entrée de nos camarades indiens dans la ville. Rappelons que nous sommes actuellement sous État d’urgence, les militaires occupent donc les rues et bloquaient à ce moment là les principales entrées de Quito, les entrées Nord et Sud, afin d’empêcher que les indiens venus d’autres régions puissent entrer. Mais ces dernier étaient bien organisés, et le savoir-faire militaire n’a pas été en mesure d’arrêter leur détermination. Et le fait que des affrontements aient lieu dans le centre-ville a permis d’ouvrir des brèches pour que les indiens puissent parvenir jusqu’au centre historique.

Dans le centre, au moment où nous sommes parvenus à obliger la police à reculer, nous avons vu arriver les camions remplis de gens, et les nombreuses motos qui accompagnaient la caravane des indiens. Ça été un moment très émouvant. Ils sont allés directement jusqu’au Parc El Arbolito, à côté de l’Université Salesiana, où est organisé le soutien logistique au mouvement. Le jour suivant a commencé par une concentration dans le Parc El Arbolito, et il a été décidé de prendre le Parlement le jour-même. En parvenant au Parlement, une première délégation est entrée, puis de plus en plus de gens l’ont suivie, tandis que des milliers d’autres, regroupés devant le bâtiment, tentaient d’y entrer. La police a alors commencé à lancer des bombes de lacrymogènes au milieu de la foule. Cela a créé un mouvement de panique, il se peut qu’il y ait eu des morts piétinés car beaucoup, n’arrivant pas à respirer, courraient dans tous les sens. La police continuait à nous asperger de lacrymogènes et à nous tirer dessus au flash-ball. La répression a été très violente. Le Parlement étant situé en haut d’une colline, comme une petite forteresse, les policiers qui la protégeaient étaient en position de supériorité et pouvaient nous viser facilement. Il y a eu ce jours là beaucoup de blessés, et quelques morts.

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L’idée d’aller jusqu’au Parlement était une des actions que le mouvement indien avait décidé d’exécuter au cours de ces journées passées à Quito. Jusqu’au mercredi 9, il y avait de nombreuses inquiétudes au sein du mouvement, car aucune stratégie claire n’avait été tracée, tandis que le Gouvernement ne reculait pas d’un millimètre et augmentait la répression. D’ailleurs, le fait que la police ait lancé des bombes lacrymogènes dans des lieux d’accueil et des zones considérées comme inviolables, telles que l’Université Salesiana et l’Université Catholique, a créé une forte indignation dans l’opinion. D’une certaine façon, cela a mis en difficulté le gouvernement puisque l’information a circulé, malgré le contrôle que les grands médias et le gouvernement tentent d’imposer sur les informations qui sont diffusées.

Le jour suivant, le jeudi 10 octobre, dans la matinée, 8 policiers ont été détenus par les manifestants et amenés devant la grande assemblée populaire et indienne qui avait lieu dans la Casa da Cultura où il y avait entre 10 000 et 15 000 personnes. Les journalistes des grands médias présents ont fini par retransmettre l’assemblée en direct, même s’ils ne l’ont pas fait de la meilleure manière, et cela a permis d’une certaine façon de briser le silence médiatique qui était imposé sur le mouvement.

Cela nous a permis, par exemple, de diffuser publiquement le fait qu’un camarade indien, Inocêncio Tucumbi, représentant de communautés de la région de Cotopaxi, a été assassiné par la police. Il s’est évanoui après avoir inhalé une grande quantité de gaz lacrymogènes, puis a été piétiné par un policier à cheval. Jusqu’alors, cela n’était pas apparu dans les grands médias. Tout à coup, les morts ont été montrés sur les grandes chaînes de télévision et a ainsi été rendu public le fait que le gouvernement tue et qu’il a instauré un très fort niveau de répression.

Ainsi, contrairement au jour précédent, on peut dire que la stratégie du mouvement ce jour là a été efficace. Nous étions mieux organisés. Une messe a été donnée en l’honneur des morts et un couloir humain de 1km et demi s’est mis en place pour que l’on puisse acheminer le cercueil de notre camarade de la Casa de Cultura jusqu’à l’hôpital. Tout le monde applaudissait, ça a aussi été un moment de grande émotion. Nous lui avons fait nos adieux et nous nous sommes promis que la lutte continuerait en sa mémoire. Ça a aussi été le moment de partager collectivement la douleur en pensant à ceux qui sont tombés au cours de la lutte, à ceux qui sont blessés, mais aussi de se reposer, de recomposer nos forces et de réfléchir à la stratégie à suivre dans les jours suivants.

L’exigence de la CONAIE (Confédération des Nationalités Indiennes de l’Équateur), à partir de ce moment, a été claire. Elle a affirmé que si le gouvernement continuait à augmenter la répression, la rue elle aussi radicaliserait son action en réponse.

En fin de journée, les policiers ont été libérés et relâchés devant le Parlement, au cours d’une grande manifestation. De par la proximité entre le Parlement et la Casa de Cultura, il y avait un espèce de rassemblement permanent devant le Parlement, et les alentours étaient occupés par les manifestants. Ce soir là, nous étions près de 30 000 devant le Parlement.

En relâchant les policiers, le mouvement indien a réitéré clairement que ces derniers avaient été détenus pour avoir pénétré dans une zone qui avait été déclarée inviolable. Et qu’ils étaient désormais relâchés sains et saufs. Se démarquant ainsi des pratiques de la police, car le jour où le Parlement a été occupé, près de 80 personnes ont été arrêtées. La plupart ont été relâchés avec des marques de coups et de violence.

Après que le gouvernement ait déclaré l’État d’urgence, les peuples indiens ont, en réponse, déclaré eux-aussi l’État d’urgence sur leurs territoires, en affirmant qu’ils arrêteraient les représentants de l’État qui y pénétreraient. Comment fonctionne en pratique l’autonomie et l’organisation territoriale de ces peuples ? Quels sont les peuples indiens concernés ?

Cet État d’urgence que la CONAIE a décrété dans les territoires indiens explique aussi l’épisode que je viens de te raconter. Car actuellement, la Casa da Cultura et ses alentours sont considérés comme territoire indien. D’après le mouvement, les policiers qui y sont entrés ont donc violé la souveraineté d’exception des peuples indiens, et c’est pour cette raison qu’ils ont été arrêtés. Cela a aussi eu lieu dans d’autres territoires indiens cette semaine, où des militaires qui y ont pénétré ont été arrêtés, des bus et des blindés de l’armée ont aussi été réquisitionnés pour les mêmes raisons. Les peuples indiens, depuis bien longtemps, se battent pour garantir leur autonomie sur leurs territoires où ils appliquent leur propre justice coutumière. Lorsqu’il y a un conflit dans les communautés, un vol où quelqu’un qui pose de graves problèmes, le cas est résolu par la justice locale indienne, sans passer par la justice de l’État équatorien.

À partir du moment où le gouvernement a décrété l’État d’urgence, les indiens ont décrété eux aussi l’État d’urgence sur leurs territoires en réponse, afin de se protéger de la répression mais aussi afin de faire pression sur les militaires et forces de police qui répriment les indiens, que ce soit dans la rue ou dans les campagnes, afin que ceux-ci sachent qu’ils courent désormais le risque d’être arrêtés, comme ça a été le cas. Comme je l’ai dit, dans plusieurs territoires, des policiers et militaires ont été arrêtés puis désarmés, avant de passer devant la justice indienne. Généralement, il s’agit d ’exposer collectivement à la personne arrêtée ce qui lui est reproché et, selon le délit commis, est décidée de façon communautaire la punition qui sera appliquée.

En ce qui concerne les peuples, disons que la CONAIE regroupe des membres de tous les peuples indiens, mais aussi des populations cholas (métisses) et noires de l’Équateur, ainsi que des indiens des communautés du littoral, des zones montagneuses du nord, du centre et du sud, des régions orientales, dans la partie amazonienne du pays. Tous s’organisent au sein de la Confédération des Nationalités Indiennes de l’Équateur, autour de plusieurs fédérations régionales.

Il existe des rumeurs, diffusées par les médias liés au gouvernement, selon lesquels la CONAIE serait en train de passer des accords avec le gouvernement, qui de son côté ressert le vieux discours visant à diviser les manifestants entre « bons » et « mauvais ». De son côté, la CONAIE a réaffirmé récemment qu’il n’y avait pas d’accord avec le gouvernement. Quelle est selon toi la tendance de la CONAIE à se poser en « négociateur » ? Ou penses-tu qu’elle serait plutôt disposée à radicaliser le mouvement ? Quelle est sa représentativité vis-à-vis des populations indiennes ?

Bien sûr, il y a eu des rumeurs et beaucoup de mensonges, disséminés par le gouvernement et par les médias qui bien évidemment tentent de diviser la lutte populaire qui a lieu actuellement dans les rues de Quito et dans tout l’Équateur. Il faut aussi rappeler qu’il est déjà arrivé historiquement que ces grandes organisations comme la CONAIE et la FUT (qui est le plus grand syndicat de travailleurs du pays) négocient avec le gouvernement, dans des moments de faiblesses, et ces négociations n’ont jamais abouti à rien. Et, comme il s’agit de grandes organisations, elles influent aussi à l’échelle de la politique institutionnelle et il arrive donc que les mouvements eux-mêmes les perçoivent comme des structures politiques ambigües. Ce qui est normal. Il faut aussi considérer la forte capacité organisationnelle qu’elles ont, spécialement la CONAIE, qui par le passé est parvenue à faire tomber plusieurs présidents. Ces derniers jours, nous avons aussi pu voir la force des fédérations de travailleurs des transports ou des chauffeurs de taxis qui ont bloqué des villes entières, et des étudiants qui sont descendus dans les rues. Cela dit, la vérité est que les chauffeurs des transports ont un rôle historique assez mesquin en Équateur, et ils ont décidé d’abandonner la grève dès qu’ils ont obtenu l’augmentation du prix des billets de transports, tandis que les autres, et particulièrement les étudiants, sont parvenus à maintenir une combativité dans la rue. Les indiens se sont joints immédiatement au mouvement. Et tant les indiens que les mouvements urbains sont parvenus à déplacer l’attention, qui était initialement tournée exclusivement vers les travailleurs du transport.

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Alors oui, il y a eu ces rumeurs, mais il se trouve que l’arrestation des policiers, ce jeudi, a attiré l’attention de tous, obligeant tous les journalistes à se rendre sur place. À cette occasion, les représentants de chaque groupe indiens et le président de la CONAIE, Jaime Vargas, ont pu affirmer publiquement qu’ils ne négocieront pas avec le gouvernement, que le sang des morts ne pouvait se négocier, et que la première condition à tout dialogue était le retrait du décret 883 (le « paquetazo »), la sortie du FMI du pays, et la renonciation de la Ministre de l’Intérieur, Maria Paual Romo, et du Ministre de la Défense, Oswaldo Jarrín, étant reconnus comme les coupables des morts de nos camarades tombés ces derniers jours.

Évidemment, la pression provenant des bases est forte. Au cours des jours précédents, il y avait peu de réunions, et elles concernaient surtout les « représentants » ou figures émanant de directions d’organisations politiques. Jeudi, cela a changé. Il y a eu cette grande assemblée populaire, qui a duré plusieurs heures. Tout a été décidé collectivement. Cette pression des bases a permis de forcer les représentants des grands mouvements à radicaliser leurs positions, et à ne pas se vendre, que ce soit par désespoir, par peur de la répression ou contre l’argent du gouvernement.

La CONAIE a une vaste représentativité. C’est une organisation très grande, avec une structure politique impressionnante, mais aussi une bonne organisation du point de vue de la communication et de la stratégie. Jeudi, on a pu voir comment ils ont réussi à renverser le gouvernement à son propre jeu et le mettre ainsi en difficulté.

Le gouvernement accuse Rafael Correa (ex-président du pays) d’être à l’origine des manifestations. Pourtant, il ne semble pas que les partisans de Correa aient un réel protagonisme dans le mouvement. Quel rôle joue Correa dans le moment actuel, que ce soit en soutien au mouvement ou en vue d’une éventuelle cooptation visant à une issue “pacifique” ou électorale du conflit ? 

Bien sûr, le gouvernement a accusé Correa, a accusé Maduro, a dit que Correa était allé au Venezuela afin de développer un plan pour déstabiliser le gouvernement. Maintenant, ils prétendent que les Latinquín (un « pandilla », gang équatorien) sont responsables des violences dans les rues, ils ont aussi accusé les FARC, bref, il ne savent plus quoi inventer d’autre… Évidemment, ils ont déjà l’habitude d’accuser Correa. Il y a deux ans qu’ils accusent Correa d’être coupable de tout : s’il manque de l’argent, c’est parce que Correa l’a volé ; s’il y a de la criminalité, c’est parce que Correa a créé des lois qui libèrent les criminels ; s’il y a trop d’ immigrés, c’est à cause de la Loi sur la mobilité, le gouvernement antérieur est toujours le coupable. C’est sûr que Correa est un corrompu, qu’il doit payer pour les crimes contre l’humanité qu’il a commis, pour la répression qui a eu lieu durant ses mandats, pour les cas de corruption dans lesquels il est impliqué, mais ce n’est pas une excuse pour lui faire porter le chapeau de toute la situation actuelle, qui est de la responsabilité du gouvernement qui est au pouvoir depuis plus de deux ans. Donc, oui, ces accusations sont répétées par toute la droite, qui soutient actuellement Lenin Moreno de façon unanime.

Cela dit, il faut dire que ces derniers mois et l’an dernier, dans les mobilisations et manifestations contre le gouvernement – qui étaient beaucoup plus petites, car maintenant c’est une vraie révolte – les partisans de Correa étaient toujours présents. Et cela gérait des problèmes, car certains mouvements sociaux ne voulaient pas marcher à leurs côtés. Cela nous a laissé penser qu’ils seraient de nouveau présents dans les mobilisations de ces derniers jours, car ils sont un groupe assez consistant. De fait, le premier jour ils étaient présents et ont été évincés. Le deuxième jour, ils étaient également là, mais en fin de cortège. Ils ont brûlé deux pneus près de la Banque Centrale, tandis que les étudiants, plus en avant, affrontaient la police afin de rentrer dans le centre historique. Depuis ce jour, les partisans de Correa ont pratiquement disparu, les gens ne leur ont pas donné d’espace. Aujourd’hui même, nous faisions un entretien avec quelques camarades organisés de façon indépendante et nous leur avons demandé : et Correa ? Et tous nous ont répondu très clairement : « Je ne suis pas correista  », « Je ne suis pas ici pour lui », « Nous n’avons aucun lien avec lui »… Et cela est évident dans la rue : les correistas ne sont pas présents dans les manifs, bien sûr il y en a quelques uns qui le sont individuellement, mais ils n’y sont pas en tant que groupe politique organisé.

Deux jours après le jour de l’assemblée, le Père Tuárez, qui était président du Conseil de Participation du Citoyen et a été démis de ses fonctions pour être un fanatique religieux, a commencé à dire que Dieu lui avait dit que Correa était le Sauveur et qu’il devait revenir, ou quelque chose comme ça. Il a essayé de s’infiltrer dans les manifestations et les gens l’ont viré. Donc, cette possibilité n’existe pas. Ni les partis politiques, ni les figures politiques traditionnelles ne sont parvenus à s’approprier ce qui se passe. Les seules « autorités politiques » , disons, qui ont une certaine légitimité pour le mouvement et qui s’impliquent dans les mobilisations sont le syndicat FUT et la CONAIE. En réalité, c’est le peuple entier qui est dans la rue, et cela effraie beaucoup la droite et la bourgeoisie, tout comme les banquiers et les « chefs » du pays, car justement la rue rejette tous les leaders politiques. Il se peut donc que le paquetazo finisse par être retiré, et que le calme revienne pour un moment, mais ça ne pourra pas durer très longtemps. Ou que Moreno renonce, mais que le paquetazo reste, enfin qu’ils essaient de faire ce qu’ils peuvent pour distraire le peuple et pour qu’il se calme. À moins qu’un réel gouvernement populaire puisse se construire, un gouvernement né de la rue, comme certaines rumeurs qui circulent l’imaginent déjà.

Alors imagine un peu ce que la droite et la bourgeoisie pensent de tout cela de leur côté, ils ne peuvent pas permettre que la rue gagne, parce que cela serait montrer aux gens quelque chose auquel plus personne ne croyait depuis 12 ou 13 ans : le fait que descendre dans les rues est important, que si on s’organise, si on résiste, si on persiste, on peut atteindre nos objectifs. Et cela entraînerait une réaction en chaîne qui ferait que les gens commenceraient à croire de nouveau en leur force, en leur capacité. Et ça ils le savent très bien, c’est pour cela qu’ils sont tous unis pour éviter que cela arrive.

Comment le bloc qui est au pouvoir réagit-il face aux manifestations ?. Existe-t-il des divisions possibles en son sein (entre partis, au sein de l’Armée…) ?

Le bloc au pouvoir reste uni. Les plus grands leaders politiques (Lenin Moreno, Guillermo Lasso, Jaime Nebot, Álvaro Noboa) sont unis. Correa, bien sûr, ne dit rien, car il espère pouvoir utiliser à son profit ce qui se passe en vue des prochaines élections. Il sait bien qu’il vaut mieux qu’il ne s’exprime pas trop, car le gouvernement affirme déjà que tout est sa faute. Stratégiquement, il évite de s’impliquer. Pour lui, il suffit que les personnes pensent que « tout était mieux avant, quand il était au pouvoir » car ainsi il aura plus de chances de remporter les prochaines élections. Le président Moreno, quant à lui, a quitté la capitale et est actuellement à Guayaquil, qui est le refuge des social-chrétiens, le parti de droite, que beaucoup craignaient de voir remporter les prochaines élections, ce qui semble désormais peu probable, car ils n’auront probablement plus les votes des régions montagneuses, et des villes comme Quito, Ambato, Riobamba ni des communautés indiennes. Ils sont donc tous unis, usant de tous les moyens pour criminaliser les manifestants.

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Pour ce qui est de l’Armée, nous avons désormais un Ministre de la Défense qui a été entraîné en Israël, par le Mossad, et aussi par l’École des Amériques, donc un militaire de formation, et un fasciste fanatique. Il y a quatre jours, le gouvernement a diffusé un communiqué télévisuel officiel d’une heure, pendant la moitié duquel ce malade a pris la parole, proférant des menaces, disant que les Forces Armées sauront se défendre, qu’il vaut mieux ne pas les provoquer, que les gens doivent rester calme sans quoi la répression sera féroce, comme si nous étions sous une Dictature. Cela a contribué fortement à indigner les gens. Certains parlent de désertions dans l’armée ou dans la police, mais nous ne savons pas réellement car nous n’avons pas de données précises à ce sujet. Ce qui est sûr, c’est qu’historiquement le rôle de l’Armée ici a toujours été de réprimer le peuple puis, à un certain moment, lorsque la colère populaire est trop évidente, de se poser en médiateur afin d’empêcher la formation d’un gouvernement populaire. Par exemple, en proposant la création d’un nouveau gouvernement, qui est bien souvent pire que le précédent. Il est donc possible qu’à un certain moment, l’Armée chercher à créer des ruptures au sein de l’organisation populaire et retire son soutien au Président.

Quelle est l’incidence du mouvement sur la vie quotidienne dans la ville de Quito ? Comment s’organisent au jour le jour les espaces occupés par les manifestants ? 

Le niveau de solidarité qui s’est mis en place ici dans la ville est impressionnant, à tel point que certains l’ont rebaptisé la Commune de Quito, car justement il ne s’agit pas que des indiens, ni que des étudiants, ni que de manifestations. Il y a des blocages qui sont réalisés dans plusieurs quartiers, il y a des quartiers qui sont organisés. Les quartiers du Centre Historique, comme le quartier San Juan par exemple, s’organisent par eux-mêmes. Quand la manifestation entre dans le quartier, ils te donnent de l’eau, à manger. Mercredi, lorsque la tension s’est déplacée vers les environs du quartier San Juan, dans la partie haute du Centre Historique, il y avait beaucoup d’habitants du quartier qui nous amenaient des pierres, des gens qui, depuis leurs fenêtres, donnaient aux manifestants des matériaux à brûler ou des choses pour se protéger des gaz lacrymogènes. Aux portes de leurs maisons, les gens nous distribuaient de l’eau.À l’intérieur des maisons, il y avait des gens qui recevaient et aidaient les blessés, offrant un espace pour que les médecins volontaires puissent les soigner, puisque les ambulances ne pouvaient pas atteindre les lieux. Il y a beaucoup de médecins volontaires, beaucoup d’entre eux sont des étudiants de médecine, d’infirmerie, qui offrent leur aide dans les rues, apportant une assistance d’urgence aux blessés pour éviter que les blessures empirent. Nous avons une assistance médicale formidable, très organisée.

Il y a des groupes chargés de gérer les lieux qui reçoivent et stockent les aliments. Je fais partie d’un de ces groupes sur Whatsapp car le lieu où je travaille fonctionne comme un point de collecte de denrées. Partout dans le centre, dans les Universités, il y a des lieux qui font office de cantines populaires et d’espace d’accueil pour les gens venus d’autres régions pour participer à la lutte. Ces lieux sont remplis de dons – matériaux ou denrées – qu’ils reçoivent, parfois ils ne savent que faire de tout ce qui leur est apporté. Il y a des cuisines communautaires, où des gens viennent offrir de leur temps pour préparer à manger. Hier, je discutais avec les gens d’une de ces cuisines, dans le Parc Arbolito. Il y avait là un monsieur qui avait été blessé lorsque la police a attaqué le Parc, car malgré l’attaque, la cuisine a été maintenue sur place, aidant les personnes. C’est les gens d’un quartier de Quito qui ont monté la cuisine, organisés au travers d’une Église Evangélique, le pasteur était là avec ses trois casseroles gigantesques. Ils m’ont dit qu’ils avaient nourri près de 700 personnes, seulement ce jour-là. J’ai rencontré aussi une dame, venue des quartiers pauvres du sud de Quito, avec laquelle j’ai discuté. Elle a un petit commerce, et elle est venue avec son fils dans leur camionnette. Ils ont passé l’après-midi à circuler dans le Parc afin de distribuer du pain et du café aux gens. Donc, réellement, la nourriture ne manque pas. Aujourd’hui, j’ai déjà mangé quatre fois, car de tous les côtés il y a des gens qui t’invitent à venir manger, et c’est difficile de refuser car c’est une forme de don.

Il y a des gens organisés pour éteindre les bombes de lacrymogènes, pour s’occuper des personnes atteintes par les gaz. Il y a tout type d’organisation, il y en d’autres qui prennent en charge les enfants. – (Toux forte et longue) Désolé, c’est l’effet des lacrymos – Il y a des gens qui organisent des jeux. Il y a des gens qui passent la journée à chanter, à jouer de la musique. C’est réellement très, très intéressant ce qui se passe ici. Pour cela, certains parlent de la Commune de Quito, certains disent que d’une certaine façon, nous avons déjà gagné de ce point de vue, au niveau de l’auto-organisation spontanée. Mais il y a eu de nombreuses assemblées pour pouvoir organiser ce qui a lieu actuellement… Et je crois que c’est là la plus grande victoire du mouvement, et j’espère que cela va continuer, cet esprit d’autogestion. C’est montrer que, ensemble, nous avons déjà pu résister pendant plus de huit jours, et paralyser le pays pendant tout ce temps, pour affirmer que nos droits doivent être respectés.

Comment le mouvement prétend s’organiser dans les jours qui viennent ?

Après la journée de paix et de deuil de jeudi, la CONAIE a annoncé trois jours de deuil. Mais cela ne veut pas dire que les jours qui viennent vont être des journées de manifestations pacifiques. Cependant, stratégiquement, ce n’est pas forcément une mauvaise chose. La journée de jeudi, par exemple, a été une journée « pacifique » mais dont le mouvement a pu profiter pour s’organiser. Le silence des médias a notamment été rompu ce jour-là. Et cela malgré le fait qu’ils aient coupé nos signaux de connexion internet et téléphone, empêchant la transmission des évènements par les médias indépendants. Si nous pensions au début que ce serait une lutte brève, nous avons tous compris que cela durera bien plus longtemps que nous le pensions. Nous sommes donc en train de nous préparer pour une lutte de longue haleine. C’est pour ça que nous devons bien nous organiser, stratégiquement, sans immédiatisme. Il est important pour nous d’atteindre l’opinion publique, de briser le silence des médias, de créer de nouvelles stratégies de combat, en plus des manifestations, des émeutes et de l’affrontement avec la police. Cela ne veut pas dire qu’une stratégie soit bonne et l’autre non, mais que nous devons user de tous les outils à notre disposition si nous voulons vaincre cette lutte.

C’est sûr que la lutte va continuer. Jeudi, autour du cercueil de notre camarade tué par la police, nous nous sommes promis qu’elle continuerait.

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